Assister à une conférence et à un échange entre syndicalistes du Sud et du Nord fait comprendre pourquoi et comment mondialiser les combats pour l’humain et la nature. L’expérience plus personnelle d’organiser et d’accompagner la visite d’activistes équatoriens permet de prendre conscience des conditions dans lesquelles agissent les sociétés civiles dans le Sud global.
Deux heures et demie, c’est le temps qu’il faut pour aller en voiture des locaux de l’ASTM à l’aéroport de Bruxelles. J’emmène Sandra P., l’une des deux syndicalistes équatoriens qui viennent de visiter le Luxembourg, à l’aéroport. Après la conférence de la veille à la Chambre des Salariés, ces deux heures et demie me permettent d’avoir un aperçu plus approfondi de sa réalité, à la fois effrayante et inspirante. Destination finale de son vol : Guayaquil, ville portuaire située sur la côte pacifique de l’Équateur. De là, un trajet de trois heures en taxi jusqu’à sa maison située dans un village, entouré de quelques-uns des 250 millions d’hectares de bananeraies actuellement cultivés en Équateur. Elle n’a prévenu ni sa famille, ni ses amis, ni ses collègues de travail de l’heure exacte de son arrivée. Pourquoi ? Elle craint une attaque en guise de représailles pour avoir lutté contre les horribles conditions de travail qui persistent dans l’industrie de la banane équatorienne.
Alors que nous nous ravitaillons dans une station-service, à mi-chemin de notre court voyage, elle me montre un tas de messages WhatsApp que ses collègues ont reçus pendant son absence. Il semblerait que son supérieur ait répandu la rumeur que l’entreprise l’aurait soudoyée avec 5 000 dollars pour qu’elle ne témoigne pas des conditions de travail et des violations des droits humains qu’elle et ses collègues subissent au quotidien. L’objectif immédiat de ces messages est, selon Sandra, de la dépeindre comme corrompue et de semer le doute sur le fait qu’elle se bat réellement pour de meilleures conditions de travail pour ses collègues lorsqu’elle est en Europe. L’objectif ultime est d’affaiblir le syndicat qu’elle a contribué à construire et qu’elle dirige aujourd’hui, de même que le syndicat sectoriel auquel son syndicat est affilié. Alors que je commence à saisir les conséquences dangereuses du courage et de la force de Sandra, nous arrivons à Bruxelles. 24 heures après avoir été déposée à l’aéroport, elle commencera son prochain roulement de travail posté de 12 heures à l’usine de transformation de la banane. Dans son pays, au cours de ces mêmes 24 heures, un million de caisses de bananes auront été préparées pour être expédiées dans le monde entier.
« N’est-il pas frappant que nos bananes coûtent moins cher que vos pommes luxembourgeoises », demande Jorge Acosta lors de la conférence « Unir les luttes : solidarité de la société civile le long des chaînes d’approvisionnement », coorganisée par l’ASTM et l’OGBL. « Pourquoi nos bananes, que je vois dans les supermarchés allemands, sont-elles certifiées par Rainforest Alliance, présentés comme des produits qui « améliorent les revenus et le bien-être des agriculteurs tout en protégeant la terre » », demande-t-il encore, « alors que nous constatons tous les jours que des pesticides dangereux sont épandus, que les travailleurs sont maltraités et les syndicalistes persécutés par les multinationales qui exportent ces bananes ? » Jorge , ancien pilote spécialisé dans l’aviation agricole, est fondateur et coordinateur général d’ASTAC, premier syndicat sectoriel des travailleurs de la banane en Équateur.
Avec des travailleuses et travailleurs alliés comme Sandra, ASTAC plaide pour le respect des droits humains, des droits environnementaux et de l’égalité des sexes auprès du gouvernement équatorien, des multinationales et des partenaires commerciaux de l’Équateur, tels que l’Union européenne et ses États membres. En plus de se battre pour sa propre existence – il a fallu 14 ans à ASTAC pour être officiellement reconnu et enregistré en tant que syndicat sectoriel -, ASTAC a mené un travail de plaidoyer politique remarquable au niveau international. Avec des ressources très limitées, ASTAC a déjà déployé un arsenal composé d’actions en justice et de plaintes ainsi que de démarches basées sur la loi (allemande) sur les chaînes d’approvisionnement. La stratégie à la base de ce travail, qui est aussi la principale raison de leur visite en Europe, est simple : si les entreprises s’organisent à l’échelle mondiale pour défendre leurs intérêts et permettre à leurs dirigeants et investisseurs de se remplir les poches au détriment de communautés entières et de l’environnement, les acteurs de la société civile doivent eux aussi mondialiser leur combat.
Dans le cas de l’ASTAC, il semble que la coopération et la solidarité avec les ONG se développent plus facilement qu’avec d’autres syndicats. Au cours de plusieurs de nos conversations, Jorge, syndicaliste dans l’âme, revient sur la tentative de coopérer avec le syndicat des travailleurs portuaires d’Anvers. Le travail de ces derniers intervient à un moment clé et symbolique de la chaîne mondiale d’approvisionnement en bananes : l’entrée sur le marché européen. Il leur a proposé de se mettre en grève pendant une journée en signe de solidarité avec leurs collègues du Sud global, en amont de la chaîne d’approvisionnement. Ils lui ont répondu qu’ils étudieraient cette possibilité.
Qu’est-ce qui manque pour que cette proposition soit acceptée ? Pour que le consommateur responsable mais passif, qui a été dupé pour croire aux labels superficiels de type ESG, s’implique dans l’action politique ? Pour que le désenchantement soit transformé en action concertée en faveur de la justice le long des chaînes d’approvisionnement ? Nous pourrions tous avoir besoin de deux heures et demie avec une personne aussi courageuse et forte que Sandra ou Jorge. Mais comme cela n’est pas toujours possible, le mieux qu’une ONG comme l’ASTM puisse offrir est une conférence, un lieu de discussion, une exposition, un atelier, etc.
Lors de cette visite, organisée en collaboration avec l’OGBL, nous avons réussi à réunir autour d’une table des délégués du personnel des principaux supermarchés luxembourgeois avec la délégation d’ASTAC. Des expériences ont été partagées, des liens ont été établis et des idées ont été lancées. Une analyse partagée par tous les participants devrait servir de déclencheur à plus d’actions collectives le long des chaînes d’approvisionnement. Ce qui se passe en Équateur, avec la pression exercée sur la société civile, et en particulier sur les syndicats, pourrait se produire – et se produit déjà sous différentes formes – dans les pays du Nord. Bien que ce ne soit pas aussi inquiétant qu’ailleurs, le Luxembourg n’est certainement pas une exception.

(source : ASTM)
Objectif : Unir les luttes
Du 12 au 16 octobre, l’ASTM a accueilli une délégation du syndicat équatorien ASTAC (Asociación Sindical de Trabajadores Agrícolas y Campesinos). Par l’intermédiaire de son organisation partenaire Acción Ecológica, l’ASTM avait pris connaissance de leur travail, et lorsque l’occasion s’est présentée, elle a invité une délégation au Luxembourg. Les activités principales organisées dans le cadre de cette visite étaient l’entrevue avec l’OGBL, la conférence « Unir les luttes : solidarité de la société civile le long des chaînes d’approvisionnement » et la projection du documentaire « Les maux de notre alimentation ».