Zones sacrifiées en Amérique latine. Première partie

Nous entendons par zones sacrifiées les endroits où la pollution et la dégradation de l’environnement sont graves, où les gains économiques ont été privilégiés au détriment des personnes, ce qui entraîne des abus ou des violations des droits humains. Pour notre recherche, nous proposons que la zone sacrifiée soit affectée par plus d’une cause de pollution/dégradation environnementale.

Les zones rendues inhabitables, ou dans lesquelles les communautés vivent dans des conditions très précaires, parce que des bénéfices économiques, techniques ou militaires en ont été extraits, sont considérées comme des zones sacrifiées.

Quelques considérations sur les zones sacrifiées

Les douze cas de zones sacrifiées étudiés dans le livre :

– Accumulation de facteurs de sacrifice

  1. Huasco – Chili
  2. La péninsule du Yucatán – Mexique

– Intentionnalité expresse : déclaration d’intérêt national

  1. Province d’Entre Rios – Argentine
  2. Yasuní – Équateur

– Intentionnalité par omission :

  1. Bassin supérieur de la rivière Suchez – Bolivie

– Construction du désastre :

  1. Bassin de la rivière Coca – Équateur

– Accumulation de vulnérabilités :

  1. Bassin du lac Poopo – Bolivie
  2. Nord d’Esmeraldas – Équateur

– Accumulation historique des dommages :

  1. Paraguaná – Venezuela
  2. Bassin inférieur du fleuve Guayas – Équateur
  3. Bassin du fleuve La Paz – Bolivie
  4. Plaine côtière du fleuve Doce – Brésil

Dans la création des zones sacrifiées, il doit y avoir une intentionnalité de l’État, qui exerce des formes particulières de violence spatiale destructrice, et se justifie par les profits générés.

Dans ces zones sacrifiées, les États exigent que des secteurs de la population, considérés comme inférieurs, fassent une offrande afin d’atteindre un bien supérieur, un bien universel, aux connotations morales, presque héroïques.

L’historien Hugo Reinert (2018)3 aborde la question des zones sacrifiées à travers l’analyse d’un conflit entre les éleveurs de rennes sami et un projet minier soutenu par le gouvernement sur la rive d’un fjord dans l’Arctique norvégien. Bien entendu, l’État mise sur le projet minier, sacrifiant ainsi toute la tradition sami d’élevage de rennes. Les exemples de ce type abondent en Amérique latine : des zones où des intérêts économiques ou politiques stratégiques sont en conflit avec d’autres considérés comme moins précieux, tels que les communautés indigènes ou paysannes locales… ou la nature.

Un exemple en Équateur est le parc national de Yasuní, où vivent des communautés en situation d’isolement volontaire ou de contact récent, auxquelles les gouvernements en place demandent de se sacrifier pour extraire le pétrole brut présent dans le sous-sol, tout en connaissant les impacts routiniers et accidentels qui accompagnent cette activité ; ou en Argentine, où la fumigation pour la production agro-industrielle est considérée comme une « activité essentielle ».

Ainsi, sacrifier les pâturages des rennes en Norvège est justifié parce que cela « génère des emplois » en retour, sacrifier les forêts les plus riches en biodiversité du monde est justifié parce que l’Équateur doit vivre des revenus du pétrole. De cette façon, la violence sacrificielle est rendue invisible et justifiée (Reinert, 2018).

Le sacrifice compris de cette manière implique nécessairement la destruction, dans de nombreux cas irréversible, du site. La destruction fait implicitement partie du mécanisme de production de richesse ou de valeur.

Dans de nombreux cas, le sacrifice est futile, car le retour n’est pas garanti, et il faut donc faire un acte de foi (car le projet qui exige le sacrifice peut fonctionner ou pas), mais il y a toujours un calcul : combien de biodiversité peut-on sacrifier en échange d’un barrage ou d’une exploitation pétrolière. Ce qui entre en jeu, c’est que certaines communautés, certains quartiers, certains écosystèmes et même certains pays4 sont considérés comme sacrifiables.

Bien qu’un accident ne puisse pas être considéré comme un sacrifice, car il n’y a pas d’intentionnalité, l’omission de normes ou de protocoles, ou la simple réalisation de travaux qui n’auraient jamais dû être effectués en raison de leurs risques, en font des zones sacrifiées. Pensez à l’« accident » de Tchernobyl, qui a été déclenché par des défauts de fabrication et d’exploitation, associés à des décisions politiques.

En Équateur, nous avons le cas de la régression de la rivière Coca, un processus apparemment naturel. Les deux oléoducs qui acheminent le pétrole brut destiné à l’exportation convergent dans cette zone, traversant une zone sismique avec la présence d’un volcan actif. Malgré les risques accumulés, la plus grande infrastructure de production d’électricité du pays, le projet Coca Codo Sinclaire, a été construite ici. La rivière a été détournée dans une zone très fragile, provoquant un déséquilibre hydrogéologique. Le 7 avril 2020, les deux oléoducs se sont rompus en raison de l’érosion du lit de la rivière Coca. Bien que l’on parle d’un accident, les différentes décisions erronées des gouvernements en place ont fait de cette zone une zone sacrifiée5.

Concentration de travaux potentiellement destructeurs

L’accumulation de projets, de travaux ou d’activités polluants est la forme la plus classique des zones sacrifiées. Dans la zone de Huasco – Chili, où convergent une exploitation minière, une usine de pelletisation du minerai de fer, un port et une centrale thermoélectrique, l’indice de pollution est de 80 %, raison pour laquelle elle a été déclarée zone « saturée ». Bien que les habitants de la ville et de ses environs aient entrepris diverses actions administratives et juridiques afin de suspendre au moins une partie des activités polluantes qui les affectent, les entreprises qui produisent la pollution continuent de mener leurs activités, dépassant même les normes établies. Dans ce cas, l’État est responsable d’avoir créé cette zone sacrifiée, d’avoir permis cette concentration d’activités et de ne pas avoir imposé le respect des normes environnementales.

Un cas similaire peut être observé dans la péninsule du Yucatán au Mexique, et dans le nord d’Esmeraldas, où les activités industrielles, l’extraction minière, l’expansion d’une multiplicité de formes d’agro-industrie se conjuguent, à ce qu’il faut ajouter la présence de l’armée.

La malédiction de l’abondance

Pour reprendre les termes d’Acosta6, nous pouvons dire que les zones particulièrement riches en termes de qualité du sol, d’abondance de minéraux ou d’hydrocarbures, sont sacrifiées afin de générer des profits. Il appelle cela la malédiction de l’abondance. C’est le cas de la pampa húmeda argentine et du bassin inférieur du fleuve Guayas, des zones de très haute fertilité, dédiées à l’agro-industrie et aux agro-exportations, avec le ferme soutien de l’État. C’est également le cas des zones minières en Bolivie, dont les impacts vont au-delà de la zone d’exploitation, puisque leurs déchets contaminent des masses d’eau telles que les bassins des rivières La Paz et Suchez et le lac Poopó (deuxième lac le plus important du pays).

Ces zones sont sacrifiées pour l’agro-industrie et les agro-exportations, au détriment de la production alimentaire locale et de l’équilibre des écosystèmes,

Justice environnementale

Lorsque les activités économiques ne sont pas nécessairement liées à la richesse d’un lieu, les zones sacrifiées sont choisies dans des endroits considérés comme moins précieux, d’un point de vue social ou environnemental. Par exemple, le complexe de la raffinerie de Paraguaná au Venezuela était situé dans des zones côtières habitées par des populations de pêcheurs pauvres qui ont été déplacées et la zone transformée en zone sacrifiée.

Dans le cas du nord d’Esmeraldas, une zone affectée par l’exploitation minière et les plantations de monoculture de palmiers. La zone sacrifiée est également touchée par le racisme environnemental dans les territoires ancestraux, afro-équatoriens et indigènes. Il y a une accumulation de vulnérabilités.

Trois significations et portées du sacrifice

1) Comme une négociation entre acteurs, traversée par des rapports de force, dans laquelle l’un gagne au détriment de l’autre. Un scénario « soit ceci/soit cela » est établi qui calibre les projections de croissance économique, de création d’emplois, d’augmentation de la richesse contre la conservation des écosystèmes, des économies locales ou du bien-être de la communauté.

2) Comme la transformation destructrice de la nature « en richesse sans friction évidente » par la naturalisation de la violence. Des dommages irréparables sont produits par des transformations douces avec les récits dominants de la richesse et du développement. Il part d’une ligne d’argumentation qui vise à rendre le sacrifice invisible et à discréditer les critiques.

3) C’est l’imposition d’un faux intérêt national, forçant la capitulation pour quelque chose de plus élevé, de plus précieux et de bon pour la société. Ne pas se rendre, c’est faire preuve d’égoïsme, car cela revient à renoncer aux avantages pour la société dans son ensemble, ou à l’aspiration universelle à la citoyenneté.

On parle d’aspirations universelles comme si nous avions tous la même échelle de valeurs et d’aspirations. On demande à des segments de la société de sacrifier leurs terres ou leurs modes de vie pour que d’autres puissent avoir une vie meilleure, sous l’argument des aspirations universelles.

Tout cela fait du sacrifice une question de contrôle moral. La violence sacrificielle est omniprésente, cosmologique, elle est sur chaque route, dans chaque mine, dans chaque puits de pétrole. C’est pourquoi, selon Reinert, tous les arguments, actions et règlements qui justifient la violence sacrificielle doivent être remis en question, il faut y résister et les confrontés. Leurs échelles de valeurs doivent être démantelées, leur logique démystifiée et révélée.

 

Introduction au livre  » Las Zonas de sacrificio en América Latina: Vulneración de derechos humanos y de la naturaleza, 2021″. 1 Edition générale par Elizabeth Bravo avec la participation de plusieurs organisations 2 et avec le soutien de l’ASTM.

lire en espagnol


Notes de bas de page :

  1. À l’invitation des rapporteurs spéciaux des Nations unies sur les droits humains et l’environnement (David Boyd) et sur les substances toxiques et les droits humains (Marcos A Orellana), certains réseaux et organisations d’Amérique du Sud se sont organisés pour présenter une série de cas sur les zones sacrifiées dans la région. Les organisations sud-américaines sont : Acción Ecológica (Equateur), Oficina de Derechos de la Naturaleza (Equateur), Centro de Documentación e Información Bolivia (CEDIB), GRAIN (International), Observatorio de Ecología Política de Venezuela (Venezuela), Instituto de Salud Socioambiental de la Facultad de Cs. Médicas de la Universidad Nacional de Rosario (Argentine), Oilwatch, OCMAL (Observatorio de Conflictos Mineros de América Latina), RALLT (Red por una América Latina Libre de Transgénicos), RECOMA (Red Latinoamericana contra los monocultivos de árboles).
  2. Oilwatch, OCMAL, RECOMA, RALLT, Oficina de Derechos de la Naturaleza, CEDIB (Bolivie), Instituto de Salud Socioambiental (Argentine), Observatorio de Ecología Política (Venezuela), GRAIN et Acción Ecológica (Equateur).
  3. Reinert H. (2018). Notes from a Projected Sacrifice Zone. ACME 17(2) : 597 – 617.
  4. Pensons par exemple au trafic de déchets toxiques des pays du Nord vers certains pays d’Afrique. Voir par exemple http://mundonegro.es/racismo-medioambiental-africa-basurero-de-occidente/
  5. Pour plus de détails, voir : https://es.mongabay.com/2020/05/ecuador-rotura-oleoducto-ocp-petroleo/
  6. Acosta A (2009). La malédiction de l’abondance : un risque pour la démocratie. La Tendencia. Revista de Análisis Político. Quito : FES-ILDIS, Vol. 9 : 103-115.

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