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Raymond Klein -
L’intensification de la coopération entre le Luxembourg et le Rwanda a été critiquée quant au respect des droits humains. D’autres aspects de cette coopération, notamment concernant le centre financier de Kigali, interpellent également dans le contexte des crises que traverse le continent africain.
En octobre 2021, le ministre de la Coopération luxembourgeois a participé à la Semaine africaine de la microfinance (SAM) à Kigali. Franz Fayot a qualifié l’événement d’« exemple concret d’une coopération de nouvelle génération, tirant profit de l’expertise du secteur de la finance inclusive luxembourgeois et international ». Le pays hôte de l’époque est souvent présenté comme un pays modèle, depuis sa politique de « zéro plastique » dès 2004 jusqu’à ses politiques sociales, en passant par le développement d’infrastructures favorisant l’organisation d’événements comme la SAM. Que le Luxembourg intensifie sa coopération au développement avec le Rwanda, notamment en développant la finance durable et la fintech dans le cadre du Kigali International Financial Centre (KIFC), peut donc apparaître comme une initiative méritoire. Pourtant, des voix critiques se font entendre aussi bien en Europe qu’en Afrique. En examinant cette collaboration de plus près, il faut se remémorer que le terme de « finance » recouvre des activités certes liées, mais fort disparates.
Vive la microfinance !
Lors du débat sur la politique de Coopération à la Chambre le 16 novembre dernier, les députées Stéphanie Empain (Déi Gréng) et Nathalie Oberweis (Déi Lénk) ont mis en question l’implication d’entreprises privées dans la politique de coopération, notamment dans le cadre des projets rwandais. Le ministre de la Coopération a répondu en contrastant une approche datant « de l’âge des missionnaires », à savoir l’assistanat des populations pauvres, avec la nouvelle approche, qui passe par des partenariats, y compris dans le domaine de la finance où « nous pouvons apporter notre savoir-faire ». Fayot, qui est aussi ministre de l’Économie, a évoqué le manque de débouchés professionnels pour la jeunesse africaine, nécessitant des investissements afin de pouvoir développer des entreprises et de conduire à un « empowerment économique » des populations.
Dans ce contexte, ce sont souvent des projets issus de la microfinance qui sont mis en vitrine. Un exemple typique est l’histoire de « Jacqueline » (d’après l’ONG étasunienne World Vision), qui a débuté avec un prêt collectif de 100 dollars, a ensuite acheté sa propre machine à coudre et a fini par employer 15 personnes dans sa petite entreprise de confection. Incontestablement, développer les économies des pays du Sud global par la création d’entreprises locales est préférable au modèle de l’extractivisme minier ou agricole qui paralyse de nombreux pays. De surcroît, la politique de Coopération que Fayot appelle de ses vœux ne se contente pas d’investissements pour fonder des entreprises, mais les activités de celles-ci sont également supposées être durables et bénéfiques pour l’environnement, la société et les droits humains. Là encore, le Luxembourg fait valoir son savoir-faire dans le domaine de la « finance durable », dont le KIFC pourrait bénéficier. Un argument à double tranchant, quand on sait que les critiques de la place luxembourgeoise ont mis en évidence son savoir-faire en matière de greenwashing.
Relevons aussi qu’à côté de l’assistanat et de l’empowerment économique évoqués et opposés par Fayot, il y a aussi l’empowerment sociétal : mettre en place des entités publiques capables de mener des politiques d’éducation, de protection sociale, mais également de soutien à l’économie. Ces fonctions sont assez bien remplies dans les pays du Nord global, résultat de deux siècles de luttes sociales, mais sont souvent défaillantes ailleurs, aussi par manque de moyens. La mise en place de telles infrastructures s’effectue souvent en partenariat avec des ONG de développement. Par contre, la contribution luxembourgeoise au développement du KIFC passera par LuxDev, l’agence publique pour la politique de Coopération, réorientée depuis quelque temps vers l’implication des entreprises luxembourgeoises. Notons que l’idée que les difficultés des pays du Sud devraient être résolues en premier lieu par le développement des entreprises relève de l’idéologie néolibérale, avec laquelle Fayot garde habituellement ses distances.
Dilemmes macroéconomiques
Les petites entreprises et la microfinance sont souvent au centre des présentations de la coopération économique Nord-Sud, mais l’économie et la finance ne se limitent pas à cela. En premier lieu, ces entreprises doivent s’insérer dans un contexte économique et financier plus large, au plus tard quand elles grandissent et emploient plus de quelques dizaines de personnes. Elles dépendent alors d’autres acteurs pour leur approvisionnement comme pour leurs ventes. Un développement économique réussi suppose qu’on dépasse des modèles fragiles comme le cas extrême d’un artisanat « local » qui, à partir de déchets venus du Nord, confectionne des objets décoratifs, écoulés ensuite dans les boutiques Tiers-Monde. Idéalement, une grande partie des chaînes de valeur serait formée d’entreprises collaborant au niveau local, national ou régional.
Côté finance, passer par les marchés de capitaux mondiaux pour investir dans des projets durables, comme le fait la « finance à impact », expose le financement aux aléas de ces marchés. Idéalement, les investissements dans le Sud global s’appuieraient de plus en plus sur la richesse créée par la production locale. Développer le tissu économique africain à travers des entreprises locales appartenant à des groupes financiers du Nord enfoncerait encore plus le continent dans le modèle néocolonial qu’on affirme vouloir dépasser.
Par rapport au risque de colonialisme, l’établissement de centres financiers dans des métropoles africaines peut apparaître comme un premier pas vers un développement plus autonome, alors qu’actuellement le financement de l’activité économique en Afrique passe surtout par des paradis fiscaux globaux (parmi lesquels Maurice et Casablanca, situés en Afrique). Est-ce donc une bonne idée que de soutenir un nouveau centre, comme le fait le Luxembourg avec le KIFC ? Pour y répondre, il ne suffit pas de s’assurer que les projets dans lesquels on investit répondent à des critères de durabilité, il faut également scruter la manière de collecter le capital : attire-t-on des flux financiers régionaux ou mondialisés ? Et plus particulièrement, les partenariats asymétriques entre entreprises luxembourgeoises et africaines ne risquent-ils pas d’aboutir à des rapports inégaux, profitant surtout aux investisseurs du Nord ?
D’après The Economist, Kigali est en concurrence avec Nairobi et Accra, qui aspirent également à devenir des « hubs financiers », en suivant la parole de « l’évangile de la libre circulation des capitaux et des allègements fiscaux » prêché par les consultants internationaux. Ni le Kenya, ni le Ghana, ni le Rwanda n’ont d’ailleurs signé l’accord sur un taux d’imposition minimal de 15 % sur le revenu des sociétés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OECD). Au KIFC, ce taux peut baisser jusqu’à 3 %, d’autres flux financiers étant complètement exempts de taxation. Cela confirme les appréhensions concernant le type de « savoir-faire » que le Luxembourg est supposé apporter, sachant que l’ingénierie fiscale prospère dans un environnement opaque retranché derrière une transparence de façade. En fin de compte, plutôt que de favoriser le développement de l’économie africaine, ces centres financiers risquent de favoriser la course à la baisse des taux d’imposition, l’évasion fiscale, voire le blanchiment.
Dans une interview avec The Sun Nigeria, Chenai Mukumba, la directrice du Tax Justice Network Africa, évoque justement les taux très bas du KIFC qui mettraient aussi la pression sur d’autres pays. Ce n’est pas simplement une question de principe, cela amène à s’interroger sur « combien d’enfants auraient pu aller à l’école si on avait plus de moyens ? » ou, par rapport aux ravages de la covid, « combien d’infirmières et d’infirmiers supplémentaires auraient pu être employés ? ». Afin d’empêcher les multinationales pratiquant l’« optimisation fiscale » d’appauvrir les pays africains à travers les flux financiers illicites, Mukumba recommande de renforcer les administrations fiscales et la coordination entre les pays. En d’autres mots, une véritable politique de coopération Nord-Sud devrait aboutir à renforcer les capacités des États africains, plutôt que de les miner par la création de « hubs de dumping fiscal » comme le KIFC.
À qui la planète ?
Si l’approche macroéconomique brise le mythe du centre financier au service des petites entreprises durables, l’approche en termes de finance et de vision planétaire contribue encore au scepticisme par rapport au KIFC. Car la contrepartie des revenus fiscaux insuffisants des pays africains est leur endettement. En relation avec la dette contractée envers la Chine, on parle souvent de « piège », le créancier s’appropriant des ressources ou des infrastructures en cas de cessation des paiements. Mais la pratique occidentale d’imposer aux pays surendettés une politique de privatisation, encadrée par des « experts internationaux », conduit souvent au même résultat : la dépossession des populations du Sud au profit d’acheteurs venus du Nord. Par rapport à ce type de défi financier pour l’Afrique, le soutien de la place luxembourgeoise pour faire de Kigali un « hub » ressemble à un loup introduisant un louveteau dans la bergerie.
Un autre enjeu mondial, celui des droits humains, a fait l’objet d’un communiqué du Cercle des ONG de développement à la suite de la visite officielle de Xavier Bettel et Franz Fayot au Rwanda en juin 2022. Alors que le premier ministre avait évoqué le « développement des excellentes relations entre nos pays », les ONG s’inquiétaient de la perspective d’un approfondissement « de la coopération avec ce pays peu soucieux des droits humains et activement impliqué dans l’instabilité politique en Afrique centrale et de l’Est ». En effet, à la suite du génocide de 1994, le nouveau gouvernement rwandais s’implique dans l’est du Congo, en faisant valoir la menace d’un retour des milices génocidaires – mais est soupçonné tirer parti de l’instabilité pour piller les ressources minières congolaises. Quant aux droits humains, des organisations comme Human Rights Watch affirment que le régime de Paul Kagame, en place depuis 29 ans, n’est pas un État de droit. Le Cercle rappelle qu’« aucun progrès promis en matière d’égalité des genres ou de développement durable (par des instruments tels que la finance verte ou la microfinance) ne peut justifier la complicité du Luxembourg dans le maintien d’un régime autoritaire et répressif reposant sur des méthodes telles que la torture, les exécutions extrajudiciaires et même l’enlèvement à l’étranger d’opposant ⸱e ⸱s politiques ». Notons que quand ces critiques ont été reprises par les partis d’opposition Déi Lénk, Piratepartei et en partie l’ADR à la Chambre, le gouvernement a « oublié » d’y répondre.
On peut regretter que le communiqué du Cercle n’aborde pas les autres aspects potentiellement néfastes de la coopération avec le Rwanda, depuis la focalisation sur les entreprises jusqu’au risque d’évasion fiscale à travers le KIFC. Mais en critiquant les violations des droits humains, il est dans son rôle, d’autant plus que la stratégie de coopération érige ces droits en « priorité transversale ». Cela dit, et bien que l’Occident s’affiche comme gardien des « valeurs universelles », les relations avec un pays comme le Rwanda sont apparemment gouvernées par des intérêts qui dépassent l’intérêt qu’un ministre peut porter ou non aux droits humains.
Ainsi, pour devenir partenaire privilégié du KIFC, la place luxembourgeoise est en concurrence avec Londres, épaulée par le fameux Tony Blair Institute for Global Change. Ensuite, le « partage de l’Afrique » entre puissances anglo- et francophones, hérité du 19e siècle, se poursuit encore aujourd’hui. Le Luxembourg se situe alors plutôt du côté belge et français, tandis que Paul Kagame a longtemps « joué la carte anglo-saxonne » (ayant combattu avant 1994 un gouvernement soutenu par les francophones). Enfin, les puissances occidentales ont des ennemis communs avec la Russie et la Chine, de plus en plus présentes en Afrique. Attirer le « pion » du Rwanda dans le camp occidental peut alors sembler utile pour « verrouiller » l’Afrique orientale sur le plan économique et géopolitique. Alors qu’une nouvelle ère de guerre froide se dessine, dans leurs relations avec des leaders douteux comme Paul Kagame, les gouvernements du camp des « valeurs universelles » sont en train de revenir au fameux dicton américain : « Je me fiche que ce soit un salaud, pourvu que ce soit notre salaud. »
**Raymond Klein est journaliste au woxx, spécialisé sur les sujets environnementaux et économiques. Il travaille surtout sur des sujets luxembourgeois et suit avec attention les évolutions politiques internationales.