Interview avec Hélène Bortreau, chargée de plaidoyer Agriculture et Sécurité Alimentaire chez Oxfam France:
Nous sommes actuellement confrontés à des catastrophes environnementales sans précédent qui aggravent la faim. Oxfam et d’autres ONG avertissaient déjà des dangers dans certains pays même avant la Covid-19. Selon Oxfam, quelles étaient les tendances concernant la faim auxquelles nous étions confrontés il y a une année ? Quelles sont les tendances maintenant? Comment évaluez-vous l’impact de la pandémie et ses conséquences sur les problèmes de la faim dans le monde ?
Les tendances sont très inquiétantes. Depuis la crise du prix alimentaire de 2007/08, nous avons observé une augmentation très forte de personnes sans sécurité alimentaire. Aujourd’hui, nous nous retrouvons à des niveaux que nous avons vus il y a dix ans. C’est la 4ème année consécutive où le nombre de personnes en situation de sous-alimentation augmente.
Les tendances préexistantes à la crise étaient dues aux impacts des conflits, du changement climatique et des inégalités surtout dans le système agricole et alimentaire qui appauvrissent les petit.e.s producteur.trice.s et les travailleur.euse.s dans les chaînes d’approvisionnement.
Depuis des années, nous œuvrons pour atteindre l’objectif de développement durable #2 : mettre fin à la faim dans le monde jusqu’à 2030. Mais en réalité on s’éloigne de ce but. Il y a 2 milliards de personnes dans le monde qui sont dans une situation d’insécurité alimentaire et Covid-19 s’est superposé à cette crise déjà existante. En 2019, 149 millions de personnes souffraient de la faim. En 2020, à cause de la Covid-19 on estime que la faim touchera 121 millions de personnes supplémentaires.
En outre, nous observons l’émergence de nouvelles zones de faim comme par exemple en Inde, en Afrique du Sud et au Brésil. Leur niveau d’insécurité alimentaire augmente très vite.
Même dans les pays les plus riches, l’insécurité alimentaire gagne du terrain. Une enquête au Royaume-Uni montrait que 7,7 millions de personnes ont déclaré avoir réduit leurs portions alimentaires ou avoir manqué des repas. On peut dire que la Covid-19 est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Depuis mars, les grands médias ont présenté la pandémie comme la plus grande menace à laquelle nous sommes confrontés. Les politiciens parlent de pays en guerre contre le virus. Est-ce que Oxfam partage ce point de vue des médias et des politiciens ? De plus, si la Covid-19 n’est pas la plus grande menace actuelle, quelle est, selon vous, la plus grande urgence à laquelle nous sommes confrontés en ce moment ? Est-ce la faim ?
Pour nous chez Oxfam, la pandémie est une menace à prendre au sérieux, notamment quand elle touche les personnes les plus vulnérables. Dans les pays pauvres, les services publics et les services de santé sont déjà très fragiles, donc les populations font face à des menaces multiples concernant leur santé et leur existence.
On peut dire que la crise causée par la pandémie s’ajoute à des crises préexistantes et celle-ci est liée à la faim. D’une part, le virus a des effets secondaires causés par le confinement, qui fait que beaucoup plus de personnes se retrouvent sans ressources et donc dans une situation d’insécurité alimentaire. D’autre part, le virus lui-même a aussi des conséquences directes sur les populations des Etats avec des systèmes de santé défaillants. Les populations ont peu d’accès aux systèmes de santé, moins de soins et donc plus de problèmes de santé et moins de capacité à maintenir leurs activités par exemple dans la production de la nourriture.
Dans notre rapport qui est sorti en juillet, nous avons estimé que 12000 personnes par jour vont mourir de la faim, du fait des impacts socio-économiques de la pandémie. En fin de compte, il pourrait y avoir plus de personnes qui meurent de la faim que du virus.
La majorité des gouvernements des pays dits développés ont appliqué des mesures de confinement pendant des mois. Les mêmes mesures ont été copiées par les gouvernements des pays en développement. Dans quelle mesure est-il réaliste d’appliquer un confinement durant des mois dans des pays où la majorité de la population est dépendante d’une rémunération journalière pour se nourrir ? Y a-t-il des politiques alternatives pour assurer les familles de ne pas avoir à choisir entre la faim et la covid-19 ?
Les mesures nécessaires ont été copiées-collées par les différents gouvernements, mais les conséquences de ces mesures se distinguent entre pays riches et pays pauvres.
On estime que 60 millions de personnes pourraient plonger dans la pauvreté du fait de la pandémie et des effets directs des mesures de confinement.
On fait face à un chômage de masse, notamment pour les personnes qui travaillent dans l’économie informelle et qui représentent environ 60% de la population mondiale se retrouvant sans protection sociale ou mesures contre le chômage. Ces gens, qui n’ont plus la possibilité de poursuivre leurs activités d’emploi, se retrouvent sans revenu et dans une situation de précarité totale.
Les mesures contre la Covid-19 ont fortement affecté le secteur agricole, surtout les petit.e.s agriculteur.trice.s et producteurs.trice.s. Certains n’ont pas eu la possibilité de vendre leurs produits, parce que les marchés étaient fermés. De plus, dans les pays pauvres, avec un système de récolte communautaire, les paysans étaient forcés de laisser pourrir leurs produits dans les champs à cause des mesures de restriction contre le virus. Ceci a des effets directs sur leur revenu à très long terme. Afin de garantir un peu de revenu, les paysans ont dû vendre des ressources agricoles. Par exemple, des producteurs de lait ont dû vendre leurs vaches qui représentaient leur principale source de revenu ou des horticulteurs ont dû vendre leurs semences qui devaient être plantées lors de la prochaine saison.
Les pays les plus riches ont introduit des mesures comme des aides pour relancer l’économie et pour soutenir les travailleurs. Les pays les plus pauvres ne bénéficient pas de ce type d’aides.
Nos recommandations pour les gouvernements sont de mettre en place des filets de protection sociale, de soutenir les petits producteurs et éleveurs afin d’éviter des ruptures lors des saisons à venir, faciliter leur retour au travail et leur accès au marché et les rendre plus résilients.
Malgré les initiatives et objectifs des Nations Unies et d’autres organisations mondiales pour lutter contre la faim, quels sont les obstacles qui les empêchent d’atteindre ce but ? Dans cette constellation, quel est le rôle et la responsabilité des gouvernements des pays riches, des pays pauvres et des consommateurs ?
Cette question est liée à la question précédente parce que mettre en place des filets de protection sociale coûte beaucoup d’argent. Une mesure qui doit être prise par les gouvernements des pays riches est d’annuler la dette des pays pauvres. On estime que si la communauté internationale annulait ces dettes, cela générerait une somme de mille milliards qui permettrait à tous les pays pauvres de mettre en place des mesures pour soutenir leur économie et donc leur population.
Cela n’est pas seulement une question d’argent mais aussi de ciblage, c’est-à-dire définir dans quel secteur investir cet argent. Il est important de l’allouer aux secteurs les plus sensibles, comme le secteur agricole, qui a été délaissé les dernières années. Dans ce secteur ce sont les plus petit.e.s agriculteurs.trice.s qui en bénéficient le moins, compte tenu qu’ils sont en compétition avec des acteurs beaucoup plus grands. Cela crée une grande inégalité dans le système alimentaire dans lequel les grands producteurs bénéficient le plus du soutien du gouvernement et en même temps dictent les termes d’échange et les prix globaux avec le but de réduire leurs coûts et de maximiser les profits.
Oxfam plaide pour une transition radicale des systèmes agricoles et alimentaires plus justes avec une approche basée sur le respect des droits humains.
Ce but pourrait être atteint avec le soutien du Comité de sécurité alimentaire mondiale (CSA). C’est une plateforme inclusive qui réunit les gouvernements, la société civile, le secteur privé et la recherche afin de coordonner la gouvernance des systèmes alimentaires. Les gouvernements devraient investir davantage dans cette plateforme.
En ce qui concerne le rôle et la responsabilité des consommateurs, il faut questionner le système alimentaire et son impact sur les droits humains et les conditions climatiques. Ils peuvent aussi questionner l’impact de leur propre consommation sur la crise climatique et enfin, s’informer et interpeller les décideurs politiques.
En 2021, le secrétaire générale des Nations Unies, António Guterres, convoquera le Sommet des Systèmes Alimentaires. Dans quelles circonstances le sommet va-t-il se dérouler? Quel devrait être le résultat de ce sommet, selon Oxfam ?
Oxfam est encore en discussion pour savoir comment se positionner sur ce sommet. Le sommet a été bien reçu de la part de la société civile parce qu’il remet la question de l’alimentation au cœur de l’agenda politique alors qu’elle a été complètement abandonnée pendant des années. C’est très important pour Oxfam de repolitiser la question de l’alimentation et de la nourriture.
Il y a pourtant beaucoup d’inquiétudes sur le processus d’organisation de ce sommet qui ont été partagées par la société civile. On exprime un regret de ne pas voir clairement le rôle du CSA dans ce sommet. Comme mentionné avant, c’est la plateforme la plus inclusive sur l’alimentation et la nutrition. En plus, dans le CSA on est en train de discuter sur des principes directeurs politiques concernant le système alimentaire.
Si ce sommet a pour but de traiter la question de la faim, il faut qu’il facilite la participation des groupes qui sont en général exclus des décisions et marginalisés dans les systèmes agricoles et alimentaires comme par exemple les plus petits producteur.trice.s, les femmes de manière générale, les populations autochtones. Nous nous trouvons actuellement dans une situation où les plus gros producteurs contribuent à un système vraiment défaillant, qui bénéficie à une petite minorité, qui contribue aux inégalités et à la pauvreté et qui échoue grandement la sécurité alimentaire de la population. De plus, la nourriture produit par ce système n’est pas de qualité.
On a besoin d’un espace institutionnel qui soit inclusif et qui mette au cœur les discussions des producteurs et des institutions de recherche.
Ces idées font partie des recommandations de beaucoup d’ONG, de mouvements paysans et d’institutions de recherche pour le Sommet sur l’alimentation 2021.
On dit que l’un des effets positifs de la pandémie COVID-19 est que beaucoup plus de personnes commencent à remettre en question le système alimentaire dominant, la manière dont les aliments sont produits et les chaînes d’approvisionnement mondiales. Pensez-vous que cela pourrait donner une impulsion aux mouvements alimentaires locaux alternatifs qui se sont développés ces dernières années ?
Nous sommes d’accord qu’il existe des alternatives et que la crise a mis en lumière le rôle que les agriculteurs jouent pour nourrir les populations. Il y a maintenant cette polarisation entre la grande distribution et la diversification d’alternatives.
Oxfam observe que notre système alimentaire ne fonctionne plus depuis plusieurs années et la Covid-19 a dévoilé ces défaillances. Il faut mettre en cause notre production et consommation et notre gouvernance du système alimentaire et agricole.
On parle beaucoup de souveraineté alimentaire. Ceci est important, mais ce n’est pas le seul critère à respecter. Il nous faut une approche basée sur les droits humains.
Oxfam supporte l’approche de l’agroécologie, comme un modèle alternatif qui permet un système plus juste et qui rend les petits agriculteurs plus résilients par rapport aux changements climatiques et aux marchés. Toutefois, on a besoin d’un financement et de soutien pour promouvoir cette transition ainsi que des mesures politiques qui soient cohérentes dans tous les domaines.
Le rapport d’Oxfam « Le virus de la faim» peut être consulté sur: https://www.oxfam.org/fr/publications/le-virus-de-la-faim-comment-le-coronavirus-seme-la-faim-dans-un-monde-affame