Antoniya Argirova –

“A la pompe: le prix du sans plomb s’envole”, “le yo-yo continue à la pompe”, “l’essence à la pompe: un nouveau record atteint”, la chronique de l’évolution du prix du pétrole est devenue quasi-quotidienne dans les médias luxembourgeois. Si les articles se focalisent sur l’évolution des prix au centime près, il est rare de trouver des informations qui essayent d’aller au-delà des expressions superficielles d’un problème profond.

Peu après le début de la guerre en Ukraine, la chaîne de télévision Arte a diffusé le documentaire “Profits et pertes: Les spéculateurs de la crise et du chaos”1 qui enquête sur le rôle joué par la spéculation sur les matières premières dans les différentes crises que nous vivons actuellement. Il fournit également une explication glaçante de cette volatilité des prix des produits de base qu’on observe actuellement et nous plonge dans une réalité peu connue, celle des rouages du secteur financier.

C’est un secteur qui est omniprésent dans le contexte national étant le plus grand secteur économique du pays mais qui paraît au premier abord abstrait et déconnecté de notre vie quotidienne si on n’y est pas employé. Or, l’utilisation de données et d’algorithmes pour parier sur les produits de première nécessité a un impact bien réel sur nos vies et celles de personnes à l’autre bout du monde car l’économie est de plus en plus centrée autour des marchés financiers.

Le mythe du prix déterminé par l’offre réelle et la demande des consommateurs

Les articles dans les médias “mainstream” luxembourgeois répandent pour la plupart l’idée que les prix du blé ou du pétrole augmentent en raison de  la diminution de l’offre de ces produits suite à la guerre en Ukraine. Mais cette fluctuation quotidienne des prix est aussi l’expression d’un autre phénomène, celui d’une bataille des prix sur les marchés financiers, qui fait que les cours des matières premières peuvent changer considérablement d’un jour à l’autre.

Les traders, les fonds spéculatifs et les banques peuvent spéculer sans limite sur les prix des produits de base afin de s’assurer le meilleur profit possible mais en même temps, ils font grimper les prix de ces produits en les rendant inaccessibles pour certaines populations. Par exemple, une grande partie des habitants de l’Afrique subsaharienne dépense plus de 50% de ses revenus pour la nourriture. A la moindre fluctuation des prix, des personnes risquent de ne plus arriver à se nourrir.

S’il y a une incertitude au niveau de l’offre de certains produits, cela attise l’appétit des spéculateurs pour ces produits car l’hypothèse c’est que les prix vont augmenter. Il y a donc une augmentation de la demande venant des spéculateurs, qui fait grimper les prix, et elle ne fait qu’amplifier les difficultés d’accès à ces produits pour les consommateurs.

Un autre problème fondamental c’est que les prix reposent de plus en plus sur les hypothèses et les convictions des spéculateurs et pas sur des faits. Quand l’incertitude plane, c’est le moment de faire des profits même si l’hypothèse ne se confirme pas.

Le réalisateur du documentaire “Profits et pertes” donne l’exemple de la tentative de l’Etat islamique de s’emparer du territoire de l’Irak. Les spéculateurs ont fait grimper les prix à un niveau impossible en misant sur le fait que lorsque l’Etat islamique envahirait l’Irak, l’industrie pétrolière sera touchée. “L’Etat islamique ne parvient pas à interrompre la production de pétrole en Irak mais le simple fait de savoir qu’il se passe quelque chose là bas suffit de faire grimper les prix.”, explique le réalisateur.

Les baisses spectaculaires du prix du pétrole en 2008, 2014 et 2020 (voir graphique) montrent que l’augmentation n’avait pas de lien avec la disponibilité réelle de ce produit mais résulte de la spéculation. Or, l’explosion de la bulle pétrolière ne reste pas sans conséquences. La volatilité des prix de ce produit affecte les économies et les politiques des pays producteurs et des pays exportateurs de ressources naturelles. Les conséquences pour les populations de ces pays, comme par exemple le Venezuela, sont bien réelles.

Evolution du cours du pétrole, Source: https://prixdubaril.com/

Le trader, lors qu’il introduit une série de chiffres dans un algorithme qui va l’aider à décider quand est le bon moment de vendre ou d’acheter, est déconnecté du monde réel sans prendre en compte les conséquences de ces activités. Par ailleurs, le documentaire explique que les spéculations sont de plus en plus réalisées non par des êtres humains mais par des algorithmes qui “cherchent des schémas dans le monde réel et exécutent des transactions sur les matières premières.”

C’est l’incertitude qui fait l’aubaine des spéculateurs et la crise climatique représente « une opportunité » en or pour eux. La sécheresse, les inondations, les catastrophes naturelles sont tous des phénomènes qui leur permettraient en théorie de faire grimper les prix de produits dont nous ne pouvons pas nous passer et exacerber ainsi les problèmes de faim et de pauvreté dans le monde.

L’annonce récente de l’Inde d’arrêter les exportations de blé en raison de la canicule exceptionnelle qui règne sur le pays a eu un effet immédiat sur les mâchés financiers…en faisant grimper à nouveau le prix.

The elephant in the room: quel rôle pour le secteur financier luxembourgeois dans la spéculation des matières premières?

Etant le plus grand secteur financier en Europe hébergeant des centaines de fonds, il est difficile de ne pas s’interroger sur le rôle du secteur financier luxembourgeois dans la spéculation sur les matières premières. Étonnement (ou pas), il y a peu de débat public et politique sur cela. Le fournisseur de données Euronext Fundus 3602 révèle qu’il existe plusieurs fonds domiciliés au Luxembourg qui investissent dans les matières premières, pour des milliards d’euros, proposés par des banques ou des assureurs de la « place » à leurs clients privés.

Mais qu’entend-on par spéculateurs ? Concernant la spéculation alimentaire par exemple, il faut faire la différence entre « les hedgers » (à ne pas confondre avec hedge funds) et « les spéculateurs », selon le réseau Financité3. Le critère de base pour distinguer l’un de l’autre est le degré de proximité avec les marchés physiques des matières premières. Les hedgers utilisent le marché des matières premières pour conclure des contrats à terme qui leur permettent de se protéger contre la fluctuation des prix qui sont influencés par une multitude de facteurs tels que les phénomènes météorologiques, les maladies. Par exemple, un producteur de soja qui vise à garantir un prix stable pour vendre sa récolte, ou un fabricant de pain cherchant à obtenir des prix stables auxquels acheter du blé. À l’origine, les marchés à terme des matières premières ont été développés à l’attention de ces acteurs, avec pour objectif de réduire leurs incertitudes quant au prix qu’ils vont payer ou recevoir pour les matières premières agricoles produites.

« Les mauvais spéculateurs » sont ceux qui sont déconnectés du marché des matières agricoles, qui n’ont aucune utilité pour le marché réel mais dont la participation contribue encore plus à la volatilité des prix et fait grimper ces derniers.

Il s’agit notamment de fonds indiciels qui peuvent spéculer sur les prix des contrats à termes des matières premières sur les marchés financiers sans s’impliquer dans la négoce de ces matières. La stratégie proposée à l’investisseur et de parier sur une hausse des prix des matières/produits qui composent l’indice.

Une autre stratégie jugée néfaste est celle du Trading Haute Fréquence (THF) qui consiste « à transmettre automatiquement et à très grande vitesse (des millièmes de seconde) des ordres sur les marchés financiers, sans intervention humaine, à l’aide de programmes informatiques complexes, appelés « algorithmes » basés sur les tendances de prix passés. Le THF ne détient de positions que pour des durées très courtes, alors que les hedgers cherchent des partenaires commerciaux à long terme pour réduire leur risque de prix. Ce mécanisme n’apporte dès lors que peu d’utilité au marché réel. Les activités de THF peuvent par contre provoquer de grandes fluctuations de prix d’un jour à l’autre et affecter ainsi d’une manière négative les producteurs et les autres acteurs du marché réel.

La base de données Euronext 360 montre qu’il existe bel et bien des acteurs domiciliés au Luxembourg qui proposent des fonds indiciels pariant sur les contrats à termes des matières premières. Par exemple, le fond luxembourgeois Lyxor Commodities Refinitiv/Core Commodity de la banque Société générale suit l’évolution de l’indice de 19 matières premières dont les contrats à terme sont côtés sur les bourses de New York, Chicago et Londres. Parmi les matières premières, on retrouve le pétrole et le gaz naturel mais aussi le blé, le cacao, le sucre… même le jus d’orange. L’encours du fond s’élève à plus de 2 milliards d’euros selon la base de données.5

Quant au fond luxembourgeois Credit Suisse (Lux) Commodity Index Plus6, il vise à  surperformer le Bloomberg Commodity Index, un indice boursier qui contient un très large éventail de matières premières7. Lumyna – Bofa MLCX Commodity Alpha UCITS8, un fond de l’assureur Generali, cherche à reproduire l’indice de référence basé sur des sous-indices composés des principaux secteurs des matières premières : énergie, métaux de base, céréales et oléagineux.

Malgré l’existence de nombreux mécanismes de placements financiers dans les matières premières via des fonds indiciels depuis le Luxembourg, le sujet semble peu discuté dans les milieux politiques.

En 2012, le député Henri Kox avait posé une question parlementaire9 afin de demander plus d’informations sur les fonds domiciliés au Luxembourg qui investissent dans les matières premières agricoles. A l’époque le Ministère des Finances avait répondu que ces investissements ne représentent que 0,04% du patrimoine global des fonds d’investissement domiciles au Luxembourg, soit 900 millions d’euros. L’ONGD SOS Faim avait réagi à l’époque en indiquant que ce montant représentait, malgré le faible pourcentage, trois fois celui de l’aide publique au développement et avait démontré ainsi un manque de cohérence au niveau des politiques pour le développement.

A la question du député si une meilleure règlementation s’impose, le Ministère avait répondu « la règlementation des fonds d’investissement est déjà très bien développée ».10

A présent, « l’investissement » sur les marchés des matières premières est même promue et rendue accessible au citoyen ordinaire. Dans les guides développés par les banques à l’attention des investisseurs privés, elles présentent d’une manière décomplexée la possibilité d’investir dans des matières premières.

Selon une enquête réalisée par la banque centrale du Luxembourg, les actifs financiers détenus par les manages au Luxembourg, c’est à dire, toute forme de placement financier, représente 33,9 milliards d’euros fin 2020, soit 30,8% du patrimoine total et leur part ne cesse d’augmenter. De plus en plus de citoyens risquent donc de se retrouver “investir” dans des matières premières dans le cadre de leur épargne retraite ou assurance vie.

Est-il possible de réglementer la spéculation sur les matières premières?

Accueillie initialement d’une manière positive par la société civile, la directive européenne MIFID ii (directive concernant les marchés d’instruments financiers), adoptée en 2014 et entrée en vigueur en 2018, était censée réduire la spéculation excessive sur les denrées alimentaires. Elle a instauré des limites de positions que tout acteur financier peut détenir dans un instrument dérivé sur les matières premières afin d’éviter une concentration trop élevée de spéculateurs sur le marché.

Or, lors de la phase mise en oeuvre de cette directive, la dynamique avait profondément changé. Les standards techniques élaborés par ESMA (l’Autorité européenne des marchés financiers) ont été dénoncés par Oxfam pour avoir introduit de nombreuses failles et des exceptions qui contrecarraient les objectifs initiaux de la directive.11

Une mesure plus forte que les limites de positions serait, selon Financité, d’interdire sur les marchés dérivés de matières premières toute transaction n’impliquant que des opérateurs financiers. Toute spéculation déconnectée des marchés physiques serait ainsi interdite, notamment l’usage par les banques de produits indiciels.

Une autre possibilité serait d’introduire une obligation de détenir des positions pendant un minimum de temps afin de ralentir les activités des investisseurs financiers, en particulier ceux qui pratiquent des transactions à haute fréquence.

Des voix isolées se lèvent ces derniers mois pour appeler à l’interdiction de la spéculation avec les matières premières mais il est peu probable qu’elles soient entendues. Oxfam avait qualifié la législation d’application de la directive MIFID ii comme « une lettre au père Noël du secteur financier ». Alors que les fonds actifs dans le domaine des matières premières sont actuellement très performants, il est difficile de s’imaginer comment les partisans d’une législation plus stricte pourraient gagner le bras de fer avec le lobby du secteur financier…


Footnotes:

  1. https://www.youtube.com/watch?v=hj_eYTfRcpk
  2. https://funds360.euronext.com 
  3. Financité, Spéculation alimentaire: quels sont les bons et les mauvais acteurs sur les marchés dérivés?, septembre 2013
  4. https://funds360.euronext.com/opcvm/fiche/lyxor-commodities-thomson-reuters-corecommodity-crb-tr-ucits-etf-cap
  5.  Chiffre disponible au 16/05/2022
  6. https://funds360.euronext.com/opcvm/fiche/cs-fund-lux-commodity-index-plus-usd-s/identite
  7. https://www.bloomberg.com/professional/product/indices/bloomberg-commodity-index-family/
  8. https://funds360.euronext.com/opcvm/fiche/merrill-lynch-mlcx-commodity-alpha-fund-b5-eur-capitalisation/identite
  9. https://chd.lu/wps/portal/public/Accueil/TravailALaChambre/Recherche/RechercheArchives/!ut/p/z1/nZC7DoJAEEW_hS_YYXiXvDK7QEDABdzGUBESRQvj92uIhTQrcbqbnHMzuUyxgallfM7T-Jhvy3h555Nyz-hzHpbpEakqUghl4ucZHEziDutXIMGka4SN4McBgqC6yGPTAWotpvb4sLkQogYjC4Aq_Mf_btrnawClr–ZWhHdAluAvNoGzNLMk21pUeB-AN0Gv764X6WUA8xiMowX6GTAgg!!/dz/d5/L0lDU0lKSWdrbUEhIS9JRFJBQUlpQ2dBek15cXchLzRKQ2lqb01MdEJqZFJQWVZERUEhL1o3XzI4SEhBTkVUMkdPTEUwQVVEOEtKMFAxOFU3LzA!/?PC_Z7_28HHANET2GOLE0AUD8KJ0P18U7019404_action=document&PC_Z7_28HHANET2GOLE0AUD8KJ0P18U7019404_secondList=&PC_Z7_28HHANET2GOLE0AUD8KJ0P18U7019404_selectedDocNum=3#Z7_28HHANET2GOLE0AUD8KJ0P18U7
  10. https://chd.lu/wps/portal/public/Accueil/TravailALaChambre/Recherche/RechercheArchives/!ut/p/z1/nZC7DoJAEEW_hS_YYXiXvDK7QEDABdzGUBESRQvj92uIhTQrcbqbnHMzuUyxgallfM7T-Jhvy3h555Nyz-hzHpbpEakqUghl4ucZHEziDutXIMGka4SN4McBgqC6yGPTAWotpvb4sLkQogYjC4Aq_Mf_btrnawClr–ZWhHdAluAvNoGzNLMk21pUeB-AN0Gv764X6WUA8xiMowX6GTAgg!!/dz/d5/L0lDU0lKSWdrbUEhIS9JRFJBQUlpQ2dBek15cXchLzRKQ2lqb01MdEJqZFJQWVZERUEhL1o3XzI4SEhBTkVUMkdPTEUwQVVEOEtKMFAxOFU3LzA!/?PC_Z7_28HHANET2GOLE0AUD8KJ0P18U7019404_action=document&PC_Z7_28HHANET2GOLE0AUD8KJ0P18U7019404_secondList=&PC_Z7_28HHANET2GOLE0AUD8KJ0P18U7019404_selectedDocNum=2#Z7_28HHANET2GOLE0AUD8KJ0P18U7
  11. https://www.euractiv.fr/section/aide-au-developpement/news/la-directive-mifid-ii-peine-a-lutter-contre-la-speculation-alimentaire/