Michaël Lucas –
Digital4Development[1] : voici un mot d’ordre qui sonne comme une évidence. Le numérique a envahi nos espaces sociaux et la sphère économique, alors, pourquoi ne pas le mobiliser pour soutenir le « développement » ? Mais avant d’examiner ce que le numérique peut apporter au « développement », il nous semble légitime de nous interroger sur ce que le numérique a d’ores et déjà fait au « développement ». En quelque sorte, l’exercice d’un droit d’inventaire. Nous esquisserons ici les grandes lignes de ce que l’évolution numérique a engendré comme modifications dans l’ordre économique mondial ainsi que dans les réalités sociales, écologiques et culturelles. Nous poursuivrons notre examen en tentant d’apporter des éléments de réponses à trois questions simples mais structurantes : Peut-on questionner l’utilité sociale du numérique ? Le numérique est-il pensable sans la Big Tech ? La Big Tech peut-elle produire du bon ? Cette deuxième partie de notre contribution est publiée sur le site www.brennpunkt.lu.
Monopoles et concentrations économiques.
Fin 2022, 4 géants de la Big Tech occupaient le top 5 des plus grandes valorisations boursières mondiales : Apple, Microsoft, Alphabet (Google) et Amazon. Des GAFAM, seul manquait Facebook (META), relégué de la 7ème place en 2021 à la 26ème. Le secteur des nouvelles technologies occupait la principale place dans le top 100, avec 31% du marché. Si l’on porte son attention sur le leader mondial Apple, on note que 50% de ses revenus sont issus de la vente des iPhones[2]. Le parc mondial des smartphones compte 5,5 milliards d’unités ; les ventes annuelles sont estimées à 1,5 milliard d’unités[3].
L’industrie du numérique a gagné, en l’espace de peu d’années, une place centrale dans l’économie mondiale. Le numérique a colonisé tous les secteurs, du commerce à la finance, de l’agro-industrie à la construction automobile. La crise mondiale causée par la pandémie du Covid a profité aux grands groupes des technologies de l’information (TIC) qui ont investi et recruté en masse, portés par la croyance que l’économie mondiale s’apprêtait à connaître un grand tournant sociétal et culturel dont le digital serait le fer de lance. La chute constante des cours de leurs valeurs boursières durant les derniers mois de l’année 2022 les a amenés à déchanter, contraints de procéder à de lourds licenciements et d’abandonner de nombreux projets jugés irréalistes.
Quoiqu’il en soit, un élément central dans l’évolution économique récente est celui de l’émergence d’une marchandise inattendue : les données personnelles (data). Les informations qu’elles comportent ont acquis une valeur marchande nouvelle dès l’instant où, grâce au numérique, elles ont toutes pu s’interconnecter et donc s’intégrer dans un seul calcul gigantesque[4]. Le big data est la matière première des algorithmes et de l’intelligence artificielle (IA).
La collecte des données est devenue une fin en soi et, pour être efficace, elle doit être massive. L’IA s’améliore avec la croissance de données qu’elle peut traiter. Plus je dispose de données, plus mes services algorithmiques seront efficaces, plus les utilisateurs opteront pour mon offre, et plus je récolterai des données. C’est l’effet de réseau. Souvent, the winner takes all. Le secteur a évolué d’un modèle reposant sur une structure ouverte et horizontale, celle du World Wide Web, vers un écosystème fermé et hiérarchisé, celui de la plateforme[5], dans lequel une entreprise contrôle le marché sur lequel elle intervient. Le secteur du numérique et l’économie mondiale en général ont connu d’importantes concentrations et la formation d’oligopoles, voire de monopoles[6].
Des puissances financières en quête de nouveaux marchés.
Fortes de leurs positions dominantes et protégées par les droits de la propriété intellectuelle, les Big Tech profitent d’une rente qui leur permet d’engendrer d’énormes profits. Les bénéfices d’Apple pour l’année 2022 s’élevaient à 99,803 milliards de dollars, sur un chiffre d’affaires de 394,3 milliards de dollars. A titre de comparaison, le PIB de l’Afrique du Sud est de 419 milliards de dollars, celui du Kenya de 110,3 milliards (2021). Bien que l’innovation numérique soit largement soutenue par des programmes étatiques[7] (ce que les self-made men, tous plus ou moins libertariens, de la Silicon Valley ont du mal à reconnaître), la richesse créée profite proportionnellement peu aux finances publiques, l’optimisation fiscale étant mise en œuvre avec beaucoup d’efficacité par le secteur[8]. Globalement, ce sont les classes aisées de la population mondiale qui, au travers de leurs placements financiers, bénéficient de la manne financière (elle-même gonflée par le trading haute fréquence). Parmi les plus grandes fortunes privées au monde (accumulant chacune autour de 100 milliards de dollars) figurent bon nombre de fondateurs et dirigeants d’entreprises technologiques (Elon Musk, Jeff Bezos, Larry Ellison, Steve Ballmer, Larry Page, …)[9]. Ces richesses personnelles confèrent à leurs détenteurs des pouvoirs exorbitants en dehors de leur sphère managériale. La Fondation Bill et Melinda Gates, qui dispose d’un budget annuel d’environ 6 milliards de dollars, « pèse » plus que l’OMS oula FAO[10]. Au sein de leurs propres entreprises, ces mêmes dirigeants exercent un pouvoir autocratique qui ne souffre aucun contre-pouvoir[11].
La collecte des données personnelles étant devenue un enjeu majeur, l’extension et l’amélioration de la connectivité le sont aussi. Il s’agit non seulement d’étendre et de densifier le marché pour accroître la vente de produits et de services liés aux TIC, mais aussi d’amplifier le dispositif de collecte des données. Cette extension passe par la téléphonie mobile, les objets connectés (véhicules, engins agricoles, etc.) et l’établissement et le renforcement des « bandes passantes » (câbles sous-marins, antennes 5G, déploiements satellitaires, etc.). La marge de progression est la plus forte dans les pays du Sud global, en particulier en Afrique, où 40% de la population a accès à Internet (contre plus de 80% en Europe). A souligner, dans ce rapide survol, qu’un tiers de la population mondiale n’est pas connecté à Internet. Le Sud global apparaît comme un large réservoir de ressources et de débouchés ainsi qu’un vaste terrain d’expérimentations[12].
Impacts écologiques, sociaux et anthropologiques.
L’économie des nouvelles technologies n’est pas dématérialisée. Elle repose sur un ensemble d’infrastructures matérielles: appareils électroniques dits « terminaux » (smartphones, ordinateurs, tablettes, télévisions, etc), réseaux de télécommunication (câbles, antennes relais, satellites, routeurs, bornes, etc.) et installations de stockage (data center). La production, l’utilisation et l’élimination de ces infrastructures impliquent de grandes quantités d’extractions (notamment de minerais rares), une consommation d’eau et d’énergie impressionnante et des pollutions diverses en conséquence. Les émissions de gaz à effet de serre liées au secteur représentent 4% du total mondial[13] et cette part est en progression constante. Les nuisances touchent avant tout les communautés du Sud global (exportation des déchets, exploitation des mines, impacts du dérèglement climatique, compensation carbone, etc.). Les processus économiques s’inscrivent dans la continuité des rapports néo-coloniaux[14]. La croissance du secteur est exponentielle[15] et son incidence physique et biologique sur la planète l’est aussi. Les améliorations de l’efficacité énergétique des processus numériques sont sans effets significatifs (paradoxe de Jevons ou effet rebond)[16] et le numérique n’a pas apporté aux processus industriels et commerciaux une réduction, de manière absolue, de leur empreinte écologique[17]. La dispersion et la miniaturisation des matériaux, qui sont le propre du numérique, réduisent fondamentalement la portée de leur réutilisation et de leur recyclage (limites de l’économie circulaire)[18]. Le numérique contribue à amplifier la croissance économique dont profite principalement l’Occident et elle ne connaît aucun découplage de son impact sur le milieu[19].
Sur le plan social, le développement du numérique a renforcé la division internationale du travail en facilitant et en affinant la fragmentation des chaînes de valeur. Dans les cycles de production industrielle, les étapes à forte valeur ajoutée, générant des salaires élevés restent localisées dans le Nord global tandis que les activités standardisées à bas salaires sont délocalisées dans le Sud global[20]. 97% des iPhones sont produits en Chine, principalement dans la méga-usine de Foxconn à Zhengzhou où travaillent 200.000 ouvrier.ière.s. L’industrie du numérique a aussi inventé le « digital labor » dont une des composantes est le « crowdwork », aussi appelé microtravail : des travailleur.euse.s sont employé.e.s « pour effectuer des opérations que les machines sont incapables d’accomplir »[21]. Ainsi, la plateforme Amazon Mechanical Turk (AMT) permet, par exemple, à une jeune start-up occidentale de faire effectuer par des « travailleur.euse.s du clic » des micro-tâches indispensables au bon fonctionnement de ses algorithmes. Antonio A. Casilli relève, sans surprise, que « la majorité des requérants du digital labor est concentrée aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en France et au Royaume-Uni, tandis que l’essentiel des exécutants (…) résident aux Philippines, au Pakistan, en Inde, en Indonésie, au Bangladesh et en Roumanie », pointant du doigt « des relations bien identifiées de dépendance économique entre le Nord et le Sud »[22]. Ces micro-tâches sont souvent abrutissantes, comportant, par exemple, la suppression en masse d’images de torture ou pédopornographiques, qui laissent des dommages psychiques profonds auprès de ces « éboueurs » du web.

Enfin, il faut relever que le numérique accroît l’emprise des entreprises et des États sur l’existence des humains[23]. La société Oracle prétend détenir, pour chacun des 300 millions d’individus répertoriés dans sa base de données, plus de 30.000 informations[24]. Les algorithmes (« The Big Other ») accordent un pouvoir de prédiction et de pilotage des comportements individuels[25], conçu pour être mobilisé à des fins commerciales et exploité dans le cadre de contrôles politiques. Le mode de pensée, les positionnements politiques et sociétaux ainsi que les débats publics sont largement influencés par les réseaux sociaux et cette influence poursuit, elle-aussi, des objectifs de vente et de propagande[26]. La manipulation des opinions, comme Cambridge Analytica l’organisa à Trinité-et-Tobago, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, aux Philippines et ailleurs, n’a pas disparu avec la chute de la société britannique[27]. Une étude du MIT publiée dans la revue Science[28] établit qu’une fake news circule 6 fois plus vite sur Twitter qu’une information vérifiée ou qu’un discours modéré parce qu’elle capte davantage l’attention et qu’elle est donc plus rentable pour Twitter. Rendus dépendants des réseaux sociaux, de l’e-commerce ou d’autres plateformes, les internautes ne cessent d’alimenter les Big Tech et leurs courtiers en données qu’ils s’empressent de valoriser. L’emprise accrue s’exprime aussi dans la sphère de l’organisation du travail, où la commande et le contrôle renforcés des tâches des travailleur.euse.s, rendus possible par la digitalisation, visent à augmenter leur productivité, au détriment de leur santé. Plus fondamentalement, l’économie de l’attention engendre de nouvelles aliénations[29] et de profondes mutations aux organisations sociales et aux comportements des individus: atomisation de la société[30], diminutions des capacités cognitives et sociales des enfants[31], ruptures brutales d’équilibres sociaux[32], etc. « Il se joue avec le numérique une évolution d’ordre anthropologique dans notre capacité à faire attention à ce qui compte ».[33] Les cadres supérieurs de la Big Tech l’ont bien compris : ils placent leurs enfants dans des écoles « alternatives » où les tablettes sont bannies[34].
Peut-on questionner l’utilité sociale du numérique ?
L’inventaire décrit ci-dessus est critique. Il ne s’agit toutefois pas de dénier au numérique tout bienfait. Mais les bénéfices du numérique sont largement mis en évidence dans l’espace public. Dans un inventaire, habituellement, les actifs sont visibles au premier coup d’œil tandis que le passif a tendance à être dissimulé. Et l’actif n’existe que parce que le passif a été constitué. Il faut donc dévoiler la part d’ombre et les coûts cachés, sans quoi, l’interrogation de l’utilité sociale du numérique est vidée de sa substance. Or, il plane justement une telle aura (« quasi-mystique »[35]) sur les technologies de l’information que l’exercice critique passe pour hérétique. Puisant son imaginaire dans la contre-culture hippie des années 70 (« l’idéal du piratage, du partage et de la créativité où l’argent n’était plus roi »[36]), le monde de l’Internet entretient depuis son image idéalisée, à l’écart des logiques marchandes qui le gouverne : il serait vecteur d’émancipations sociales (les printemps arabes), facteur économique innovant (économie du partage, économie collaborative), incarnation d’une pureté immatérielle (design épuré des smartphones, architecture minimaliste des Apple store[37], notion du « cloud »), etc.
La difficulté que l’on rencontre aujourd’hui à s’opposer à cette perception tronquée, gommant l’ambivalence du numérique[38], se traduit par une grande indigence des lieux et des moments où la question de son utilité sociale peut être posée. Il y a comme une forme d’autonomisation du numérique[39], obéissant à la loi de Gabor (« tout ce qui peut être réalisé techniquement le sera nécessairement ») conditionnée à sa rentabilité financière ou à son succès économique. Ce qui propulse une innovation numérique sur le marché, c’est, pour l’investisseur en capital-risque, l’espoir de profits et, pour le pouvoir subsidiant, la perspective d’une réussite économique. La délibération démocratique sur l’intérêt d’un développement numérique est quasi inexistante : les populations se voient imposer[40] des outils qu’ils n’ont pas choisis[41]. Mais peut-il en aller autrement ?
Le numérique est-il pensable sans les Big Tech ?
On l’a vu plus haut, le secteur du numérique se structure désormais autour de plateformes fermées et verticales, et l’économie numérisée a tendance à concentrer les pouvoirs. Un nombre très limité de multinationales dominent, au sommet, des marchés qu’elles ont elles-mêmes créés ou dont elles ont pris la direction. Rendus captifs, les utilisateurs et les sous-traitants sont dans des relations de dépendance forte vis-à-vis du sommet[42].
Un horizon numérique sans ces poids lourds est donc peu vraisemblable, d’autant plus que ceux-ci cherchent à se rendre incontournables et qu’ils s’en donnent les moyens. Cela fait maintenant une dizaine d’années que les GAFAM ont décidé d’investir massivement dans les câbles de fibres optiques sous-marins, au point de prendre progressivement le contrôle de ce réseau par lequel transitent 99% des données numériques mondiales. Alphabet (Google) a installé en 2022 le câble transatlantique Grace Hopper entre les Etats-Unis et l’Europe. Il s’agit du câble le plus puissant au monde (350 térabits par seconde). Meta (Facebook) s’apprêtait fin 2022 à mettre en service 2Africa, câble de 45.000 km faisant le pourtour complet de l’Afrique, avec quelques points d’ancrage en Europe. Amazon et Microsoft emboîtent le pas[43]. Ces déploiements techniques constituent des armes industrielles mais aussi politiques, forgeant des rapports de force très favorables à leurs promoteurs. Une autre stratégie pour se rendre incontournable consiste à faire adopter sa propre technologie par les institutions publiques et par les particuliers, grâce à des partenariats public-privé[44] ou des programmes dits de bienfaisance (Tech for good). La mise à disposition, parfois « gratuites », de la technologie aboutit à ce que celle-ci s’ancre profondément dans la pratique du « bénéficiaire », instaurant une habitude et des liens envers le « fournisseur généreux » dont il sera difficile de se défaire par la suite, lorsque les services deviendront payants[45]. Et si ces stratégies ne suffisent pas, il y a toujours les politiques d’influence et d’entrisme : l’industrie numérique est désormais à la pointe des activités de lobbying et maîtrise parfaitement le soft power. La fondation Gates subventionne Le Monde Afrique, au prix d’un « journalisme de solution »[46].
L’hégémonie est-elle absolue ? Des résistances publiques s’organisent et des appropriations communautaires du numérique se construisent, érigeant des modèles alternatifs enchâssés dans leur tissu social et culturel[47]. Difficile de prédire si, dans ce rapport de force tout-à-fait inégal, David est en mesure de résister voire de survivre à Goliath. Des doutes peuvent surgir quant à l’autonomie réelle de l’alternative[48]. Et la capacité de récupération et d’absorption de la contestation par les forces capitalistes est une constante dans l’histoire. Mais le numérique a connu une première crise en 2001. Le capitalisme n’est ni naturel ni stable ; il est voué à disparaître dans un futur que certains n’estiment pas très éloigné[49]. Les résistances individuelles et collectives qui s’insinuent dans ses fissures contribuent à en gripper les rouages[50]. Internet est aussi un champ de bataille[51].
Et pourquoi la Big Tech ne produirait-elle rien de bon ?
Le capitalisme est un système économique reposant sur des mécanismes d’exploitation, un système qui a cette particularité de poursuivre le profit sans égard à la substance de ce qu’il produit ni à la façon dont il produit. La production vaut par elle-même parce qu’elle génère de la valeur[52]. Les bénéfices sociaux sont indifférents : ils peuvent donc être inexistants, uniquement partiels ou anéantis par des nuisances intrinsèques. « Tout processus d’appropriation a pour double inverse une expropriation »[53]. Et il en va de même pour le numérique que nous connaissons, celui qui a pu se déployer au sein de l’économie néo-libérale depuis une trentaine d’années. La réserve, le scepticisme et la suspicion sont donc nécessairement de mise face à chacune des « avancées numériques » proposées par les marchés et les autorités complices. Même les acquis les plus manifestes, par exemple, les progrès que l’IA peut apporter à la médecine, doivent être mis en balance avec les coûts sociaux et écologiques, souvent invisibilisés, de cette IA[54]. Mais parfois les effets néfastes des « solutions » numériques apparaissent de manière plus directe, l’emballage vertueux ne résistant pas à l’examen.
La start-up kényane Twiga Foods, soutenue par la Banque mondiale et le programme 4Africa de Microsoft, a mis en place une plateforme numérique créant un marché entre paysans de la périphérie de Nairobi et les petits commerçants de la capitale, « libérant » ainsi les deux groupes de l’intervention contraignante d’intermédiaires puissants. L’entreprise a rapidement prospéré, incitant notamment Goldman Sachs et le groupe Auchan à prendre des parts importantes dans son capital. Depuis, Twiga Foods s’est mise à vendre en ligne la production agricole, faisant concurrence aux commerçants locaux et elle s’apprête à soutenir l’implantation des supermarchés Auchan en Afrique de l’Est. Cette plateforme, conçue, selon le discours officiel, pour soutenir l’activité des acteurs économiques locaux, est en train de devenir un instrument de conquête du marché de la distribution par un grand groupe industriel étranger, idéalement placé pour capter la richesse produite au détriment des acteurs locaux[55]. La stratégie de déploiement des géants états-uniens Walmart et Amazon sur le marché indien de l’e-commerce procède du même mouvement[56]. Dans un autre registre, la numérisation du cadastre immobilier indien fait disparaître les formes coutumières très diversifiées de « propriété », notamment l’usage des biens communs, qui sont celles qui structurent l’organisation paysanne, pour transformer le régime immobilier en un dispositif standardisé et unifié, prémisse nécessaire à sa marchandisation et à sa financiarisation[57].
Conclusion
Questionner le Digital4Development n’est, en fait, rien d’autre que de s’interroger, avec discernement[58], sur les limites et les implications de la diffusion massive du numérique. Il y a lieu de mettre au jour les ressorts économiques qui, dans le système-monde dont nous faisons partie, tendent à imposer, de manière hégémonique, un modèle de domination dont le digital est un instrument. La contestation, aussi minoritaire ou même marginale soit-elle, n’est pas isolée : partout, des communautés et des individus résistent et cherchent à mettre œuvre une technologie ancrée dans son environnement social, compatible avec son milieu naturel et gérée de manière démocratique et autonome, affranchie de la logique de l’accumulation des profits.
Notes:
[1] Digital4development est le nom d’un programme soutenu par la Commission européenne et le gouvernement luxembourgeois qui vise à «faciliter la coopération numérique entre les partenaires européens et internationaux pour un avenir numérique durable et inclusif au niveau mondial» (www.d4Dhub.eu) en partenariat avec des entreprises comme Ericsson, Nokia, Orange, Vodafone.
[2] Ranked : the 100 biggest public companies in the world, 26/12/2022, www.visualcapitalist.com
[3] Fabrice Flipo, La numérisation du monde. Un désastre écologique, L’échappée, 2021, p.85.
[4] Flipo, p. 91
[5] Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Zones, 2020, p.130.
[6] Cédric Leterme, Nouveaux enjeux Nord-Sud dans l’économie numérique, dans Alternatives Sud, vol.27-2020, p. 11
[7] Mariana Mazzucato, The Entrepreneurial state. Debunking public vs private sector myths, Anthem Press, 2013.
[8] « GAFAM Nation, La toile d’influence des géants du web en France », ODM, 13/12/2022, www.multinationales.org
[9] Hommes les plus riches du monde : le classement 2023 des plus grosses fortunes, Max Arengi, 5/1/2023, www.business-cool.com
[10] A propos de la Fondation Bill et Melinda Gates, lire Quand la Fondation Gates sème la faim, Christelle Gérand, Le Monde Diplomatique, juin 2021.
[11] L’hémorragie sociale s’accélère chez les géants du numérique, Martine Orange, 21/1/2023, Mediapart, www.mediapart.fr.
[12] Lire Renata Avila Pinto, La souveraineté à l’épreuve du colonialisme numérique, Alternatives Sud, vol. 27-2020, p.25.
[13] Guillaume Pitron, L’Enfer numérique. Voyage au bout d’un like, Les Liens qui Libèrent, 2021, p.18.
[14] Lire Paz Peña (Gato, Earth, Chile) dans Articuler les justices…, p.11. Leterme, p.12.
[15] Pitron, p.116.
[16] Flipo, p.77 et suiv.
[17] Flipo, p.73 ; Pitron, p.48
[18] European Environmental Bureau (EEB), Decoupling Debunked. Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability, July 2019, www.ebb.org, p.48
[19] Ibidem, p.3 ; Flipo, p.73
[20] Ce que David Harvey appelle le spatial fix, Durand, p.160
[21] Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Seuil, 2019, p.121.
[22] Casilli, p.149.
[23] Matthieu Amiech, Peut-on s’opposer à l’informatisation du monde ?, 1/6/2020, www.terrestres.org
[24] Durand, p.114.
[25] Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020.
[26] Arthur Grimopont, Algocratie, Vivre libre à l’heure des algorithmes, Actes Sud, 2022.
[27] Lire Christopher Wylie, Mindfuck. Le complot de Cambridge Analytica pour s’emparer de nos cerveaux, Grasset, 2020.
[28] Fake news spreads faster than true news on Twitter – thanks to people, not bots, Katie Langin, 18.3.2018, www.science.org
[29] « Crise de la présence » relève Pedro Ekman (Intervozes, Brésil), dans « Articuler les justices numériques et environnementale. Un dialogue Nord-Sud, 09/2022, CETRI – JNC – APC, www.cetri.be, p 24.
[30] Fabien Benoit et Nicolas Celnik, Techno-luttes. Enquêtes sur ceux qui résistent à la technologie, Seuil, 2022, p. 9.
[31] A la maison comme à l’école, les écrans sont une catastrophe, Célia Izoard, Reporterre.net, 19/09/2022.
[32] Lire Arun Madhavan (SPACE Kerala, India) dans Articuler les injustices…, op. cit., p.12.
[33] Numérique : la guerre de l’attention est une guerre totale, Entretien avec Yves Marry et Laurent Souillot, Catherine Marin, Reporterre.net, 11/05/2022.
[34] Lire l’article : Aux Etats-unis, la déconnexion est réservée aux enfants riches, Courrier International, 14/12/2018 (The New York Times Magazine).
[35] Pitron, op. cit., p.24.
[36] Célia Izoard, citée dans Benoit et Celnik, p.103.
[37] Pitron, op. cit., p.70.
[38] Pour Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, 1988, la technologie n’est ni neutre, ni positive, ni négative, mais ambivalente. Tout progrès a un coût et engendre de nouveaux problèmes. Ses effets néfastes sont inséparables de ses effets positifs et il déclenche des effets imprévisibles.
[39] Autonomisation du numérique qui suit celle d’une économie qui se prétend désencastrée, selon l’expression de Karl Polanyi, La grande transformation, 1944.
[40] Imposer, parce que les techniques puissantes de la vente combinées aux dispositifs publics forment une réelle contrainte.
[41] Lire Tâmara Terso (Inervozes, Brésil) dans Articuler les justices…, p.19.
[42] Lire Parminder Jeet Singh (IT for Change, India) dans Articuler les justices… , op.cit., p.38.
[43] Les GAFAM, nouveaux monstres marins, Olivier Pinaud, Le Monde, 3/1/2023.
[44] Voir les exemples cités dans Cashing in on the climate crisis through agricultural digitalisation, ETC Group et Rosa Luxemburg Stiftung, 12/2022, www.etcgroup .org
[45] Pinto, p.28 et suiv.
[46] GAFAM Nation, op.cit.
[47] Lire les exemples présentés notamment par Pedro Ekman (Intervozes, Brésil) dans Articuler les justices…, p.21. Lire aussi l’article consacré à Senamé Koffi Agbodjinou dans la présente édition du Brennpunkt.
[48] Lire Peter Bloom (Rhizomatica, Mexique) dans « Articuler les justices… », op.cit., p.28 et 29.
[49] Immanuel Wallerstein, co-auteur de Le capitalisme a-t’il un avenir?, La Découverte, 2016.
[50] Amiech.
[51] Vasilis Kostakis, cité par Nicolas Celnik, Cosmolocalisme: l’Internationale du do-it-yourself, Libération, 23/1/2023.
[52] Voir Anselm Jappe, La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La découverte, Poche, 2020.
[53] Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, Critique de l’écologie marchande, La Découverte, 2021, p.103.
[54] Arun Madhavan, p.8.
[55] Digital control. How Big Tech moves into food and farming (and what it means), Report January 2021, GRAIN (www.grain.org).
[56] Ibidem.
[57] Recasting Land Tenure Rights in the Data Epoch : Insights from a Country Case Study of India , October 2022, IT for Change (www.itforchange.net).
[58] Lire l’interview de Philippe Bihouix dans le Monde, 29/12/2022, qui formule la notion de « discernement technologique » ou de « techno-discernement ».