![]() Emmanuel Raison a été responsable de programmes de coopération et de solidarité internationale en Amérique latine pour différentes ONG. Spécialisé dans les questions des droits humains et d’environnement, il est aujourd’hui consultant international et animateur territorial pour la transition écologique dans le sud de la France. |
La lutte pour une pleine application des droits humains reste un défi majeur de notre temps, non seulement dans les pays subissant des régimes autoritaires et où l’état de droit est considéré défaillant, mais également, et de plus en plus, dans les démocraties libérales européennes, où le traitement des populations migrantes et la répression de plus en plus violente des manifestations antisystèmes sont régulièrement pointées du doigt par les instances internationales des droits de l’homme. En parallèle, ces dernières années, est apparue avec force l’idée de doter de droits la nature, comme une revendication de mouvements écologistes, notamment en Amérique latine. L’un des scénarios d’où surgit avec force cette revendication : les conflits socio-environnementaux.
Des luttes de plus en plus nombreuses pour défendre son territoire
Le nombre de ces conflits explose depuis 20 ans. L’atlas de justice environnementale1 en rapporte plus de 3700 dans le monde, dont plus de 1000 dans la région Amérique latine et Caraïbes. Appelés couramment conflits socio-environnementaux, ou plus précisément conflits écologiques redistributifs2 ou conflits éco-territoriaux3, ces disputes mettent en jeu des intérêts économiques, politiques et des visions culturelles antagoniques. Les conflits socio-environnementaux émergent lorsqu’un territoire est exploité ou convoité par des intérêts économiques d’entreprises (souvent multinationales) et que la population locale s’oppose au projet ou aux modalités de mise en œuvre du projet. Ces conflits sont des scénarios de forte asymétrie de pouvoir entre communautés locales et entreprises multinationales, qui reproduisent différentes formes de violence contre les communautés et leurs leaders. En plus du soutien souvent inconditionnel de la part des gouvernements locaux, les entreprises extractives peuvent compter également sur la bienveillance plus discrète des gouvernements de leur pays d’origine. Une étude menée par Broerderlijk Delen en 2016 dans 4 pays andins (Pérou, Bolivie, Equateur et Colombie), avec des gouvernements de tendance politique très différentes, met en lumière à travers plusieurs cas documentés durant plusieurs années, trois types de violences qui se combinent en faveur des projets extractifs et pour faire taire leurs opposants : violence des discours, des normes et de la force4.
Pourtant, alors même qu’elles sont sources de violence et de souffrance pour les communautés rurales, ces disputes écologiques sont porteuses d’un fort potentiel d’émancipation.
De nouveaux narratifs qui oxygènent les mouvements sociaux
Plus que de demander une meilleure distribution des bénéfices des projets, les mouvements de défense des territoires défendent la vie, l’eau, la nature comme fers de lance des batailles de modèles de civilisation. En défendant leur portion de nature, ils défendent non seulement leur droit à vivre dignement du travail de la terre, non seulement leur droit à maintenir un mode de vie ancestral, mais ils se présentent comme des défenseurs de la nature elle-même. De nouveaux registres de vocabulaire prennent alors le dessus, pour défendre un terroir bien délimité, mais à travers des luttes qui mettent en jeu des questions universelles.
« Nous n’accepterons pas les procédures trompeuses qu’ils appellent «consultation» pour nous faire dire que oui, nous sommes d’accord pour nous faire couper la tête. Notre fleuve est notre corps, notre sang, notre être », leader Wayuu de la Guajira, Colombie, en lutte contre la déviation d’un fleuve pour l’exploitation de charbon par l’entreprises multinationale Cerrejon.
Dans bien de pays d’Amérique latine, les mouvements de défense du territoire s’appuient sur des valeurs ancestrales d’équilibre et d’harmonie. Sumak kawsay en quechua (Equateur), Suma quamaña en Aymara (Bolivie), Wët wët fizenxi en langue nasa (Colombie), Utz Catsemal en langue maya (Guatemala) sont des concepts très proches, regroupés aujourd’hui sous le vocable espagnol de buen vivir. On y trouve des valeurs liées à la sacralité de la Terre Mère, au refus de la marchandisation de la nature. D’une certaine manière, ils renvoient au concept de territoire, comme élément intégrateur de différents droits, qui prend alors une place centrale comme condition essentielle de la vie digne des populations locales. Ces droits territoriaux incluent le droit à la terre, le droit à l’eau, le droit à l’alimentation (dans son approche intégrale liée à la souveraineté alimentaire), le droit à un environnement sain, et tous les dérivés du droit à la participation et à l’auto-détermination, qui permettent le respect des cultures et des modes de vie. Ces valeurs ont été revivifiées ces dernières décennies et sont le noyau d’une identité qui est à la fois indigène, afro-descendante et paysanne, qui ne repose pas sur la race ou l’ethnie ni sur la religion mais sur un mode de vie largement partagé par une grande diversité de communautés rurales du continent.
En février 2012, pour rejeter l’agrandissement de la mine d’or à ciel ouvert Yanacocha à Cajamarca au Pérou, des milliers de personnes descendirent dans les rues de la capitale dans ce qui reste dans les mémoires comme la Marcha Nacional por el Agua. Une mobilisation gigantesque qui mit un coup d’arrêt, pour un temps du moins, aux prétentions de la multinationale.
Deux ans plus tard, au Guatemala après des jours de manifestations contre l’expansion du géant de la biotechnologie, Monsanto, sur le territoire guatémaltèque, la population autochtone Maya, rejointe par les mouvements sociaux, syndicats, organisations d’agriculteurs et de femmes ont remporté une victoire : le congrès fait marche arrière et abroge la « loi Monsanto ». Cette loi aurait permis aux multinationales de breveter les semences traditionnelles, dont celles du maïs, base de l’alimentation du pays. 5 ans plus tard, en 2019, un décret cherche à autoriser l’utilisation de semences de maïs OGM dans le pays, entraînant une nouvelle mobilisation.
Ces nouveaux narratifs permettent des jonctions intéressantes entre mouvements sociaux historiques (paysans, mouvements autochtones, syndicats…) et collectifs de jeunes, féministes, culturels et artistiques, souvent urbains qui, à partir d’autres référents politiques et culturels, s’allient pour la défense des territoires. De ce fait, aux manifestations, blocages et occupations s’ajoutent aujourd‘hui des mobilisations de type carnaval, hautes en couleurs, musique et créativité, des actions directes symboliques, à l’effet démultiplié grâce à un usage intensif des réseaux sociaux.
Un ferment pour les processus d’émancipation collective
Malgré les avancées démocratiques obtenues en Amérique latine à partir de la chute des dictatures militaires, malgré même les alternances politiques dans plusieurs pays, l’expression d’opinions contestataires et la participation populaire sont largement freinées ou réprimées. Concernant les projets extractifs notamment, l’action des communautés locales pour participer à la prise de décision est généralement étouffée par des normes et des discours centralisateurs basés sur l’intérêt général ou l’utilité publique, avec comme corollaire la propriété de l’Etat sur les ressources du sous-sol. Comme si produire davantage de pétrole pouvait être d’intérêt général, alors que protéger les ressources en eau et les écosystèmes relèverait des intérêts particuliers des habitants d’une localité. Avec ce type d’arguments, celles et ceux qui habitent près des mines d’or ou de charbon ou des grands barrages hydroélectriques n’ont pas voix au chapitre.
Face à ce constat, les mouvements sociaux de protection de l’environnement et des territoires en Amérique latine mettent en place une diversité d’initiatives citoyennes pour faire face à l’occupation et la destruction de leurs territoires.
Des consultations communautaires mobilisatrices
Au Guatemala, sur le plateau de San Marcos, depuis 2005, la population Maya résiste activement et de façon non-violente à l’exploitation minière de la « Montaña Exploradora », succursale de l’entreprise multinationale canadienne GoldCorp. Les villages de San Miguel et Sipacapa souffrent quotidiennement des dégâts causés à la Pachamama, des problèmes de santé et de la fracture du tissu social causés par la mine Marlin. L’Etat guatémaltèque n’ayant jamais réglementé le droit à la consultation préalable pour les peuples autochtones, pourtant reconnu par la Constitution et la Convention 169 de l’OIT, les autorités du peuple maya ont décidé d’organiser des consultations communautaires pour que la population se prononce sur l’arrivée de nouveaux projets miniers sur leur territoire. Les consultations communautaires font partie d’un système ancestral d’organisation et de résolution de conflits du peuple maya. Ainsi, plus d’un million de personnes ont utilisé ce mécanisme pour défendre leur territoire, à travers de nombreuses consultations. Le résultat de toutes les consultations a été un « non » massif à l’exploitation minière dans les territoires indigènes, ce qui a permis de maintenir l’activité minière en dehors de ces territoires.
Dans la même logique, des consultations populaires ont été organisées en Colombie entre 2012 et 2018, qui ont permis aux populations locales de se prononcer contre des projets miniers et d’hydrocarbure. Les organisations se sont appuyées dans ce cas sur l’outil constitutionnel de la consultation populaire, qui prévoit ce type de référendum local, dont le résultat est contraignant. 11 consultations de ce type ont été organisées en Colombie, qui se sont toutes soldées par des refus massifs de voir les projets extractifs abimer leur territoire.
Dans les deux pays, les autorités politiques et judiciaires ont réagi à cette prise en main des mécanismes de droit par les communautés rurales et autochtones. Résultat : ces consultations n’ont plus aujourd’hui de caractère légalement contraignant pour les entreprises. Elles gardent néanmoins un impact politique significatif, lorsqu’elles démontrent l’opposition massive des populations à ces projets.
De cette manière, les communautés rurales répondent à une lacune historique des systèmes démocratiques du continent : la faible représentativité des institutions et l’absence de mécanismes de participation réelle. Les consultations locales de tous types, les débats publics, les forums, les audiences, les discussions juridiques et les face-à-face avec les autorités publiques (organes de contrôle, collectivités locales, etc.) permettent aux citoyens des territoires menacés de se faire entendre, en inventant de nouvelles stratégies et de nouveaux mécanismes, qui arrivent parfois à modifier les rapports de force.
Ces citoyens, qui sont souvent situés à la marge de la vie institutionnelle des pays, qui croient et participent peu aux élections, dont le rapport à l’Etat a été rarement bénéfique et protecteur, expriment un engouement pour l’action citoyenne, le débat d’idées et la construction collective.
Donner des droits à la nature
Alors que les peuples autochtones parlent de « droit naturel » ou « loi d’origine », les mouvements écologistes d’Amérique latine proposent depuis plusieurs années de mettre en œuvre les droits de la nature. Il s’agit d’appliquer à la nature et l’environnement un concept juridique, le « droit », un outil qui a été utilisé pour protéger l’être humain. A la croisée des chemins entre les traditions et cosmovision ancestrales et la pensée moderne occidentale, cette notion indique la transition d’une vision anthropocentrée, où l’humain est le centre et domine la nature, vers une vision biocentrée, qui reconnaît la valeur intrinsèque de la nature, indépendamment de tout bénéfice pour l’humain. Même si tous les conflits écologiques ne font pas référence aux droits de la nature, cette figure progresse dans les idées, les politiques et même les décisions judiciaires du sous-continent.
Les droits de la nature ont été reconnus officiellement dans la Constitution politique de l’Equateur de 2010 (art. 71 à 74) avec comme élément le plus innovant le droit de la nature à la restauration intégrale. Malgré tout, les politiques appliquées par le gouvernement équatorien et celles du gouvernement bolivien, pays dont la constitution évoque les concepts de buen vivir et de Pachamama sont encore fortement empreints d’une vision extractiviste, ce qui montre les risques de récupération et dévoiement de ces concepts.
Dans ce même esprit, la Cour Constitutionnelle colombienne a reconnu des droits spécifiques au fleuve Atrato (Sentence T622, 2016), puis dans les années suivantes aux deux principaux fleuves du pays, le Magdalena et le Cauca. Chaque fois, l’autorité judiciaire demande de mettre en place un système de représentation mixte Etat-communautés pour assurer le rôle de porte-parole du fleuve et ainsi défendre ses droits face à la menace notamment des activités extractives. Très novatrices du point de vue de la jurisprudence, ces sentences historiques peinent encore à trouver une application concrète à court terme pour la protection de ces écosystèmes menacés.
Alors, droits humains ou droits de la nature ? Les droits de la nature apportent aux droits humains une vision systémique et répondent en partie au risque d’une vision anthropocentrée qui est parfois reprochée à cette approche. De l’autre côté, aborder les aspects environnementaux par le spectre des droits humains permet d’éviter les approches conservationnistes qui considèrent les populations locales comme un problème pour les écosystèmes fragiles et non comme faisant partie de la solution. Une relation humain-nature vue sous l’angle de l’équilibre et de l’harmonie, comme le proposent les cosmovisions ancestrales d’Amérique latine et des autres continents, et non plus sous l’angle de la productivité et de la rentabilité, est indispensable pour apporter des solutions aux grands défis écologiques et climatiques. Cette convergence des droits nous montre un chemin possible pour avancer dans cette direction.
Des luttes qui portent leurs fruits
Les résultats obtenus par les défenseurs de l’environnement et des territoires convoités en Amérique latine sont significatifs :
|

Notes de bas de page :
- https://ejatlas.org/ Cet atlas est une initiative de l’Université Autonome de Barcelone et de Joan Martinez Alier.
- Joan Martinez Alier, Ecologismo de los pobres, conflictos ambientales y lenguajes de valoración, Edition Espititrompa (4ème édition), Lima, Pérou, 2010.
- Maristela Spanva, Modelos de desarrollo, cuestión ambiental y giro eco-territorial, in Alimonda H. La naturaleza colonizada, CLACSO, Buenos Aires, 2011
- Broederlijk Delen, APRODEH, CAJAR, CEDHU, CEDIB, « Abusos de poder contra defensoras y defensores de los derechos humanos, del ambiente y de la naturaleza », 2018. Consulté sur : http://web.archive.org/web/20200926041632/https://cedib.org/wp-content/uploads/2018/06/INFORME-ANDINO-%C3%9ALTIMA-VERSI%C3%93N.pdf