Le Pérou est l’un des pays qui a été à la tête de la croissance économique en Amérique latine au cours des deux dernières décennies. Toutefois, le soi-disant “miracle péruvien” ne s’est pas traduit par une répartition équitable des richesses ou par des réformes qui renforcent ses institutions de manière à ce qu’elles puissent fournir des services adéquats à la population. Ces deux défis font partie de la dette historique de l’État péruvien et ils ont été laissés à découvert par le Covid19. |
Le début de la pandémie Covid-19 et son arrivée au Pérou ont montré les énormes faiblesses des institutions péruviennes, reflétées notamment dans la précarité de son système de santé. Cela a conduit le pays, en août 2020, à l’un des pires ratios mondiaux de décès pour 100 000 habitants. D’autres types de faiblesses institutionnelles ont également été révélées et ont empêché une réponse adéquate à la pandémie, comme par exemple le degré élevé du travail informel, qui atteint 70% ; la faiblesse de l’infrastructure de communication, qui a mis en évidence les énormes écarts numériques ; la précarité des logements et le niveau élevé de surpeuplement, qui ont empêché l’isolement social pour couper les contagions ; le système de transport public déficient, entre autres.
Une collecte d’impôts insuffisante
L’une des causes principales à l’origine de ces lacunes dans le pays est la faiblesse historique du recouvrement de l’impôt, qui n’a pas permis les réformes structurelles nécessaires. Au cours des cinquante dernières années, la pression fiscale – qui mesure la collecte d’impôts en pourcentage du PIB national – a oscillé autour de 14% alors que la moyenne en Amérique latine est de 21% et dans les pays de l’OCDE de 35%. Il en résulte que le Pérou dispose d’un appareil étatique relativement faible par rapport à la taille et aux besoins du pays. D’autre part, depuis 2000, le gouvernement péruvien s’est vanté d’une discipline fiscale stricte qu’il a appliquée tout au long de ces années, ce qui lui a permis non seulement d’avoir l’une des dettes publiques les plus faibles de la région, mais aussi de générer des économies, qu’il a utilisées dans le contexte de la pandémie.
Face à ce paradoxe, on se demande s’il n’aurait pas été plus cohérent d’investir ces économies au préalable, plutôt que de faire face à la pandémie avec ces énormes lacunes institutionnelles, de services et d’infrastructures publiques. De même, la nécessité d’engager une véritable réforme fiscale qui puisse donner à l’État péruvien une viabilité et les moyens pour répondre à ses obligations sociales devient de plus en plus évidente.
Le plan du gouvernement pour affronter l’épidémie : une réponse bien ciblée ?
Au début de la pandémie Covid-19, le gouvernement péruvien est apparu sur la scène internationale avec un des plans les plus ambitieux pour minimiser ses impacts sociaux et économiques. La stratégie utilisée s’est concentrée sur trois volets :
- Attention immédiate à l’urgence : qui visait à renforcer les systèmes de santé, à mener des actions de nettoyage, à garantir l’ordre public et à fournir une aide humanitaire.
- Soutien économique aux familles vulnérables : à travers l’octroi de subventions aux ménages, à des allégements fiscaux et des liquidités destinés aux travailleurs (provenant, en partie, de leurs cotisations sociales).
- Soutien aux entreprises et à l’économie : dans lequel se trouve le programme d’aides aux entreprises « Réactiver le Pérou », les mesures de dépenses publiques pour l’entretien des infrastructures et de l’investissement, ainsi que des programmes de soutien ciblés pour les petites et les moyennes entreprises et pour certains secteurs spécifiques, la subvention à la masse salariale à faible revenu, entre autres.
Cet ensemble de mesures avait deux orientations : contenir les effets de la Covid-19, et relancer l’économie. L’ensemble du plan avait un budget équivalent à 20 % du PIB. L’un des premiers débats qui a commencé à apparaître dans la sphère publique, au moment de l’élaboration du plan, a été de savoir s’il y avait une répartition équilibrée dans ces politiques publiques, qui d’une part cherchaient à s’occuper des familles vulnérables et de l’urgence sanitaire elle-même, et d’autre part visaient à répondre aux besoins des entreprises et de l’économie en général. En termes budgétaires, le gouvernement montrait un penchant pour le deuxième groupe.
Reprise progressive des activités économiques : lesquelles sont essentielles ?
En raison de l’arrivée de la Covid-19, le gouvernement péruvien a décrété le 15 mars 2020 une quarantaine nationale qui impliquait l’isolement social obligatoire de toute la population, et en même temps, le maintien des activités dites essentielles.
La quarantaine nationale a duré jusqu’en juin 2020 et s’est poursuivie jusqu’au début du mois d’octobre avec des confinements ciblés. Depuis, certaines mesures spécifiques ont été maintenues telles que le port obligatoire d’un masque, des couvre-feux la nuit avec des horaires différents selon les territoires, et des restrictions de mobilité le dimanche.
Sur le plan économique, un plan de reprise des activités productives a été conçu en quatre phases en fonction de l’évolution de la Covid-19. Pour chaque phase de reprise économique, des protocoles sanitaires ont été élaborés en coordination avec les autorités compétentes, de manière à minimiser les risques de contagion. Or, les protocoles sanitaires ont été remis en question par plusieurs associations d’entreprises parce qu’ils étaient jugés trop stricts et plus adaptés au « premier monde » ; finalement, le gouvernement a cédé et ces mesures ont été assouplies tout au long de l’année. Un autre débat lors de la première phase de la quarantaine nationale a tourné autour de ce qui pourrait être considéré comme une activité économique essentielle. Par exemple, le secteur minier a continué à fonctionner partiellement dès le début de la quarantaine et cela malgré le fait de présenter protocoles sanitaires déficients, ce qui a conduit à l’infection d’un grand nombre de travailleurs par la Covid-19. En août 2020, le Ministère de l’énergie et des mines a signalé que 5 138 travailleurs du secteur avaient été infectés.
La reprise des activités économiques a commencé en mai avec la phase 1, qui a porté le niveau de fonctionnement de l’économie à 73 % selon les estimations du gouvernement et a permis le fonctionnement de secteurs tels que l’exploitation minière et l’industrie, la construction, les services et le commerce électronique. En juin, la phase 2 a été approuvée, permettant ainsi la reprise à six secteurs productifs supplémentaires, y compris le redémarrage partiel des centres commerciaux (avec une capacité allant jusqu’à 50 %). La phase 3 a commencé en juillet, avec la réouverture du transport aérien, maritime et interprovincial de passagers et d’autres services. En octobre, c’est la phase 4 qui a démarré, bien qu’elle l’ait fait partiellement, puisque les activités de loisirs telles que les cinémas, théâtres et autres n’ont été autorisées qu’en décembre avec une capacité réduite.
Pour la fin 2020, le Ministère de l’économie et des finances avait annoncé une chute de -12% de l’économie péruvienne, l’un des plus grands reculs en Amérique latine, bien qu’en 2021, un rebond d’environ 11% ait été estimé. Cependant, cette reprise est remise en question face à l’annonce récente du Ministère de la santé d’une deuxième vague du Covid-19 au début de cette année. Si la situation sanitaire s’aggrave, elle pourrait conduire à de nouvelles mesures d’isolement social strict et à la paralysie de plusieurs secteurs économiques.
Un plan de relance économique orienté vers les grandes entreprises
Comparativement, le gouvernement a privilégié en termes budgétaires les intérêts des entreprises et de l’économie. Dans le cadre du plan national de gestion de la Covid-19, le principal programme créé par le gouvernement a été « Réactiver le Pérou ». Ce programme a été créé pour que la chaîne de paiement dans l’économie ne soit pas interrompue et pour garantir la disponibilité de prêts à faible taux d’intérêt. En effet, les entreprises sont confrontées à des paiements et des obligations à court terme envers leurs travailleurs et leurs fournisseurs, et le programme a cherché leur fournir des liquidités afin que ces paiements ne soient pas interrompus. Le mécanisme prévoyait aussi l’octroi de garanties par l’État entre 80 % et 98 % de la valeur du crédit, permettant ainsi une baisse significative des taux d’intérêt. Les garanties de ces crédits accordées par l’État ont atteint 60 milliards soles. (environ 17 milliards USD), un montant équivalent à 8,7 % du PIB national.
Comme mentionné, une discussion importante a porté sur la place accordée aux entreprises par rapport au soutien des familles vulnérables elles-mêmes. Jusqu’à fin août, un fonds total de 13,1 milliards soles (environ 3,7 milliards USD), équivalent à 1,9 % du PIB national, avait été mis de côté pour les subventions monétaires aux familles vulnérables en 2020. Ainsi, le fonds pour les familles précarisées était 4,5 fois inférieur à celui offert pour « Réactiver le Pérou ».
La distribution interne des budgets du programme « Réactiver le Pérou » a elle aussi fait l’objet des critiques. Si l’on analyse la taille des entreprises, ce sont les grandes entreprises qui ont pu accéder plus facilement aux fonds, avec un plafond de 10 millions de soles par crédit (quelques 2,6M USD). En fait, jusqu’en août, la catégorie des grandes entreprises – telle que définie par le gouvernement – atteignait 66,7 % du total des fonds accordés. En décembre 2020, après l’épuisement quasi-total des fonds de « Réactiver le Pérou », on constate que 49% avaient été accordés aux grandes entreprises, 4,9% aux moyennes entreprises, 31,9% aux petites entreprises et 14,2% aux micro-entreprises.
Ces ratios contrastent avec le fait que les micro et les petites entreprises sont effectivement les plus vulnérables face à la pandémie. À cet égard, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) a estimé que d’ici la fin de 2020, 2,7 millions d’entreprises pourraient disparaître dans la région, dont 90% seraient des micro-entreprises. L’analyse de CEPAL par type d’entreprise prévoit une diminution du nombre de sociétés de -20,7% dans le cas des micro-entreprises, -7,1% dans les petites entreprises, -2,8% dans les moyennes entreprises et -0,6% dans les grandes entreprises[1].
Face aux limites de « Réactiver le Pérou », le gouvernement a commencé à créer de nouveaux fonds de soutien aux entreprises (FAE) plus axés sur des secteurs, qui n’ont toutefois pas eu de résultats efficaces en termes de placement. Par exemple, en novembre, FAE-AGRO, un programme ciblant l’agriculture, n’avait octroyé que 2 % d’un budget de 2 milliards de S/ mis à disposition par le gouvernement. Cela est principalement dû au fait que les exigences de ce fonds ne sont pas adaptées à la réalité sociale du secteur agricole. Par exemple, les bénéficiaires doivent avoir des titres de propriété, une preuve de bail ou de possession alors que seulement 15% des agriculteurs au niveau national en possèdent[2].
Un soutien aux familles opportun et pertinent ?
Quant au soutien aux familles vulnérables, en termes budgétaires, il se trouve au deuxième plan. Il s’agit principalement d’une subvention monétaire de soles 760 (environ 215 dollars US) à chaque famille en situation de vulnérabilité.
Ce type de soutien, qui se fait par le biais de « bons », est né au début de la quarantaine nationale, avec la création du bon « je reste à la maison ». Cependant, deux difficultés ont été identifiées dans sa mise en œuvre. La première a été de pouvoir inclure toutes les familles qui avaient vraiment besoin de ce soutien. Il était d’abord question de subventionner 2,7 millions de ménages en situation de pauvreté et d’extrême pauvreté, identifiés à partir des registres de l’État. Or, dans la pratique, des nombreuses familles se trouvant dans une situation économique très précaire ne figuraient pas dans le registre des bénéficiaires.
Face à cela, plusieurs voix de la société civile se sont exprimées en faveur de la création d’un bon universel couvrant toute la population du pays et, en même temps, ont questionné le déséquilibre entre les fonds mobilisés pour les entreprises et ceux destinés aux familles. Le gouvernement a réagi en créant un ensemble de subventions supplémentaires, telles que la prime aux travailleurs indépendants (touchant 780 000 ménages), la prime rurale (pour 1,1 million de ménages) et la prime familiale universelle pour les ménages en situation de vulnérabilité et n’ayant pas reçu d’autres subventions. Au total, 8,5 millions de familles devraient en profiter.
Chaque famille sélectionnée a reçu un premier bon au cours des premiers mois de la quarantaine nationale et un deuxième bon entre août et octobre. Récemment, en janvier 2021, un troisième bon a été annoncé. L’une des questions clés depuis le début a était de savoir si ces bons devaient être accordés de manière plus régulière puisqu’ils étaient destinés aux familles les plus vulnérables sur le plan sanitaire et économique face à la pandémie. Or, le gouvernement a eu d’énormes difficultés à mettre en place un mécanisme de distribution efficace. Outre les difficultés rencontrées pour constituer un cadastre des bénéficiaires, l’énorme fracture numérique dans de nombreux territoires du pays a empêché la création d’un système de distribution en ligne. Les bons ont commencé à être payés de manière présentielle par la Banque nationale, ce qui a provoqué d’énormes files d’attente dans les agences bancaires où il a été difficile de respecter les protocoles sanitaires. Ces problèmes ont considérablement ralenti la distribution des aides, qui s’est prolongée pendant plusieurs mois.
Les problèmes décrits dans cet article ne représentent qu’un exemple parmi d’autres des importantes lacunes institutionnelles et des inégalités sociales qui persistent encore au Pérou. En juillet 2021, le pays célébrera le bicentenaire de la naissance de la république, avec de nombreuses attentes et la promesse non tenue d’un État qui n’a pas su servir ses citoyens sur un pied d’égalité.
(*) CooperAccion est partenaire de l’ASTM au Pérou. http://cooperaccion.org.pe/
[1] https://www.cepal.org/es/euromipyme/mipymes-covid-19
[2] https://propuestaciudadana.org.pe/comunicaciones/gpc-en-medios/se-debe-fortalecer-la-banca-estatal-de-fomento-y-desarrollo-agrario-el-fae-agro-es-un-completo-fracaso/