Au moment où j’écris cet article, des personnes partout dans le monde s’organisent et se mobilisent dans le cadre du «Global Climate Strike» en réclamant la justice climatique et sociale. Ils s’interrogent, se mobilisent et dénoncent les dysfonctionnements de nos sociétés menant à des crises continues, de plus en plus complexes et graves. La colère sociale se lève face au souffle de plus en violent de la nouvelle crise climatique. Encore une crise qui s’ajoute à toutes celles dont les effets se font encore ressentir et qu’on a vite balayées tel un ouragan qui serait passé à côté d’une ville faisant peu de dégâts matériels.
A l’ère de l’anthropocène, ce sont les actions humaines qui transforment profondément la planète par l’exploitation frénétique des ressources énergétiques et naturelles, les émissions de polluants et de gaz à effet de serre, l’agriculture intensive, la déforestation, la dégradation de la biodiversité, les déchets radioactifs, les OGM et la pollution des océans. Les catastrophes naturelles deviennent plus fréquentes et meurtrières et les conditions de vie des plus pauvres de la planète s’aggravent car ils sont directement et indirectement impactés par les vagues de crises qui se sont enchaînées ces 30 dernières années, à savoir :
– la crise économique caractérisée par l’hégémonie de la finance; l’appauvrissement voire la faillite de certains Etats; l’accroissement du pouvoir des sociétés transnationales; l’aggravation des inégalités entre les riches et les pauvres; la robotisation des emplois augmentant le chômage de masse; la poussée d’un modèle économique basé sur la sécurité et la surveillance permanente.
– la crise énergétique caractérisée par la rareté de l’eau; le pillage et l’extractivisme des ressources minières dans les pays du Sud; dépendance aux énergies fossiles.
– la crise générationnelle caractérisée par le vieillissement de la population dans les pays industrialisés; l’urbanisation des métropoles et les migrations rurales de la population active à la recherche de travail; les migrations; les colères sociales (1%-99%, les indignés, les gilets jaunes, les mouvements de grèves, Youth for Climate…); la montée de l’individualisme et de la xénophobie.
Parallèlement, la «digitalisation» de l’information et de la communication nous impose sa vitesse «fibre» et «5G» où tout et n’importe quoi devient accessible instantanément, touchant tous les éléments de la vie quotidienne: nous passons des médias de masse aux réseaux sociaux, de l’analogie au numérique, des boutons au « touch écran», du fil au sans fil…Cette digitalisation, vendue par les multinationales comme le développement ultime de toute société, a et aura également un impact (peu mesuré actuellement) sur la nature, la santé, les relations interpersonnelles et intergénérationnelles, l’économie… et contribuera à amplifier la complexité et l’aggravation des crises existantes et à venir.
Tous ces bouleversements marquent un profond changement de nos civilisations dans le cadre actuel de globalisation. Ils appellent à une nouvelle gestion de la planète et des rapports entre Etats, entre citoyens et entre l’Homme et la nature. Contrairement à l’idée véhiculée par le PNUD dans les années 1990, nous constatons que la globalisation n’est pas devenue « le moteur du progrès économique à l’échelle planétaire ». Bien au contraire, elle a nettement accru les inégalités pour des centaines de millions de personnes. Les nombreux rapports et recommandations d’experts ne suffisent-ils donc pas à tirer les sonnettes d’alarme et à entreprendre des mesures ? Faut-il encore des catastrophes meurtrières avant que les gouvernements n’agissent? Faut-il toujours des crises pour que l’humanité voie la nécessité d’un changement? Et en tant que citoyen, comment faire fi de certaines questions et ne pas se sentir concerné par ces bouleversements? Au fond, la mondialisation a des effets positifs et négatifs sur chaque individu. Aujourd’hui, les sociétés sont interconnectées et ont des impacts sur d’autres populations. Chaque Etat devrait pouvoir évaluer s’il participe ou non à aggraver les inégalités sociales et économiques en son sein et envers d’autres pays et quels sont les mécanismes qui peuvent les atténuer. Finalement, qui sont les garants de la démocratie et quel est encore l’espace de décision et d’action des citoyens pour contribuer à une société viable, plus juste et plus durable ?
De nombreuses ONG européennes informent et sensibilisent différents publics aux « problèmes du développement », mais peu sont celles qui analysent ces informations, les lient aux mécanismes socio-économico-politiques qui les perpétuent pour en questionner nos modèles de société.
Cette complexité du monde génère des angoisses à tout un chacun, la perte de repères, la difficulté à trouver sa place, à se référer à des normes communes et met en péril la citoyenneté, la démocratie et la solidarité. C’est dans ce contexte qu’agissent les organisations non gouvernementales (ONG). A travers le soutien à des partenaires et à des projets dans les pays dits en développement, elles tissent des liens de collaboration et de solidarité pour lutter ensemble à l’application des droits humains et à l’amélioration des conditions de vie des plus démunis. Cette collaboration permet des échanges d’informations, l’analyse de situations d’injustices rencontrées par les organisations des pays du Sud, le relais de leur vision du monde et comment il pourrait être plus juste, équitable et durable pour nous tous. Ces échanges sont précieux car ils permettent de comprendre concrètement les causes et les conséquences des mécanismes qui causent ces injustices et comment créer des ponts pour comprendre et agir ensemble pour un monde meilleur. Ces informations bousculent par la même occasion la vision que nous avons de notre propre société et nous font prendre conscience d’autres réalités.
De nombreuses ONG européennes informent et sensibilisent différents publics aux «problèmes du développement», mais peu sont celles qui analysent ces informations, les lient aux mécanismes socio-économico-politiques qui les perpétuent pour en questionner nos modèles de société. C’est cette deuxième approche que nous appelons l’éducation au développement (ED) et qui s’apparente fortement à l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire (ECMS). En effet, ces deux concepts internationaux recouvrent des réalités différentes selon les ONG et les pays de la Grande région. Pourtant, elles sont structurées de la même manière: des thématiques sur lesquelles les ONG s’appuient pour sensibiliser leur public cible, des méthodes spécifiques, des compétences qu’elles veulent transmettre et enfin, elles ont le même objectif qui est de permettre au public cible de se positionner en tant qu’acteur responsable pour apporter un changement durable dans la société. Au Luxembourg, même si les institutions et de nombreuses ONG parlent encore d’éducation au développement, quelques ONG utilisent de plus en plus le concept d’ECMS. Pour certaines, l’ECMS reflète les réflexions concernant la remise en question du concept de «développement» et leur mise en application progressive dans leurs pratiques. Pour d’autres il s’agit juste d’un changement de terminologie car dans la pratique rien n’a changé, ni le public, ni les activités et encore moins (l’existence de) la stratégie pédagogique.
Le processus éducatif/pédagogique est une composante essentielle de l’ECMS, car il vise la participation et la créativité, l’autonomie et la coopération, l’apprentissage complexe adapté aux divers publics à qui il s’adresse. C’est un processus de sensibilisation et de formation sociale des citoyens d’aujourd’hui et de demain. De ce fait, le volet éducatif ne cantonne pas l’ECMS au milieu de l’enseignement, car c’est une forme d’éducation et de formation continue accessible à tout un chacun. D’autant plus que le secteur de l’ED/ECMS comprend d’autres volets tels que les campagnes de sensibilisation grand public ou encore les actions de plaidoyer politique pour accompagner les autorités publiques dans leurs défis communs telle que les ODD, sans oublier les actions portées au sein des communes pour accompagner les autorités locales et les résidents de celles-ci dans la construction d’une société plus juste, plus durable et plus solidaire.
Le défi des ONG pratiquant l’ED/ECMS est de relier les réalités des citoyens des pays du Nord aux phénomènes macroéconomiques au niveau international afin de leur donner les moyens de participer aux débats sociétaux et de s’approprier les décisions démocratiques en tant qu’acteur à part entière. Cela implique une critique des mécanismes qui créent et perpétuent les injustices et les inégalités. Dans le contexte de la solidarité internationale, cela suppose également le questionnement de la notion de développement, son idéologie, la vision du monde qu’elle contient et le modèle de société qu’elle prône. L’ECMS est une éducation aux valeurs parmi lesquelles la solidarité est fondamentale car cela revient à s’engager pour le bien commun, en référence à la définition donnée par le politologue et économiste italien Ricardo Petrella « à savoir l’ensemble des principes, règles, institutions et moyens qui garantissent l’existence de tous les membres d’une communauté humaine. La solidarité implique un partage organique de la richesse dans le but de créer la richesse commune, en termes d’infrastructures, de biens et de services considérés nécessaires au bon fonctionnement et au bon développement de la société ».
Si peu d’ONGs pratiquent l’ED ou l’ECMS, encore moins d’entre elles en assument l’aspect politique en faisant du plaidoyer politique. Au Luxembourg par exemple, sur 90 ONG agréés, une vingtaine font de l’ED/ECMS et une demi-douzaine développe un travail de plaidoyer politique continu. Quand on examine l’ampleur des injustices que rencontrent les organisations partenaires dans les pays du Sud, l’incohérence des politiques luxembourgeoises et européennes envers ces pays et les défis planétaires à relever, comment laisser de coté le travail et le plaidoyer politiques des démarches d’ECMS ? Comprendre le fonctionnement de la société, ses enjeux et développer l’esprit critique ne suffisent pas à répondre aux défis de nos sociétés. La participation au débat public demande une mobilisation, un réel engagement des citoyens. C’est un acte politique qui constitue une composante essentielle de l’ECMS. Il se décline, notamment, en favorisant un travail de synergies et d’alliances avec des groupes, associations, collectifs, réseaux diversifiés tant au Nord qu’au Sud. Comment font la majorité des ONG luxembourgeoises non actives en ED/ECMS pour ne pas plaider pour ces causes? Pour ne pas êtres indignées et vouloir des changements politiques? Quelle relation « partenariale » entretiennent-elles réellement avec les ONG au Sud aujourd’hui et comment elles voient cette relation dans 20 ans ? Quelle vision du monde ou du développement partagent-elles ?
Face à l’aggravation des inégalités et aux importantes mutations sociales, les nombreuses mobilisations citoyennes qui manifestent leur mécontentement montrent que d’autres valeurs existent que des alternatives sont possibles et que des changements structurels sont impératifs. Ces nouveaux mouvements amènent également des contenus fort élaborés, d’autres façons de s’organiser et d’agir, d’autres formes de communication et de protestations … secouant quelque peu les messages et méthodes traditionnelles et «poussiéreux» des altermondialistes. Lors des récentes manifestations, les réseaux internationaux d’une demi-douzaine d’ONG ont permis d’amplifier les nouveaux mouvements sociaux, articulés en réseaux globalisés mobilisant simultanément des millions de personnes aux quatre coins de la planète pour les mêmes causes. Si la stratégie de mise en réseau d’acteurs du Sud et du Nord, et le développement de synergies entre secteurs autrefois plus «corporatistes» (syndicalistes et ONG par exemple) et les organisations environnementalistes de ces dernières décennies ont opéré leur tournant et ont trouvé leur place, comment pérenniser les nouveaux réseautages ? Comment s’adapter aux autres groupements et trouver un langage commun ? Comment développer un nouveau leadership pour encore amplifier la portée des messages et des alternatives partagés? Il est temps que la solidarité se mette aussi en mouvement entre les ONG de développement, que la majorité participe plus activement dans les réflexions et s’engage dans les actions de changement à opérer aux niveaux local et national.
Pour aller plus loin:
https://www.acodev.be/ressources/referentiel-de-leducation-citoyenne-mondiale-et-solidaire-2016
https://www.acodev.be/ressources/orientations-strategiques-des-ong-pour-led-2013-2018
https://issuu.com/dougreeler/docs/guide_barefoot_2_francaise_tout_ent
https://wir2018.wid.world
https://cooperation.gouvernement.lu/dam-assets/politique-cooperation-action-humanitaire/documents-de-reference/stratégie/Stratégie-MAEE-FR.pdf
https://environnement.public.lu/dam-assets/documents/developpement-durable/3eme-plan-du-developpement-durable.pdf