En janvier 2021, plusieurs organisations sud-américaines, réunies par la Fondation pour la défense de la nature et de ses droits[1], ont adressé un communiqué à M David R. Boyd, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme et l’environnement, concernant les incendies dans différentes régions et écosystèmes sud-américains, et leurs relations avec l’agroalimentaire. Les organisations signataires ont montré comment l’expansion de la monoculture de soja, de l’élevage de bétail et de l’industrie crevettière se fait au détriment de l’Amazonie et des forêts tropicales sèches, des zones humides et d’autres écosystèmes naturels, devenant ainsi la principale cause des incendies qui se sont produits en 2020, en pleine pandémie COVID-19.
Parmi les principaux biomes touchés par les incendies, on trouve la forêt amazonienne, les zones humides du Pantanal, du delta du Paraná et de La Segua, le Gran Chaco bolivien, paraguayen et argentin, la forêt sèche de la Chiquitania, le Cerrado brésilien et les collines de Cordoba, entre autres. Les impacts environnementaux générés par le feu provoquent des altérations importantes du système naturel, telles que la perte de biomasse et de structure végétale, la fragmentation des habitats et la perte d’espèces endémiques à la région, la mort des semences et des micro-organismes, tels que les champignons et les bactéries, qui sont responsables de l’entrée des nutriments dans le sol. En retour, la combustion de la biomasse génère un transfert de chaleur vers le système du sol, modi ant les organismes et les processus liés au régime thermique et hydrologique. Tout cela entraîne des effets à long terme et de grande portée.
Des incendies dont l’origine est claire et les effets dévastateurs
Les grands complexes de soja, de bétail, de bois et d’infrastructures associées (ports, routes, chemins de fer) sont les principaux acteurs de l’expansion de la frontière agricole dans cette région.
Les acteurs de la chaîne de la viande – qui comprend les éleveurs de bétail, les sociétés multinationales, l’industrie de la crevette, les institutions nancières internationales, les supermarchés et les chaînes de restauration rapide – et les gouvernements locaux et nationaux sont directement ou indirectement responsables de cette destruction[2].
Les grands incendies qui se sont produits en 2019 – et dans certains endroits avec plus de force en 2020 – ont touché également les droits de diverses communautés locales, notamment les communautés quilombos[3] et les colonies issues de la réforme agraire (dans le cas du Brésil), les peuples indigènes et les communautés de pêcheurs artisanaux (dans le cas des zones humides), les communautés paysannes, les communautés indigènes en situation d’isolement volontaire et les habitants ancestraux du Gran Chaco, où l’agrobusiness avance agressivement sur leur territoire traditionnel, en utilisant le feu.
Bien que le feu ait toujours été utilisé par les communautés dans leurs pratiques agricoles, il y a maintenant un changement d’échelle et d’intention, puisqu’il s’agit de transformer des écosystèmes naturels en monocultures, en pâturages pour le bétail industriel ou en projets immobiliers.
Transformation des zones écologiques au Brésil
Au Brésil, l’agro-industrie suit la ligne de feu, pénétrant dans des zones de préservation de l’environnement et des terres indigènes ayant une protection juridique. Les incendies ouvrent la voie à l’industrie pour transformer les réserves écologiques et les zones de cultures de subsistance. Au cours de la dernière décennie, la région occidentale de l’État amazonien du Pará (nord du Brésil) a subi une forte pression de l’agrobusiness, les incendies faisant partie des stratégies de son expansion. Les 10 et 11 août 2019, les propriétaires terriens ont déclaré le «Jour du feu» : des ammes se sont propagées au Brésil sous la responsabilité de grands agriculteurs, d’hommes d’affaires et d’accapareurs de terres, rompant ainsi la coexistence historique et la gestion de la forêt amazonienne par les communautés traditionnelles.
Or, les incendies ont continué : en 2020, c’est le Pantanal du Mato Grosso qui a été le plus touché cette année-là. 1,7 million d’hectares ont été ravagées. Cinq grands fermes d’élevage de bétail ont été responsables de l’incendie de 117 783 hectares. Deux de ces fermes vendent leurs animaux à de grands complexes agro-industriels qui, en 2009, avaient signé un accord pour ne pas acheter de bétail provenant de zones déboisées[4]. La terre indigène Xingu, qui abrite 16 groupes ethniques différents, est le territoire autochtone qui a le plus souffert des incendies de 2020 au Brésil, avec 102 918 hectares dévastés[5].
Le Cerrado est le nouveau front de l’expansion des monocultures de soja au Brésil, et il a également été touché par les incendies forestier. Cette zone a une importance signi cative pour la planète, principalement parce que c’est la savane qui possède la plus grande biodiversité au monde, puisqu’elle abrite 5% de toutes les espèces de la planète, y compris les animaux et les plantes.
Des peuples autochtones au bord de la disparition et de la déforestation accélérée dans le Gran Chaco
Le Gran Chaco, la deuxième plus grande zone forestière d’Amérique du Sud, a connu une forte accélération de la déforestation, sous l’effet des monocultures de soja et d’un secteur de l’élevage en plein essor qui recherche continuellement de nouvelles terres pour la création de pâturages, ce qui produit un phénomène de «savanisation» qui a contribué fortement à la génération d’incendies saisonniers d’origine humaine ces dernières années.
Cette vaste région se caractérise par une biodiversité extrêmement importante et elle est habitée depuis des millénaires par différents peuples autochtones, qui ont subi l’impact de ce double phénomène de déforestation et d’incendies. Un cas particulièrement dramatique est celui du peuple Ayoreo, qui a historiquement vécu dans un isolement volontaire en tant que chasseurs-cueilleurs dans la région[6]. Les graves incendies de 2019 dans le Chaco paraguayen ont forcé au moins un groupe Ayoreo à migrer vers une autre région, augmentant considérablement la possibilité de rencontres non désirées avec d’autres groupes de population[7]. Au cours de la dernière semaine de septembre 2020, 276 incendies ont été recensés sur le territoire ancestral des Ayoreo, dont 91 provenaient du ranch de bétail «Yaguareté Pora». D’autres incendies se sont aussi produits dans des coopératives mennonites[8].
L’expansion de la frontière agricole détruit les écosystèmes en Bolivie
En 2020, les incendies de forêt en Bolivie ont atteint des chiffres historiques. Comme en 2019, la Chiquitanía et le Chaco bolivien ont été les écosystèmes les plus touchés par les incendies, s’ajoutant aux savanes tropicales de la région de Beni. Par la plupart, il s’agit des zones boisées, et 30 % d’entre elles (1,6 million d’hectares) ont été brûlées pour la première fois[9].
Dans les basses terres de Bolivie, où les incendies font rage, l’élevage et la production agro-industrielle de soja[10] sont encouragés depuis des décennies. Actuellement, 2/3 des cultures boliviennes sont consacrées uniquement à la production de soja pour l’exportation[11], ce qui a de fortes implications pour la compréhension de la vie et du développement rural dans le pays. Parmi les endroits les plus touchés par les incendies de 2019, il y a deux points stratégiques pour l’exportation de soja : les zones identi ées comme «Elevage intensif Chiquitania – Pantanal « et le complexe « Plantations commerciales»[12].
Les incendies en Bolivie ont touché 26 territoires indigènes d’origine (TIOC) avec 789 726 hectares brûlés ; les peuples les plus touchés étant les Chiquitanos, Ayoreos, Guarayos, Cayubaba, Baures, Sirionó et Araona. Vingt-cinq pour cent des incendies ont touché le parc national Noel Kempff Mercado, la réserve municipale de Copaibo[13], le sanctuaire d’Ambue Ari et les réserves de Kaa Iya, San Matías, Madidi, Aguaragüe ou Iñao, et Kaa Iya dans le Gran Chaco[14].
Brûler la campagne argentine pour changer l’affectation des terres
En Argentine, le Service national de gestion des incendies a signalé qu’entre le 1er janvier et le 12 novembre 2020, quelque 898 755 hectares[15] ont été brûlés. Les trois régions les plus touchées ont été Cordoue (avec plus de 315 944 hectares brûlés), Entre Ríos (286 326 hectares) et Chaco (plus de 85 000 hectares). Quatre-vingt-quinze pour cent des incendies de forêt ont été causés par l’homme, et l’une des premières causes est l’utilisation du feu pour préparer des zones pour le bétail. Dans la partie orientale du Chaco argentin, les éleveurs de bétail brûlent pour renouveler leurs pâturages. Dans la zone occidentale, les feux sont utilisés pour incorporer des terres à l’agriculture[16]. Dans les villes, les développements immobiliers brûlent dans les zones où la construction n’est pas autorisée.
Les réserves naturelles telles que El Loro Hablador, le parc provincial Fuerte Esperanza et le parc national El Impenetrable sont très menacées, car la frontière agricole y avance. Or, ce territoire est occupé par les communautés indigènes Qom et Wichi.
La plupart des champs brûlés dispose de l’autorisation de l’État pour un changement d’affectation, ce qui signi e passer de l’activité forestière à l’activité dite sylvopastorale : la gestion de la forêt avec l’incorporation de l’élevage.
Pour sa part, les incendies survenus dans les Sierras de Córdoba, – territoire ancestral des communautés transhumantes de Comechingona, qui ont été expulsées aux XVIe et XVIIe siècles – sont liés à l’avancée de la propriété immobilière. Leurs terres ont été transformées en ranchs ruraux, produisant au passage de forts changements culturels, accompagnés par le défrichement et la modi cation du paysage de montagne, en plus du brûlage de la forêt naturelle[17]. Des organisations telles que le Coordination environnementale de la forêt naturelle ont dénoncé le développement immobilier sur les zones protégées du territoire de montagne. Cependant, en octobre 2020, les incendies ont détruit plus de 2 000 km2 de bois, alimentés par la sécheresse historique attribuée au changement climatique[18].
Déforestation et incendies dans d’importantes zones humides en Argentine et en Équateur
À Entre Ríos, dans la région du delta du euve Paraná, 17 500 km2 ont été brûlés, affectant des zones composées de grandes prairies, de lagunes, de cours d’eau internes et de zones boisées. Le territoire brûlé comprend des zones protégées (réserves, sites RAMSAR[19] et parcs nationaux). Le delta du Paraná est le deuxième plus important delta d’Amérique du Sud et remplit des fonctions diverses et fondamentales, telles que le contrôle des inondations, la rétention des sédiments et des nutriments, la stabilisation des côtes, la protection contre l’érosion et la régulation du climat[20]. Les populations locales sont des chasseurs, des pêcheurs, des commerçants, des éleveurs et des apiculteurs, et ce sont eux qui souffrent en première ligne des incendies et des inondations provoqués par la déforestation. L’utilisation de la région du Delta comme zone d’élevage a représenté en outre, une surcharge d’animaux, altérant ainsi l’équilibre des écosystèmes locaux.
En Équateur, dans la zone humide de La Segua, qui est un site RAMSAR, deux incendies se sont produits en 2020, tous deux liés à l’expansion de l’industrie crevettière. Bien qu’il s’agisse d’une petite zone humide, par rapport aux cas analysés ci-dessus, son importance réside dans le fait qu’elle est située dans une zone dé citaire en eau, de sorte que la destruction de cette masse d’eau a de fortes répercussions négatives tant sur la vie des personnes que sur la ore et la faune associées à la zone humide.
Les élevages de crevettes ont grandement affecté la zone humide, puisqu’ils ont fermé le cours d’eau pour desservir les 820 hectares occupés par les bassins, empêchant l’eau des rivières Chone et Carrizal d’alimenter l’écosystème, et pourraient être responsables des récents incendies survenus dans le cadre de l’expansion de l’industrie, car la rivière s’assèche. Ces dernières années, l’industrie équatorienne de la crevette a pénétré dans les terres agricoles et les zones humides naturelles comme La Segua, après avoir dévasté les mangroves.
Il y beaucoup de responsabilités et beaucoup de victimes de ces incendies. Une façon de soutenir ceux qui sont confrontés à ce problème du côté des consommateurs est de cesser de consommer les produits qui, à un certain stade de leur processus de production, comprennent des processus de transformation et de combustion des écosystèmes naturels.
Sources:
[1] Acción Ecológica, FIDES de Ecuador, FASE, Rede Irerê de Proteção à Ciência, Associacao Brasileira de Agroecologia y Movimento Ciencia Ciudadana de Brasil, Instituto de Tecnología Socioambiental et Instituto de Salud Socio Ambiental de Argentina, BASE-IS de Paraguay et UCCSNAL.
[2] À ce sujet, voir l’étude de Global Witness. 15 décembre 2020. Carne Bovina, bancos e a Amazônia Brasileira https://www.globalwitness.org/pt/ beef-banks-and-brazilian-amazon-pt/
[3] Un quilombo, également appelé palenque, désigne au Brésil une communauté formée par des esclaves en fuite dans les régions reculées à l’intérieur des terres.
[4] Camargos D. et Campos A. (2020). Le feu dans le mato du Pantanal a commencé dans les ranchs de bétail qui approvisionnent les géants de l’agrobusiness. Reporter Brasil. 22 septembre 2020. https://reporterbrasil.org.br/2020/09/ fogo-no-pantanal-mato-grossense-comecou-em-fazendas-de-pecuaristas-que-fornecem-para- gigantes-do-agronegocio/
[5] https://amazoniareal.com.br/amazonia-em- chamas-20-xingu-e-o-territorio-indigena-com-mais- focos-de-queimadas-no-brasil-18-09-2020/
[6] Les Ayoreo seraient l’un des derniers peuples indigènes sans contact de la planète.
[7] https://es.euronews.com/2019/09/5/los-incendios- desplazan-a-la-ultima-comunidad-indigena-en- aislamiento-de-paraguay.
[8] D’après la plateforme Global Forest Watch.
[9] Ministère de l’environnement et le développement durable (2020). Gestion du feu. Rapport sur les incendies. Source: https://www.argentina.gob.ar/ sites/default/ les/12-nov-reporte_incendios_.pdf
[10] Peralta-Rivero, C. (2020). Impacts et tendances du modèle agro-industriel dans les basses terres boliviennes. Magazine Mundos Rurales. N°15. Centro de Investigación y Promoción del Campesinado – CIPCA. La Paz, Bolivie.
[11] Colque (2019). Modèle agro-industriel, agenda
des entrepreneurs privés. Forum national de développement rural de Bolivie. CIPCA. Août 2019. La Paz, Bolivie.
[12] Vos, V. A., Gallegos, S C., Czaplicki-Cabezas, S., et Peralta-Rivero, C. (2020). Biodiversité en Bolivie : Impacts et implications du pari pour l’agrobusiness. Magazine Mundos Rurales. N°15. CIPCA. La Paz, Bolivie.
[13] MAAP (2020). Travaux cités.
[14] ibid
[15] Ministère de l’environnement et du développement durable (2020). Gestion du feu. Rapport sur les incendies. Consulté sur https://www.argentina.gob. ar/sites/default/ les/12-nov-reporte_incendios_.pdf
[16] Processus appelé de «sojisation».
[17] Coordination pour la défense de la forêt naturelle (2020). « On se plante : plainte pénale contre les incendies ». https://www.facebook.com/ notes/1237636789932627/
[18] Smink V. (2020 «10 fois la taille de la ville de Buenos Aires» : les incendies massifs dans la province de Córdoba qui ont provoqué un «écocide» en Argentine. BBC World. 8 octobre 2020.
[19] La Convention relative aux zones humides d’importance internationale, particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau, est connue sous sa forme abrégée sous le nom de Convention de Ramsar. Son principal objectif est «la conservation et l’utilisation rationnelle des zones humides par des actions locales, régionales et nationales et par la coopération internationale, comme contribution à la réalisation du développement durable dans le monde entier».
[20] Plan stratégique intégré pour la conservation et l’utilisation durable du delta du Paraná» (PIECAS-DP) (2008).