D’après le texte original de Sebastian Weier “The five degrees of the securitarian/humanitarian nexus”. Résumé par Antónia Ganeto pour Finkapé dans le cadre du groupe de travail « Migration / Développement » du Cercle des ONGD |
Indéniablement, la notion d’humanitaire est à double tranchant. Elle représente, d’une part, les valeurs humanistes de la dignité et des droits humains, tout en reflétant, d’autre part, les manipulations de langage et de logique visant à justifier une politique de pouvoir brutale.
Si le public n’a globalement aucune difficulté à discerner ces deux aspects en s’opposant à la justification de l’action militaire comme intervention humanitaire (Yougoslavie, Irak, Libye, etc.), les choses sont moins évidentes lorsqu’il s’agit de l’assistance humanitaire et de l’aide au développement. Si celles-ci comprennent des opérations (para)militaires (Casques bleus, Garde-côtes, etc.), elles sont communément perçues comme un engagement vertueux de la société civile (ONG, ASBL, etc.).
A cet égard, dans le domaine des migrations et du développement, nous allons définir les cinq degrés de ce que l’on appelle le « nexus sécuritaire/humanitaire ». Nous verrons que l’action humanitaire n’est pas seulement un outil de relations internationales charitables, mais qu’elle contribue aussi à traiter les territoires et les populations comme des humains à protéger, pour certains, ou à contrôler et rejeter, pour d’autres.
1) L’action anti-humanitaire
L’action anti-humanitaire représente le nexus sécuritaire/humanitaire sous sa forme la plus hostile. En d’autres termes, cette action utilise le dispositif sécuritaire comme machine de mort. Son essence peut se résumer dans le titre de The Guardian du 5 mai 2021 : « Les refoulements illégaux de l’UE ont causé la mort de 2 000 réfugiés ».
Au centre de ce vieux dispositif se trouvent des institutions étatiques militaires et paramilitaires soutenues par des gouvernements : l’OTAN, FRONTEX, les Garde-côtes et des milices privées en sont les plus importantes. Sa logique discursive consiste à nier, dissimuler et procéder à des acrobaties juridiques, surtout lorsqu’il s’agit de délimiter une région frontalière, de définir les règles et responsabilités qui s’y appliquent et de déterminer qui peut être au-dessus de ces règles.
Ainsi, l’action anti-humanitaire n’existe pas seulement à différents degrés pratiques (percuter un navire rempli de migrants ou blesser physiquement les migrants aux passages de frontières), mais également dans la banalité d’un discours et d’une administration diaboliques : fournir les fonds nécessaires ; négocier des contrats pour privatiser ou externaliser la violence sécuritaire ; sous-traiter l’action anti-humanitaire à des entreprises privées et à des pays hors UE tels que la Turquie ou différents pays africains.
Cette action anti-humanitaire administrative (ou structurelle) facilite les exactions, détentions et expulsions de migrants dans des espaces de transition juridiques hybrides, dont la séparation des territoires nationaux et des régimes de droits humains dans lesquels ils se trouvent est rendue possible grâce à des questions de nationalité et de race.
La violence de l’action anti-humanitaire nécessite une extension néocoloniale de la frontière qui cherche à soumettre le hors-Europe et ses populations à l’intérêt apparent de l’Europe. Ici, se dévoile un premier exemple du nexus sécuritaire/humanitaire dans lequel ce qu’Achille Mbembe a nommé « nécropolitique » se fait passer pour une aide au développement directe et indirecte.
Au-delà des simples violences policières aux frontières, l’administration publique, la diplomatie et le gouvernement développent donc constamment un ensemble structurel mortel qui redéfinit en permanence les frontières, les territoires et les personnes à protéger ou desquelles se débarrasser.
2) L’obstruction et la criminalisation
Tandis que le premier degré du nexus sécuritaire/humanitaire décrit un ensemble d’actions niant avec succès les droits humains des migrants sur la base des droits sécuritaires affirmés des États et de leurs populations, le second degré représente un premier domaine de lutte entre les pôles sécuritaire et humanitaire.
Un cas exemplaire se trouve en région méditerranéenne avec la criminalisation des missions maritimes de recherche et de sauvetage (Sea-Watch, Ocean Viking, etc.). Soit la fermeture des ports aux bateaux transportant des migrants secourus et la persécution publique de toute forme de solidarité envers les migrants.
Alors que le premier degré – l’action anti-humanitaire – tolère que les gens disparaissent, laissant parfois la mer les engloutir, ceci n’est pas le cas avec le second degré du nexus. Car la dimension sécuritaire est mobilisée pour la légitimer en faisant passer les migrants et ceux qui les aident pour des criminels. Tandis que le terme « migrants illégaux » communique l’idée d’une existence criminelle basée sur le simple fait d’une migration irrégulière, des accusations plus fortes sont aussi brandies, telle la traite des personnes, le terrorisme ou la création d’insécurités biologiques (propagation de pandémies, etc.)
3) La substitution
Le troisième degré du nexus est la substitution de l’humanitaire dans un but sécuritaire, au sens littéral (infrastructures, ressources) et figuré (description publique de l’action sécuritaire comme étant humanitaire).
Les camps de réfugiés et les centres d’accueil pour migrants, conçus pour contrôler la foule et limiter la mobilité, illustrent ces deux formes de substitution, souvent mises en place par l’État ou les acteurs supranationaux (ONU, etc.) et quadrillées par des acteurs du secteur public (police, armée, services postaux), semi-public (ONG) et privé (entreprises de sécurité, services de téléphonie mobile).
Un parfait exemple du remplacement de l’humanitaire par le sécuritaire est donné dans la description de l’armée comme une institution humanitaire, comme lorsque les Garde-côtes espagnols ou les Casques bleus de l’ONU sont représentés en « héros humanitaires », de par leur autorisation limitée à utiliser la force et leur « dévouement » à construire des sociétés au lieu de les détruire. A l’instar de ces soldats portant des sacs de sable pour lutter contre les inondations dans leur pays d’origine, le personnel (para)militaire des contextes humanitaires est souvent dépeint comme une sorte d’expert civil logistique ou médical, et non comme l’incarnation de la violence d’État.
Un autre exemple est donné dans la présence des forces antiterroristes françaises en Afrique de l’ouest, souvent présentée comme un moyen de développer la région en assurant une stabilité socio-économique doublée d’une action humanitaire contre le nettoyage ethnique. Toutefois, elle s’inscrit dans la continuité de l’histoire coloniale et se concentre aussi, de manière frappante, dans les régions très importantes pour les industries françaises (exemple : les mines d’uranium au Mali et au Niger).
Dans ce troisième degré, on trouve également des stratégies d’aide au développement qui, en réalité, financent et développent les pays « donateurs ». Comment ? En distribuant des contrats et réallouant des fonds aux entreprises et organisations nationales qui agissent ensuite dans les pays « à développer » ; en utilisant l’aide au développement pour transformer l’excédent de matériels en symboles de solidarité internationale (tel l’exemple honteux de l’Union soviétique envoyant des chasse-neige en Guinée) ; ou en prenant le pouvoir sur des pays à l’aide d’un système de dettes internationales, de programmes d’ajustement structurel ou via les ONG, comme en Haïti.
Envers cette dernière démarche de substitution, citons Frédéric Thomas : « Des 2,4 milliards de dollars rassemblés par l’ONU à la suite du séisme de 2010 en Haïti, les organisations non gouvernementales (locales) et le gouvernement haïtien ne reçurent, de façon directe, qu’une part infime, respectivement 0,4% et 1% […] les États du Nord finançant d’abord leurs projets à travers leurs ONG. […] l’humanitaire tend à devenir le nom caché du politique : La politique institutionnelle ne dit plus son nom et emprunte cette voie, autrement plus séduisante et légitime, pour compenser son inaction ou, au contraire, pour catalyser son action. »
4) La collaboration
Dans le quatrième degré du nexus sécuritaire/humanitaire, des informations sont collectées ou des actions entreprises pour diffuser les résultats à l’ensemble sécuritaire ou les intégrer à celui-ci.
Même si les activistes et employés du secteur humanitaire acceptent souvent leur dépendance (forcée) au dispositif sécuritaire à contre-cœur et cherchent à « protéger » les migrants de ce dispositif, la collaboration à travers le nexus peut englober la circulation du « personnel, savoir-faire et ressources ». Ce fut le cas, entre autres, pour les informations recueillies lors d’entretiens menés par la Croix-Rouge avec les Garde-côtes des Canaries ou pour l’utilisation d’infrastructures humanitaires, comme l’usage d’un hélicoptère de Luxembourg Air Rescue pour surveiller la Méditerranée dans le cadre de missions de FRONTEX.
5) La Fusion
Le cinquième degré du nexus sécuritaire/humanitaire marque l’endroit où l’aide humanitaire est directement utilisée à des fins sécuritaires. Cela peut être observé de différentes manières, comme par exemple, dans des discours sur l’aide au développement pour empêcher les migrations, l’évocation de « contrôles des migrations humanitaires ».
En résumé, il s’agit d’une aide au développement qui épouse toute action de réduction des facteurs d’attraction des migrations. Cela comprend la violence sécuritaire, décrite comme humanitaire, pour empêcher les migrants de partir au large sur des bateaux dangereux ou d’étouffer à l’arrière de camions sur des autoroutes européennes. Mais cela comprend aussi les fonds et activités désignés comme de l’aide au développement dans le cadre de mesures « stabilisatrices » de sécurité (telle l’abjecte assistance américaine en Afghanistan, Israël et Jordanie, ou les larges sommes versées, directement ou indirectement, à l’armée égyptienne).
Conclusion
Cinq degrés du nexus sécuritaire/humanitaire ont été définis ci-dessus, allant d’une action anti-humanitaire directe et souvent mortelle à des politiques structurelles aux effets sécuritaires « indirects », menées à travers une aide au développement et une assistance humanitaire, souvent caractérisées par des mesures de « stabilisation » politiques, militaires et économiques.
Dans chaque cas évoqué, l’humanitaire et le sécuritaire sont entremêlés et non fortuits. Bien qu’il ne semble pas totalement faux de placer le projet de prestige le plus désintéressé, dirigé par un État, dans une stratégie générale d’accumulation de capital symbolique et de soft power, notre analyse ne cherche pas à suggérer que toute action humanitaire serait sécuritaire.
En résumé, nous préconisons d’étudier la relation entre migration et développement via la recherche d’un nexus sécuritaire/humanitaire par État et acteurs qu’il finance ; un nexus dont les modes de perception et d’action (re)produisent le racisme structurel sur lequel ils sont basés. Cela signifie qu’il ne faut pas seulement chercher à identifier les transgressions individuelles contre les migrants, mais aussi travailler à comprendre comment les logiques racistes et militaires se répandent y compris dans une « assistance » offerte au nom de la solidarité internationale et des droits humains.
Il reste certain que pour briser le nexus sécuritaire/humanitaire, il faut en finir avec ce qu’Anne Hammerstad a appelé la « sécurisation des migrations ». Si la sécurisation fait bien référence à la façon dont les « immigrés, demandeurs d’asile et réfugiés » sont représentés comme des « menaces à la cohésion communautaire », alors la désécurisation des migrations et la déconstruction de l’État-nation qui en dépend sont nécessaires à la destruction du nexus sécuritaire/humanitaire.
Même dans les contextes de micro-État comme le Luxembourg, un tel projet nécessite une analyse de l’implication nationaliste (matériaux, services, fonds, idéologie) à travers les cinq degrés du nexus. La critique succincte de toute logique d’État ou de capital, de violence et de racisme structurel, doit aussi impliquer la construction d’une action citoyenne. Basée sur de larges coalitions, celle-ci doit comprendre des analyses universitaires engagées (borderline-Europe, bordermonitoring.eu, bordercriminilogies, Afrique-Europe-interact) comme des groupes de solidarité active dont la composition interne neutralise les logiques nationales militaires de construction du communautaire et de sécurité.
L’engagement dans la désécurisation des migrations et la destruction des frontières en Europe doit donc être plus qu’une simple critique. Il faut développer et commencer à mettre en place des visions de convivialité radicalement différentes de celles de la Nation.