Bien que les récentes protestations au Pérou aient été déclenchées par la déclaration d’une destitution présidentielle due à “l’incapacité morale” du président de la République de l’époque, Martín Vizcarra, une série d’aspects structurels liés aux valeurs démocratiques peuvent nous éclairer pour comprendre le moment actuel, marqué – entre autres – par des mobilisations et des protestations similaires en Amérique latine et les récentes tentatives de “destitution” du président sortant des États-Unis, Donald Trump. |
Protagonistes : les jeunes
Commençons par un rapide rappel des moments forts tels qu’ils se sont produits au Pérou en novembre dernier, pour enfin donner une clé d’interprétation générale des événements qui se sont déroulés.
Les protestations au Pérou ont commencé le 9 novembre 2020 dans plusieurs villes du pays, avec l’expression publique de l’indignation d’une grande partie de la population face à la destitution du président Vizcarra. Les manifestants sont descendus dans la rue pour rejeter la prise de fonction présidentielle – un acte législatif anticonstitutionnel pour certains – du président du Congrès, Manuel Merino. Les manifestants, parmi eux la dénommée “Génération du Bicentenaire” – une référence au bicentenaire de l’indépendance du pays en juillet 2021 – ont défilé sous les slogans “Merino ne me représente pas”, “Merino n’est pas mon président”, entre autres. Un an plus tôt, presque jour par jour, des manifestations avaient éclaté en Colombie, au Chili et en Bolivie.
Dans le cas du Pérou, le mouvement a été composé essentiellement par des jeunes, qui exprimaient dans sa protestation le rejet général de “l’establishment” politique. Cette génération était considérée comme apolitique et même “individualiste”. Or, elle a joué un rôle principal dans la chute du président Manuel Merino et la demande de changement de la Constitution héritée du régime d’Alberto Fujimori (1990 – 2000). Bien qu’il s’agisse d’un mouvement social très fragmenté, hétérogène et dispersé, il a renversé en moins d’une semaine un gouvernement et a fait reculer une partie de la classe politique qui, par un coup d’État parlementaire, l’avait porté au pouvoir.
Certains analystes considèrent qu’il existe des éléments communs entre ces mobilisations et l'”explosion sociale” qui s’est produite au Chili vers la fin de 2019. Pour d’autres analystes, les événements au Pérou sont assez similaires à ceux qui se sont produits en Argentine, avec les protestations portées par le slogan « Qu’ils partent tous » (”Qué se vayan todos”) en 2001[1]. Le fait est que, dans le cas du Pérou, il s’agit là d’une des plus grandes campagnes de protestation de l’histoire moderne. Des manifestations et des arrestations se sont succédées dans les régions et les villes du pays, faisant 2 morts et 210 personnes blessées. Si la demande de modification de la Constitution héritée de la dictature d’Alberto Fujimori peut apparaître comme le point culminant de la protestation, celle-ci est très hétérogène, avec un agenda assez vaste, des groupes divers et un récit encore diffus.
Quelle est la particularité des manifestations en 2020 ?
Quelle est la particularité de cette manifestation au Pérou du 2020 ? Tout d’abord, il est important de signaler que la protestation sociale est et a été un phénomène récurrent dans l’histoire péruvienne. Selon le bureau du Médiateur, rien qu’entre 2008 et 2018, plus de 11 600 protestations ont été enregistrées dans tout le pays, dont 23 % ont impliqué au moins un acte de violence.
Dans ce cas, comme dans tant d’autres manifestations, la frustration face à l’inefficacité des canaux institutionnels pour traiter les demandes a conduit des dizaines de milliers de Péruviens à demander la dissolution du régime de facto. Auparavant, ce sont trois les éléments qui ont agi comme soupape pour échapper à l’explosion de cette désaffection généralisée à l’égard du système politique.
Primo, le taux élevé de travail informel au Pérou (75,2%) qui fonctionne comme un “décompresseur” de protestations, en raison de l’offre quasi inexistante de prestations par l’État (la grande majorité des travailleurs informels arrive à peine à subvenir à leurs besoins). La deuxième soupape d’échappement fut la lutte contre la corruption entamée par l’exécutif lui-même, ce qui a fait que, malgré la désaffection des citoyens pour les nombreux scandales de corruption, l’attention se soit concentrée davantage sur la classe politique et le gouvernement, et pas nécessairement sur l’État. Enfin, tertio, il y a les appels incessants du gouvernement renversé de Martin Vizcarra à se mettre à l’écoute des demandes “de la rue“, contrairement à ce qui ont préconisé d’autres présidents de la région et en raison, notamment, de l’absence d’un soutien politique propre au Parlement.
Au Pérou, la protestation populaire a traditionnellement fonctionné par l’intermédiaire d’organisations sociales précaires et débutantes, fonctionnelles aux milliers de petites protestations locales. Il existe peu de plateformes régionales, et encore moins de plateformes nationales, qui aient réussi à se structurer de manière prolongée, comme c’est le cas, par exemple, au Chili. L’un des plus importants réseaux est la Coordination nationale des droits humains, qui a permis, en début de siècle, l’organisation des marches principalement contre le « fujimorisme » et la corruption. La faiblesse de la société civile et l’inefficacité des canaux institutionnels pour relayer et soutenir les demandes sociales ont été aggravées en 2020 par la crise sanitaire de la COVID-19. Toutes les contradictions inhérentes à la précaire stabilité politique d’antan ont fini par exploser.
Un ” miracle ” économique et politique tant attendu
La crise sanitaire a été accompagnée d’une crise économique aiguë et d’une aggravation des inégalités sociales. Le Pérou bat des records en matière de taux de mortalité, alors qu’il est annoncé que le PIB va chuter de plus de 12 % en 2020. Au milieu des malheurs nationaux, certains parlementaires s’amusaient à proposer des mesures économiques qui risquaient de creuser davantage la crise. Au lieu d’opter pour un pacte commun pendant la période d’urgence, de nombreuses autorités ont agi en fonction de leurs propres intérêts, en négociant leur loyauté. Le président Merino n’a eu besoin que des votes de 5 000 personnes pour être élu député, et de 105 voix de ses collègues – dont 68 font l’objet d’une enquête pour différents chefs d’accusation – pour usurper la présidence.
La politique péruvienne, et en particulier la politique du Congrès, était alors devenue une véritable “bombe à retardement”. Le premier ingrédient était un système de partis faible et fragmenté qui encourageait les élus à changer d’alliance en fonction de leurs intérêts, plutôt que de suivre des directives idéologiques. La seconde est l’absence de limites strictes sur le financement des campagnes électorales, permettant aux entreprises de financer les candidats et d’acheter de l’influence. Et enfin, l’interdiction de réélection des parlementaires, approuvée par référendum en 2018, qui a eu un impact négatif sur la qualité du travail parlementaire. Ces éléments, associés à un ensemble de politiques d’État malavisées au cours des décennies, ont ouvert la voie à la crise politique actuelle. Tout cela, malgré le fait qu’à la fin du mandat présidentiel d’Alberto Fujimori (2000), l’environnement national et international était beaucoup plus “pro-démocratique” et que les gouvernements péruviens ont bénéficié de la flambée internationale du prix des matières premières. Le Pérou a connu à cette occasion une croissance économique, poursuivant le modèle économique des années 90, ce qui a donné une certaine stabilité aux dirigeants. On y a embrassé l’idée du “miracle économique” péruvien – de la croissance, mais pas du développement durable – et aussi celle du “miracle politique” – l’expérience d’une démocratie péruvienne sans partis. Mais ce n’était qu’un simple mirage.
Un système « sans partis politiques » ni groupes d’intérêts
Dans son roman « El zorro de arriba y el zorro de abajo », publié à titre posthume en 1971, l’anthropologue péruvien José María Arguedas fait allusion à la situation sociale comme à un véritable “chaudron” dans lequel coexistent différents acteurs, un espace dans lequel l’impérialisme, le capitalisme national et la culture andine s’entremêlent, et qui est dépeint comme une chaîne de transactions sexuelles. Ce roman peut être lu comme un compte-rendu des difficultés implicites dans la construction d’un macro “corps politique” qui donne un sens à ses membres. Arguedas soulève en particulier les difficultés qu’éprouve l’État-nation (monocultural, monolingue) à articuler une communauté (plurielle) avec un sens. Du fait de cette incapacité, les parties ou éléments sociaux appelés à constituer l'”ordre politique” au Pérou opèrent dans les limites imposées par la mort, l’agression, la méfiance et la violence.
L’allégorie du four ou de la “marmite bouillante” exprime bien la réalité brûlante du Pérou d’aujourd’hui. L’impossibilité de former des “groupes d’intérêt” ou des “partis politiques” est un de ses éléments centraux, car l’espace nécessaire à un consensus minimum sur les règles du jeu politique n’existe pas ou n’a pas été construit. En d’autres termes, sans moyens efficaces pour articuler leurs intérêts, les “citoyens” ressentent une perte totale de confiance dans la sphère publique, tandis que les formes traditionnelles d’association ont également perdu leur pertinence. Le projet d’un État providence pour les (nouveaux) acteurs est vide de sens.
Une réelle porte pour l’avenir ?
Rien que pour la période 2016-20, le Pérou a connu cinq tentatives de destitution du président, une tentative réussie de dissolution du Congrès et quatre présidents de la République. Pour la première fois depuis deux décennies, un président a été élu sans majorité au Parlement. L’opposition était si écrasante qu’elle a fini par déstabiliser complètement le gouvernement en place, au point de le contraindre à démissionner sur la base de prétendus actes de corruption. Le bouclier parlementaire des gouvernants a alors été brisé et toutes les contradictions de la stabilité précaire ont fini par exploser. Les mécanismes extrêmes de vacance de poste, de démission du président, de dissolution du Congrès et de protestation sociale ont suivi. C’est la clé de la rupture de l’ordre démocratique éphémère.
Mais les protestations d’aujourd’hui nous ramènent aussi aux mirages, aux fantômes du passé. Dans une perspective structurelle, elles interpellent cette expérience d’un projet de démocratie péruvienne sans “groupes d’intérêt” et sans partis politiques. Elles nous incitent également à réfléchir sur cette génération ─ dite la “génération du Bicentenaire” ─ qui a porté un récit contribuant à faire émerger une identité ancrée dans les valeurs démocratiques. Enfin, la contestation sociale péruvienne de 2020 nous impose de penser à l’effritement d’un ordre antérieur et à la manière dont la nouvelle communauté doit être construite, grâce à la communication et à la reconnaissance que les acteurs (et les générations) peuvent acquérir dans une nouvelle coexistence.
Gustavo Hernandez, anthropologue, docteur en études latino- américaines de l‘Université du Texas à Austin. Expert du groupe des Nations unies „Harmonie avec la nature“. Il a travaillé à Bruxelles en tant que coordinateur de l‘Association latino-américaine des organisations de promotion du développement (ALOP).
[1] La crise politique de 2001 signale les faiblesses structurelles de la représentation publique en Argentine. L’alliance politique portée au pouvoir en 1999 montre l’aspiration des électeurs aux changements mais son échec marque un degré de plus dans l’affaiblissement de l’État et le discrédit des politiques que résume la formule « Qu’ils partent tous ».