Nelson Maldonado-Torres affirme que nous « respirons la colonialité tout le temps et tous les jours ». Les événements, personnages historiques et exemples scientifiques suivants remettent en question le « savoir » commun et le décolonisent.
1. Aujourd’hui, la carte du monde la plus célèbre et la plus utilisée est celle de Mercator (projection cartographique cylindrique) créée par le cartographe et géographe Gerardus Mercator en 1569. Cette carte du monde a été utilisée jusque dans les années 2010 par Google Maps, maintenant Google et la plupart des applications de cartographie en ligne utilisent la projection Web Mercator. Nous n’avons pas besoin de la présenter car vous la connaissez probablement par cœur. Les cartes les plus courantes, y compris la carte de Mercator, présentent l’hémisphère nord en haut et l’hémisphère sud en bas. Elles présentent également l’Europe au centre. Elles exagèrent les régions polaires, ce qui tend à agrandir la superficie des pays de l’hémisphère nord et à réduire celle des régions proches de l’équateur, comme l’Afrique ou l’Amérique du Sud.
La carte ci-dessous vous donne une perspective très différente du monde. Elle est basée sur la projection Natural Earth introduite en 2011 par Tom Patterson. Ce qui pourrait vous surprendre le plus, c’est que l’hémisphère sud se trouve en haut. Où est l’Europe ? Pour une fois, elle n’apparaît pas au centre. À sa place, nous voyons l’Australie et beaucoup d’eau ! La Terre est vraiment la planète bleue. Enfin, cette projection cartographique est un compromis entre les projections conformes (préservation locale des angles, comme la projection de Mercator) et les projections à superficie égale (préservation de la mesure des superficies). Les pôles ne sont pas aussi grossièrement exagérés, mais l’Afrique et l’Amérique du Sud sont tout de même plus grandes qu’elles n’apparaissent sur cette carte.
La cartographie, comme toutes les disciplines scientifiques, fait des choix sur ce qui est valable et important à afficher et comment l’afficher.[1] Les cartes sont une représentation du monde et sont définies par la vision du monde de leurs auteurs. Il est possible de dévoiler les hypothèses sous-jacentes. Dans le cas de la carte de Mercator, les hypothèses remontent à l’époque coloniale, lorsque cette carte a été réalisée. Elle véhicule l’eurocentrisme, la supériorité du Nord sur le Sud, et la minimisation du Sud global, principalement l’Amérique du Sud et l’Afrique. Les cartes étaient utilisées comme une forme de contrôle et de domination politiques. Il existe de nombreuses possibilités de décrire et de se rapporter au monde, et les choix de la carte décolonisée sont aussi valables que la projection de la carte Mercator.[2] [1] La cartographie et toutes les disciplines scientifiques ont des angles morts. Par exemple, les anciennes cartes européennes ne montraient pas le nouveau continent alors qu’il existait et qu’il était habité. [2] Dans tous les cas, une carte de la Terre en 2D présentera des inexactitudes car elle tente de représenter une planète en 3D de forme ellipsoïdale irrégulière comme la Terre. C’est-à-dire que quelque chose sera inévitablement déformé. |
2. Maintenant que nous nous sommes interrogés sur la carte du monde, pourquoi ne pas revoir un fait historique, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb le 12 octobre 1492.
Cette date marque un événement marquant dans « l’histoire universelle », mais pas pour l’ « Amérique » qui venait d’être découverte. Comment le continent a-t-il pu être « découvert » si des gens y vivaient déjà depuis des milliers d’années ? La notion de « découverte » invisibilise les cultures, les connaissances et l’histoire déjà présentes sur place. Mais ce n’est pas le seul détail surprenant. Il est étonnant de constater que le continent porte toujours le nom d’Amerigo Vespucci, qui est arrivé après Christophe Colomb et qui a réalisé qu’il s’agissait d’un nouveau continent du point de vue des Européens. Tout le continent porte le nom d’un colonisateur sans aucun lien avec ses véritables habitants.
Cette date est un événement marquant pour de nombreux peuples Autochtones, non pas comme la « découverte » de l’ « Amérique », mais comme le début de la mondialisation du racisme et des relations économiques capitalistes. À l’appui de leur point de vue, le sixième rapport du GIEC (AR6)[1] affirme cette année pour la première fois que le colonialisme est un moteur historique et permanent de la crise climatique. En ce sens, le 12 octobre 1492 est un événement marquant de « l’histoire universelle ». [1]https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/downloads/report/IPCC_AR6_WGII_SummaryForPolicymakers.pdf |
3. Prenons l’exemple de deux figures célèbres et bien-aimées de ce que nous appelons « l’histoire universelle ».
Victor Hugo (1802-1885) était un écrivain et un homme politique français. Il a contribué énormément à la littérature avec des thèmes intemporels tels que l’amour, la compassion et la dignité de la personne humaine. Certains de ses romans les plus célèbres sont Notre-Dame de Paris et Les Misérables. Victor Hugo était un homme politique et un humaniste renommé dont l’appel à la justice sociale en France lui a coûté l’exil. | Albert Einstein (1879-1955) est considéré comme l’un des physiciens les plus grands et les plus influents de tous les temps. Un génie. Sa contribution la plus connue est sa théorie de la relativité générale, et son équation E=mc2 est l’une des plus célèbre. Il est né en Allemagne et il était juif. Lors d’une visite aux États-Unis, Hitler est arrivé au pouvoir et Einstein s’est finalement installé aux États-Unis. |
A y regarder de plus près, l’humanisme de Victor Hugo avait ses limites. À la fin de sa vie, lors d’un banquet en l’honneur de l’abolition de l’esclavage (qu’il soutenait), il déclara :
« Au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra.»[1]
Ce n’était pas sa seule déclaration sur la supériorité de l’Europe sur l’Afrique. [1] Plus d’information : https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/culture-africaine/quand-victor-hugo-defendait-la-colonisation-de-l-afrique_3402337.html
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Albert Einstein était également un humaniste. Malgré la large couverture historique de sa vie, on sait peu de choses sur son opposition franche au racisme et sur ses relations avec les figures du mouvement des droits civiques des Afro-Américains. Il a défendu et fait campagne, à l’intérieur et à l’extérieur des tribunaux, pour les personnes accusées à tort (il s’est même proposé comme témoin aux procès). Lors d’un discours rare et exceptionnel prononcé dans l’un des premiers établissements de l’enseignement supérieur destiné aux Afro-Américains, il a déclaré :
« Il existe une séparation entre les personnes de couleur et les personnes blanches aux États-Unis. Cette séparation n’est pas une maladie des personnes de couleur. C’est une maladie des Blancs ».
Si les médias n’ont pas couvert son plaidoyer, le FBI l’a suivi de près : ses communications et son domicile ont été mis sur écoute et 1 500 pages ont été compilées sur son soutien antiraciste.[1] [1] Plus d’informations : https://news.harvard.edu/gazette/story/2007/04/albert-einstein-civil-rights-activist/ |
Leur engagement, chacun dans son propre siècle et sa propre période, pour ou contre le colonialisme et le racisme a été historiquement invisibilisé. Cela s’appelle la méconnaissance du passé et ce n’est pas un accident.
4. De temps en temps, nous entendons à nouveau dire à quel point nous sommes privilégiés et que nous avons la responsabilité d’aider un enfant du Sud global, en particulier en Afrique. Certaines organisations gouvernementales et non gouvernementales, et les médias appellent à nourrir l’Afrique parce que les gens meurent de faim.
Il existe une faim terrible dans certaines régions d’Afrique qui s’est aggravée avec le Covid-19 et qui s’aggrave avec la crise climatique. La faim est également présente dans des régions de l’Amérique latine et d’Asie. Ne remettons pas en cause le fait que les initiatives des organisations gouvernementales et non gouvernementales du Nord global sont nécessaires, face à la crise de la faim. L’intention est de surmonter la compréhension monolithique et simple de la faim en Afrique. Qu’est-ce qui n’est pas dit ?
Les voix, les capacités, les connaissances de l’ensemble des peuples d’un continent immense, divers et riche ne sont pas mentionnées. Premièrement, l’Afrique possède à elle seule 65 % de toutes les terres arables restantes dans le monde. Le président de la Banque africaine de développement, Akinwumi Adesina, reconnaît, qu’étant donné le pourcentage des terres arables en Afrique, « ce que l’Afrique fait avec l’agriculture déterminera l’avenir de l’alimentation dans le monde ». Deuxièmement, les céréales indigènes, telles que le millet, le fonio et le sorgho, sont plus nutritives (fer, zinc, phosphore) que les céréales étrangères importées. Elles sont également résistantes aux climats semi-arides, voire arides. Troisièmement, le blé et le maïs importés ne sont pas indigènes à l’Afrique, ils sont devenus les céréales dominantes dans certains pays d’Afrique en raison de l’influence des tarifs compétitifs (subventions des pays exportateurs du Nord) et des notions coloniales selon lesquelles les céréales indigènes sont « la nourriture des pauvres ». L’influence néocoloniale du Nord global sur de nombreuses anciennes colonies et au-delà n’est pas non plus considérée. Pour ne citer qu’un exemple, prenons la visite d’Emmanuel Macron, président français, dans plusieurs pays d’Afrique en juillet de cette année pour réaffirmer l’influence européenne. En Guinée-Bissau, Macron a fait la promotion de l’eco, la nouvelle monnaie qui remplacera la monnaie actuelle (le franc CFA) dans plusieurs pays africains. Elle ne sera pas si différente de l’ancienne monnaie… puisqu’elle restera adossée à l’euro. Elle fonctionnera selon un taux de change fixe, ce qui empêchera toujours les pays africains d’avoir une politique monétaire indépendante. La France conservera le rôle de garant, ce qui lui permettra d’exercer un pouvoir sur les réserves. M. Macron a également évoqué le maintien de la présence militaire française, entre autres « coopérations ». La veille, au Bénin (une ancienne colonie française jusqu’en 1960), Macron a décrié la Russie « comme l’une des dernières puissances coloniales impériales », alors que son propre programme de tournée était rempli de pratiques (néo)coloniales. Considérer les peuples de l’Afrique, et du Sud global, uniquement comme des victimes ayant besoin d’aide, revient à leur attribuer une position d’infériorité. Cette perspective invisibilise les connaissances, l’histoire, les voix et les capacités des personnes en première ligne. La colonialité est une impasse qui ne permet pas de voir l’action du Sud global et qui ne permet pas d’assumer la responsabilité historique du Nord global. Ce n’est qu’en sortant de cette impasse que nous pourrons trouver des solutions cohérentes et holistiques à la crise climatique et aux autres crises qui se chevauchent. |