Monsieur Kodjovi DETCHINLI est Consultant en Formulation (Planification), Analyse, Gestion, Suivi, Evaluation et Capitalisation de politiques, programmes et projets de développement pour le compte de plusieurs organisations internationales intervenant en Afrique, dont l’ASTM. Il travaille sur plusieurs thématiques et problématiques du développement dont le genre, l’inclusion, les droits humains, la protection de l’environnement, la gouvernance, etc. Il est également Chercheur associé à un laboratoire de recherche de l’Université de Lomé (Togo). |
La question du rôle des femmes dans le développement en Afrique subsaharienne fait débat depuis plusieurs années. Et pourtant elle est loin d’être tranchée, épuisée, tant le sujet est vaste et profond. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une question qui se pose spécifiquement à l’Afrique subsaharienne. Au contraire. La question est en effet planétaire et se pose sur tous les continents, bien entendu avec des connotations particulières spécifiques à chaque contexte. Elle est d’ailleurs au cœur de l’agenda international du développement depuis plus de deux décennies à travers les Objectifs du Millénaire pour le Développement et les Objectifs de Développement Durable.
On attribue généralement aux femmes un triple rôle dans la société : un rôle reproducteur (ou procréateur), un rôle productif (ou économique) et un rôle communautaire (ou politique). Et tout le débat sur le rôle des femmes dans le développement peut être résumé au débat sur le difficile équilibre entre les trois pôles du triple rôle de la femme dans la société.
Si le rôle reproducteur de la femme est universellement reconnu, ses rôles productif et politique semblent être moins reconnus et peu valorisés. Pour illustration, en octobre 2010, 252 femmes représentantes des organisations de la société civile et femmes leaders d’organisations de la base en provenance de 33 pays africains, réunies au Forum des ONG en prélude au Lancement de la Décennie de la Femme Africaine, avaient publié un communiqué dit « Le Communiqué du 10-10-10 » à travers lequel elles appelaient les Etats Membres de l’Union Africaine à :
- « reconnaître et apprécier le rôle essentiel que jouent les femmes de la base en complétant l’Etat en matière d’accès aux besoins élémentaires notamment de santé et de logement, l’accès à la justice à travers des modèles comme des groupes communautaires de Contrôle des Terres, et la gestion des ressources naturelles»
- « investir dans l’habileté prouvée par les regroupements de femmes de la base de se mobiliser et de s’organiser sur les questions de gouvernance et de responsabilité ainsi que de développement».
Plus de 10 ans après, la question du rôle des femmes dans le développement alimente encore les débats dans divers espaces et sphères, y inclus les colloques et autres manifestations scientifiques organisés par les universités de la région. Le présent article s’invite dans ce débat non point pour le clore mais plutôt pour le relancer, en partageant des questionnements suscités par certains constats de terrain.
Sur le terrain, pour tout observateur attentif des processus de développement en Afrique subsaharienne, les évolutions du rôle (ou plutôt de la place) des femmes dans le développement au cours des deux dernières décennies sont très frappantes. Pendant longtemps exclues, écartées, ignorées, négligées, bref « invisibilisées » dans les processus de développement, les femmes sont de plus en plus en avant-plan des efforts et des « success stories » en matière de développement en Afrique subsaharienne. On note en effet la présence croissante de femmes à la tête des associations et ONG de développement. Plusieurs comités locaux de développement ou de gestion de projets de développement sont de plus en dirigés ou contrôlés ou dominés par des femmes. On assiste ainsi à l’émergence progressive d’un véritable leadership féminin dans la gestion des processus locaux de développement.
La participation des femmes à la croissance économique est de plus en plus reconnue et valorisée. Outre le cas longtemps bien connu du commerce des pagnes dominé par les célèbres « Nana Benz[1] » de Lomé, plusieurs secteurs économiques clés comme l’agriculture (notamment la production maraîchère), la « petite » transformation agroalimentaire, le « petit » commerce des produits agricoles et des denrées alimentaires, etc. sont de plus en plus investis et dominés essentiellement par les femmes. La CTPA (Coopérative de transformation des produits agricoles), une organisation partenaire de ASTM au Burkina Faso, est une illustration particulièrement édifiante de ces nouvelles dynamiques de la place des femmes dans le développement en Afrique. On peut également citer le cas des unions de femmes productrices de riz étuvé, des organisations de femmes promotrices d’unités de transformation des fruits et des légumes, etc. dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. Et la liste n’est pas exhaustive.
Toujours sur le plan économique, les initiatives de mobilisation et de redistribution de l’épargne rurale, de réappropriation du contrôle des citoyens sur leur argent comme les tontines traditionnelles, les GEC (groupes d’épargne et de crédit), sont essentiellement portées et entretenues par les femmes. Au passage, il est important de souligner à l’attention du lecteur ou de la lectrice qu’il ne s’agit pas ici de la microfinance « classique » à propos d’ailleurs de laquelle on peut légitimement se demander ce qu’elle aurait été sans les femmes.
Les femmes sont également de plus en plus présentes dans les efforts de gestion de l’environnement et de lutte contre le changement climatique dans plusieurs pays ouest-africains. Au Togo par exemple, dans les projets d’électrification solaire, de plus en plus, ce sont les femmes qui sont formées pour l’installation des kits solaires dans les villages. Les femmes sont par ailleurs au premier plan des efforts de gestion et de recyclage des déchets au Bénin, au Ghana, au Togo, etc. que ce soit en matière de tri-compostage des ordures ménagères ou de recyclage des déchets plastiques.
Ces quelques exemples indiquent que de la position de simples « reproductrices » et « spectatrices », les femmes semblent s’ériger de plus en plus en des « locomotives » des processus locaux de développement en Afrique subsaharienne. Elles sont de plus en plus reconnues par plusieurs acteurs de développement comme incontournables pour relever les défis de l’efficacité, de l’efficience et de la durabilité, bref de la réussite des projets ou actions de développement, au point d’être présentées par certains observateurs et analystes comme « l’espoir de l’Afrique ». Au regard de la persistance (voire de l’accentuation) des inégalités entre les femmes et les hommes largement relayée par les médias et les acteurs du développement, cet enthousiasme et cet optimisme par rapport aux perspectives du rôle des femmes dans le développement en Afrique subsaharienne sont-ils réalistes ? En d’autres termes, l’émergence récente du leadership féminin dans le portage et le pilotage de processus locaux de développement en Afrique subsaharienne est-elle un phénomène irrésistible, irréversible et durable ? Jusqu’à quel degré peut-elle transformer les rapports sociaux entre les hommes et les femmes ? Ces questions appellent aussitôt plusieurs autres questions relatives notamment aux causes de la marginalisation des femmes dans le fonctionnement général de nos sociétés et du monde d’aujourd’hui.
Avec un peu de recul, on peut en réalité se demander comment on a pu pendant si longtemps marginaliser les femmes dans les efforts de développement tant elles sont concernées par presque toutes les problématiques du développement. En effet, les femmes sont plus touchées par la pauvreté que les hommes, quelle que soit l’approche d’analyse ou de lecture considérée (approche monétaire ou approche basée sur les besoins essentiels ou approche basée sur les capacités ou encore approche basée sur les droits humains). Les femmes sont également les plus touchées par l’analphabétisme, les discriminations, les inégalités sociales, les injustices, les violations de droits de l’homme, etc. Les femmes sont d’autre part au cœur des débats sur les liens entre la croissance démographique et le développement en Afrique subsaharienne. Certains spécialistes et certaines institutions internationales comme le Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD) ont même essayé de chiffrer le coût (ou le manque à gagner) des inégalités de genre pour les économies africaines. Globalement, ledit coût se chiffre en moyenne à plusieurs milliards de dollars US par an pour l’Afrique subsaharienne, et ce, depuis plusieurs années. Les constats et les analyses ci-avant exposés sont bien connus des décideurs politiques et des acteurs du développement en Afrique subsaharienne. Ils indiquent qu’en réalité, les femmes ne devraient jamais être tenues à l’écart des processus de développement ! Pourtant, cela s’est produit et se produit encore. La question logique qui suit est alors : pourquoi ?
Parce que le fonctionnement de nos sociétés et du monde repose essentiellement sur deux systèmes dominants complémentaires qui créent et se nourrissent des inégalités sociales, à savoir le patriarcat et le capitalisme (néolibéralisme). Ces deux systèmes se caractérisent par un accaparement, une accumulation et une concentration insatiables, illimités des pouvoirs et des ressources par une minorité (ou les plus forts) au détriment de la majorité (ou les plus faibles). Les autres causes apparentes ou immédiates comme les guerres, les conflits armés, les troubles sociopolitiques, les mesures et politiques publiques génératrices d’inégalités, etc. s’enracinent en fait dans l’un ou l’autre des deux systèmes dominants, bien ancrés dans les mœurs et qui régissent depuis plusieurs siècles maintenant le fonctionnement de nos sociétés. Aujourd’hui, le capitalisme est présent partout sur la terre, même dans les villages les plus reculés des anciens pays communistes. Fort heureusement, les effets dévastateurs du capitalisme sont de plus en plus dénoncés par plusieurs économistes et spécialistes du développement. Le bilan mitigé des récents mouvements de lutte en faveur de l’accès à la terre pour les femmes en Afrique subsaharienne illustre bien le poids et la résistance des coutumes patriarcales.
Pour revenir à notre question initiale, les enjeux du développement et les évolutions récentes observées sur le terrain autorisent à croire que les femmes devraient nécessairement faire partie de « l’espoir de l’Afrique ». Elles n’ont pas besoin d’être à elles seules « l’espoir de l’Afrique ». Mais le chemin vers une société africaine totalement transformée au sein de laquelle les hommes et les femmes ont les mêmes chances de participer au développement de leur communauté semble encore long. Et ce chemin devrait être balisé par un fort mouvement de construction d’alternatives viables au patriarcat et au capitalisme.
Notes de bas de page :
[1] « Nana Benz » (littéralement Maman Benz) est le surnom donné aux femmes d’affaires togolaises qui ont fait fortune dans le commerce ou la distribution de pagnes (Wax Hollandais), une activité prospère surtout dans les années 1960 à 1980. Elles auraient été les premières (et pendant longtemps les seules) à circuler en véhicules de marque Mercedes-Benz au Togo. Elles étaient parmi les premières femmes millionnaires (voire milliardaires) d’Afrique de l’Ouest. Dans certaines langues locales togolaises (adja, mina, etc.), « nana » est un terme affectueux et familier dérivé de « ena » qui signifie « mère ». Dans le surnom « Nana Benz », le vocable « nana » exprime une marque de politesse et de respect (voire d’admiration) pour ces femmes d’affaires pas toujours lettrées mais qui se sont imposées comme de véritables expertes en négoce international.