« Prendre soin de la nature » : un lieu commun ?

Dans un article paru en 2013[1], la philosophe Aliènor Bertrand s’interroge sur la possibilité d’étendre l’éthique du soin à l’environnement. Ce questionnement fait écho à ce qui apparaît aujourd’hui comme un lieu commun : « il convient de prendre soin de la nature ». C’est cette apparente évidence que nous allons examiner ci-dessous.

« Soin » est la traduction imparfaite en français du terme anglais « care » qui recouvre « un spectre sémantique très large, allant d’une disposition à l’attention, à la sollicitude et au souci jusqu’aux actes mêmes de soin »[2]. Dans la mesure où c’est bien cette acception plus étendue à laquelle nous nous référons (qui n’est pas non plus entièrement rencontrée par le concept de « sollicitude »), j’utiliserai autant que possible le terme « care ».[3]

On parle de care parce que s’est développée, au départ des travaux de Carol Gilligan et de Joan Tronto, deux académiciennes états-uniennes, une philosophie morale qui place l’éthique du care au centre des préoccupations, par opposition à l’éthique de la justice. « Les éthiques du care, contextualistes et enracinées dans la relation vivante à autrui, sont construites contre le modèle dominant de la philosophie politique et morale contemporaine (caractérisée par la place centrale des valeurs d’autonomie individuelle, d’impartialité et d’équité, conçues comme des principes généraux) : elles visent à situer les sources de l’éthique dans l’ordinaire des vies, comprises sous le chef du lien et de l’interdépendance d’êtres humains vulnérables »[4]. Le care, comme éthique, comporte quatre phases : l’attention à un besoin (caring about), le fait d’assumer une responsabilité (taking care of), le fait d’accomplir des actes de soin (care-giving) et la réponse au soin (care-receiving)[5].

Sommes-nous la nature ?

Analysons d’abord ce qui est proposé comme nouvel objet du care : la nature. L’enjeu consiste ici à définir ce que l’on entend par nature, la conception que l’on en a. Comme le relève Carolyn Merchant, de la façon dont on décrit et appréhende les choses dépend la façon dont on se comporte à leur égard. Et à l’inverse, la pression économique et sociale visant à imposer un certain comportement vis-à-vis d’un objet entraine une évolution de sa description[6]. Le « est » de la science est en lien étroit avec le « doit » de l’éthique. Merchant cite l’exemple suivant : « Le système culturel de croyance de nombreuses tribus natives-américaines a subtilement guidé le comportement de groupe envers la nature durant des siècles. Smohalla, de la tribu du bassin de Columbia, donne voix aux objections indiennes face au comportement européen de la moitié du XIX siècle :

« Tu me demandes de labourer le sol ! Dois-je m’équiper d’un couteau et déchirer la poitrine de ma mère ? Alors, quand je mourrai, elle ne m’accueillera pas en son sein pour que j’y repose. Tu me demandes de creuser à la recherche de cailloux ! Dois-je creuser sous sa peau jusqu’aux os ? Alors quand je mourrai, je ne pourrai pas entrer dans son corps pour naître à nouveau. Tu me demandes de couper de l’herbe, d’en faire du foin et de le vendre, et de devenir riche comme les hommes blancs ! Mais comment oserais-je couper les cheveux de ma mère ? »[7]

Loin de cette idée, la conception de la nature qui prévaut aujourd’hui en Occident est celle des modernes, c’est-à-dire, une nature domaine de l’instinct et de la spontanéité, à laquelle s’oppose la culture, domaine du raisonné, du contrôle, de la connaissance ; une nature dont l’humain est extrait, séparé par son prétendu exceptionnalisme ; un monde éteint, insensible qu’il y a lieu d’exploiter, de mettre en valeur au profit de l’humain ; un univers qui se conçoit comme un ensemble de ressources naturelles ou de services écosystémiques, c’est-à-dire, par l’utilité qu’il peut avoir au sein du système socio-économique des humains ou encore, comme un paysage répondant à leurs attentes culturelles.

Si c’est de cette nature-là dont il faut prendre soin (cette nature-invention de l’homme moderne dont le poète Pessoa dit qu’elle est « une maladie de notre pensée »[8] et Philippe Descola qu’elle n’existe pas[9]), le soin qu’on va y apporter tendra immanquablement à reproduire le modèle de domination que sa définition induit. La nature peut alors faire l’objet d’évaluations monétaires complexes dont les résultats détermineront la façon dont elle sera traitée : ne sont dignes de soin que ces seules dimensions « des écosystèmes directement utiles, chacune étant envisagée séparément des autres. Celles qui ne nous apportent rien directement, comme les hectares de pleine mer, seront faiblement évaluées, et pourront donc continuer à être détruites ».[10] Dans un autre registre, comme la nature est un ensemble régi par des lois scientifiques que l’humain dit connaître, il développe, pour répondre au dérèglement climatique, des technologies de géo-ingénierie dont il prétend maîtriser les effets, comme la projection dans la stratosphère de particules de soufre censées réduire les effets du rayonnement solaire.

Cette nature-là est aussi trop abstraite, trop peu enracinée dans la vie ordinaire pour faire l’objet d’un véritable care. Olivier Rey critique la référence systématique à la notion de planète dans les discours publics, en relevant que la planète n’est pas une réalité éprouvée et qu’il est impossible de prendre réellement soin d’une abstraction pareille. « La prétention à sauver la planète, à préserver la biosphère, n’est qu’un prolongement de l’attitude qui conduit à la dévastation générale. La terre sous nos pieds est un sol vital, non une planète, nous vivons parmi des plantes et des animaux, non dans une biosphère »[11]. Aliènor Bertrand formule la même réserve, mais sous un autre angle : « En s’étendant à la nature, l’éthique du care saura-t-elle rester fidèle à ces présupposés contextualistes ?»[12]

Différente est la situation lorsque l’on parvient à se décentrer (ou plutôt, à se recentrer) et à appréhender autrement la nature, encouragé⸱e, par exemple, par les éthologues et les anthropologues, ou encore, éveillé⸱e par une expérience singulière avec des vivants non humains. La nature apparait alors comme une diversité de mondes qui cohabitent et interagissent (« La Nature est faite de parties sans un tout », Pessoa), « une nature matérielle dont nous faisons partie, avec laquelle nous sommes en relation d’interdépendance »[13] ; la sensibilité et l’intelligence ne sont plus vues comme l’apanage de l’espèce humaine[14] ; la pensé mécaniste n’est plus considérée comme universelle[15]. Alors, le comportement de l’humain à l’égard de la nature peut ne plus être celui de la domination.

Ferme du Hayon, Belgique. Copyright Brigitte Petre

La nature n’a pas besoin de nous ; nous avons besoin d’elle.

Interpréter l’expression « Prendre soin de la nature » suppose aussi que l’on s’attarde à la définition du soin. Quelle facette du care mobilisons-nous pour parler de nos rapports à la nature : l’attention, la sollicitude, le souci, le soin ?

La nature n’a pas besoin de l’humain pour subsister ; sans ses soins, elle se débrouille très bien. « En Allemagne, je les (les forestiers) ai souvent entendus dire que les forêts originelles ne pourraient pas survivre sans forestiers. Et pourtant, les arbres existent depuis plus de trois cents millions d’années, tandis que les humains actuels n’ont que trois cent mille ans d’existence et que le métier de forestier n’est apparu qu’il y a trois cents ans. Depuis toujours ou presque, les arbres se débrouillent très bien sans arbitres humains, du fait notamment qu’ils ne se livrent en réalité aucun combat ».[16]

Par contre, l’attention, ou, plus précisément, la sollicitude que comporte l’éthique du care implique un engagement de ne pas détruire, de ne pas maltraiter, de ne pas négliger. Ce qui compte surtout, plus que (et avant) de porter soin à la nature, c’est de veiller à ne pas la détruire. La préoccupation devrait donc passer du « Who cares ? » au « Who destroys ? »[17]. Mais l’on observe que souvent, des pratiques de soin à la nature, qu’elles soient menées de bonne foi ou non, ont pour résultat d’invisibiliser la réalité de la destruction. « We care » vise à passer sous silence « We destroy ». Les plantations d’arbres dans le Sud global au titre de compensation carbone a tendance à occulter les destructions collatérales liées aux émissions de CO2 prétendument compensées, à la suppression de cultures paysannes corrélatives et à l’appauvrissement de la biodiversité. Des aménagements « naturels et biodiversifiés » de l’espace public visent à cacher les ravages des cultures industrielles voisines.

Que la nature n’ait pas besoin des humains pour subsister ne signifie pas que leur cohabitation soit impossible. L’humain interagit nécessairement avec son milieu. Comme partie intégrante de la nature, il peut y construire un tissu de relations équilibrées. L’éthique du care donne lieu, en l’occurrence, à une forme de partenariat, sans surplomb humain[18]. Ni exploitation, ni sacralisation (comme dans l’éthique de la wilderness[19]) mais l’entretien de relations d’égal à égal qui se déploient au quotidien sur un territoire donné, avec une « discipline de l’attention générale » à toutes les singularités des partenaires, humains et non humains, vivants et non vivants, habitant les lieux[20]. Cette perspective, qui n’est pas nouvelle[21] mais est à renouveler parce qu’en rupture avec les conceptions mainstream du développement durable, invite à « inventer des formes alternatives d’habiter la Terre, des formes alternatives de s’organiser entre humains et d’entretenir des relations avec les non-humains ». [22]

C’est d’ailleurs, comme le revendiquent les populations indigènes et les communautés locales du Sud, cette éthique du partenariat qui devrait s’imposer là où des mécanismes de réparation ou de conservation sont mis en place, lorsque la destruction est déjà actée. Mais ce n’est généralement pas ce qui se passe. Les principes énoncés dans les déclarations formelles des instances internationales ont beau édicter que les populations locales doivent être associées à la conception et la mise en œuvre des mécanismes de réparation, les structures, les conditions et les méthodes des dispositifs de réparation et de conservation sont définis par des agents extérieurs, imprégnés de leurs connaissances propres, selon des critères ajustés aux exigences de diverses industries « humaines » (production, tourisme, chasse sportive, spectacle, finance) et s’imposent aux habitants locaux. Ce ne sont pas les communautés « attentives » au milieu local, ancrées dans le quotidien de relations complexes et d’interdépendance entre habitants des lieux qui définissent l’étendue et les formes des dispositifs de réparation, lesquels, nécessairement décontextualisés, sont loin de s’apparenter au care.

L’enquête de Guillaume Blanc sur les politiques conservationnistes menées en Afrique sous l’impulsion d’institutions internationales et d’ONG comme le WWF illustre de manière archétypale ce malheureux état de fait : « Cet idéal d’une nature débarrassée de ses habitants guide la majorité des aires protégées du continent. Voilà ce qu’est le colonialisme vert. À l’époque coloniale, il y avait le fardeau civilisationnel de l’homme blanc, avec des théories racistes pour justifier la domination des Africains. Depuis, il y a le fardeau écologique de l’expert occidental, avec des théories environnementales déclinistes qui légitiment le contrôle de l’Afrique. L’intention n’est plus la même, mais l’esprit reste identique : le monde moderne et civilisé doit continuer à sauver l’Afrique des Africains ».[23]

En définitive, l’approche du care appliquée au vivant rejoint les combats dé-coloniaux, tout comme elle rejoint les combats écoféministes et la dénonciation des leurres de la croissance verte: elle exige « d’interroger le rapport social et politique qui lie ceux qui polluent aux victimes de cette pollution »[24] et s’apparente à « un environnementalisme du pauvre (…) qui se préoccupe de la pollution, des inégalités environnementales, des populations vulnérables, de la qualité de vie au sens minimal des capabilités, environnementalisme qui est celui des couches sociales les moins favorisées, dominées et donc, majoritairement des femmes ».[25]

 


Notes:

[1] Aliènor Bertrand, Peut-on étendre l’éthique du soin à l’environnement ? dans la revue Éthique, politique, religions, 2013-2, n° 3, pp. 45 à 58.

[2] Ibidem, p. 48.

[3] Et je cesserai de mettre des guillements, tout comme au mot « nature », qui en mérite pourtant (voir plus loin).

[4] Sandra Laugier, Care, environnement et éthique globale, dans Cahiers du Genre, 2015-2, n° 59, p. 129

[5] Bertrand, op. cit., p 56.

[6] Carolyn Merchant, Exploiter le ventre de la terre, dans Reclaim, recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Emilie Hache, Éditions Cambourakis, 2016, p. 132.

[7] Carolyn Merchant, p. 141.

[8] Poème d’Alberto Caeiro Pessoa : « Je vis qu’il n’y a pas de Nature, que la Nature n’existe pas, qu’il y a des monts, des vallées, des plaines, qu’il y a des arbres, des fleurs, des herbes, qu’il y a des fleuves et des pierres, mais qu’il n’y a pas un tout dont cela fasse partie, qu’un ensemble réel et véritable n’est qu’une maladie de notre pensée. La nature est faite de parties sans un tout. Peut-être est-ce là le fameux mystère dont on parle ».

[9] Philippe Descola : « La nature, ça n’existe pas », Reporterre, 01/02/2020, Propos recueillis par Hervé Kempf, www.reporterre.net.

[10] Helène Tordjman, La croissance verte contre la nature, Critique de l’écologie marchande, Éditions La Découverte, 2021, p. 167.

[11] Olivier Rey, Une question de taille, Éditions Stock, 2014, p. 355. Voir aussi ses considérations en p. 349

[12] Aliènor Bertrand, op. cit., p. 47.

[13] Sandra Laugier, op. cit., p. 148.

[14] Vinciane Despret, Faire histoire avec les animaux, dans 22 penseurs pour 2022, Philosophie magazine Éditeur, 2021. Voir aussi : Vinciane Despret, Penser le vivant, écouter les morts, Médiapart, 21/04/2023, www.mediapart.fr

[15] Fabian Scheidler, La fin de la mégamachine, Éditions Seuil, 2020, p. 247.

[16] Peter Wohlleben, La vie secrète des plantes, dans 22 penseurs pour 2022, op. cit., p. 82

[17] Aliènor Bertrand, op. cit., p. 49.

[18] L’éthique du partenariat est un concept proposé par Carolyn Merchant. Voir Catherine Larrère, L’écoféminisme ou comment faire de la politique autrement, dans Reclaim, op. cit., p. 380.

[19] Catherine Larrère, op. cit., p. 380.

[20] Voir le documentaire : Composer les mondes. La pensée de Philippe Descola, d’Elisa Levy, 2021.

[21] Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen recensent des pratiques vernaculaires de femmes du Sud global qui s’inscrivent dans ce qu’elles qualifient de perspective de la substance. Lire : Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, La Subsistance, Éditions La Lenteur, 2022.

[22] Entretien avec Philippe Descola, op. cit.

[23] Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert, Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Éditions Flammarion, 2020, p. 31.

[24] Aliènor Bertrand, op. cit., p. 58.

[25] Sandra Laugier, op. cit., p. 148.

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