Fabien Grasser – Face à une évasion fiscale de plus en plus massive, l’OCDE veut réformer « la fiscalité internationale des multinationales à l’ère numérique ». Bien que les pays en développement soient associés aux négociations, les propositions avancées par l’organisation visent surtout à protéger les acquis des pays riches et des multinationales. Les pays en développement risquent d’être les grands perdants de ce processus, affirment l’universitaire kenyane Attiya Waris et le secrétaire général de l’ICRICT, Tommaso Faccio.

« L’Afrique reçoit environ 100 milliards de dollars d’aide par an du reste du monde. Mais chaque année, elle perd 160 milliards à cause de l’évasion fiscale des multinationales », constate Attiya Waris, professeure de droit fiscal à l’université de Nairobi. Si les multinationales payaient leurs impôts à hauteur de ce qu’elles doivent, l’Afrique serait autosuffisante et n’aurait besoin ni de s’endetter, ni de recourir à l’aide extérieure, martèle depuis des années cette universitaire kenyane, auteure de Financing Africa1.

Les « Mauritius Leaks », scandale révélé en juillet 2019 par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), illustre bien le défi que représente l’évasion et la fraude fiscales pour l’Afrique. Des documents issus du cabinet d’avocats Conyers Dill & Pearman montrent comment 200 multinationales transféraient artificiellement leurs bénéfices réalisés sur le continent vers des structures offshore sur l’île Maurice. Entreprises du secteur minier, sociétés chinoises, indiennes et occidentales y paient en moyenne 3% d’impôts, selon les documents de l’ICIJ, couvrant une période de 1990 à 2017.

Aux côtés de Porsche, Total ou Whirlpool l’on trouve les noms des grands groupes bancaires associés aux scandales fiscaux de ces dix dernières années : Deutsche Bank, BNP Paribas, HSBC, UBS, Citigroup.

Les astuces fiscales offertes par l’île de l’océan Indien sont assez semblables à celles dont usent les multinationales au Luxembourg : taxation faible ou nulle des dividendes, des intérêts des prêts intragroupes ou des redevances sur la propriété intellectuelle.

Les pays en développement sont davantage pénalisés par ces détournements car l’impôt sur les sociétés représente en moyenne 15% des recettes publiques en Afrique et en Amérique latine contre 9% pour les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Selon le FMI, la numérisation de l’économie accélère de façon considérable le phénomène de l’évasion fiscale.

La pression des Etats-Unis

Face à ce fonctionnement socialement injuste et économiquement inefficace, l’OCDE a présenté l’an dernier des propositions pour une « réforme du système de la fiscalité internationale afin de relever les défis de l’imposition des multinationales à l’ère numérique ». L’OCDE voudrait boucler cette réforme avant la fin de cette année et espère générer 100 milliards de dollars de recettes fiscales supplémentaires par an dans le monde. Les négociations sont en théorie menées dans un « Cadre inclusif » réunissant 137 pays, donc bien au-delà des 36 pays riches qui sont membres de l’OCDE.

Mais fin janvier, à l’issue d’une réunion au siège parisien de l’organisation, des ONG et experts ont accusé les pays riches, où sont localisés la majorité des multinationales, d’écrire des règles à leur seul avantage. « Il y a un risque élevé que la réforme soit diluée et sa portée limitée par la pression exercée par certains grands pays de l’OCDE, les États-Unis par exemple, pour maintenir le statu quo », prévient Tommaso Faccio, secrétaire général de l’ICRICT2. Cette organisation fondée en 2015 affirme que les multinationales se soustraient systématiquement à l’impôt et demande une réforme radicale de la fiscalité internationale. Chercheur à l’université britannique de Nottingham, spécialiste de l’évasion fiscale, Tommaso Faccio pense que le processus entamé à l’OCDE « ne permettra pas de réaliser de réforme ambitieuse en raison des pressions politiques et commerciales. Il n’apportera rien aux pays en développement qui devront donc envisager d’agir seuls et adopter des mesures unilatérales ».

La réforme proposée par l’OCDE repose sur deux piliers : le premier veut réaffecter une partie des bénéfices des multinationales à des pays où elles ne sont pas imposables selon les règles actuelles ; le second vise un impôt mondial minimal sur les sociétés.

Les critiques se concentrent à l’heure sur le premier pilier car l’OCDE veut maintenir la possibilité pour les multinationales de déclarer l’essentiel de leurs bénéfices (dits « de routine ») dans le pays de leur choix tandis qu’une fraction seulement des bénéfices (dit « résiduels ») serait alloués aux autres pays au moyen d’une formule. Selon les travaux de l’ICRICT, seules 20% des recettes fiscales supplémentaires escomptées iraient aux pays en développement.

« C’est une décision arbitraire de l’OCDE, juge Tommaso Faccio. Il n’est pas possible de faire une distinction conceptuelle entre bénéfices de routine, générés localement, et bénéfices résiduels, générés au niveau international. Les bénéfices sont essentiellement le résultat des activités mondiales de la firme. » A l’appui de son propos, le secrétaire général de l’ICRICT dénonce une démarche « sans aucun fondement théorique » : « L’OCDE n’a présenté ni méthodologie solide pour séparer les deux, ni les données à partir desquelles cela pourrait être fait avec rigueur. Elle choisit simplement d’allouer une part des bénéfices mondiaux au-dessus d’un certain seuil à la juridiction du marché, c’est arbitraire. »

Débattre à l’ONU plutôt qu’à l’OCDE

Sa position est partagée par Attiya Waris, pour qui cette approche « maintient le statu quo car la formule de taxation des multinationales sera déterminée par les ventes, ce qui fera que les juridictions de marché gagneront beaucoup plus que les pays en développement, car elles consomment plus que ces derniers ». « Cela ne réaffecte pas les droits d’imposition déjà existants », tranche-t-elle.

La solution que tente d’imposer l’OCDE témoigne du poids prépondérant des pays riches dans ces négociations. « La seule proposition globale sur la table » émanait de pays en développement3 mais elle « a été bloquée par les intérêts des États membres de l’OCDE », rapporte Tommaso Faccio.

« Bien que le cadre institutionnel soit devenu plus inclusif, l’OCDE fonctionne toujours avec le mandat que lui donne ses pays membres », rappelle Attiya Waris. « L’OCDE gère ses opérations avec son propre secrétariat choisi parmi ses pays membres. Les pays en développement ne peuvent pas vraiment peser dans ces négociations car le cadre dans lequel elles se déroulent n’a pas été créé pour servir leurs pays. » Si « des portes sont ouvertes » aux pays africains, « l’impact de leur engagement restera minime et limité », prédit Attiya Waris.

Citant le processus BEPS4, elle estime que les réformes fiscales portés par l’OCDE servent avant tout les pays développés. Des discussions au sein de sous-ensembles régionaux comme la CEDEAO ou la COMESA seraient, selon elle, « plus avantageux pour tous les pays ». Elle plaide également pour un débat mené sous la bannière de l’ONU où « les pays en développement sont tous représentés, contrairement à l’OCDE où seuls quelques pays envoient des délégués ».

« Les défis mondiaux comme celui-ci exigent des institutions mondiales qui représentent les intérêts du plus grand nombre, dont la représentativité a une portée universelle, ce qui fait défaut au Cadre inclusif de l’OCDE », abonde le secrétaire général de l’ICRICT. « L’ONU devrait donc jouer un rôle plus crucial dans l’établissement des règles du système fiscal international », appuie Tommaso Faccio.

Pour autant, « les pays en développement n’ont pas tous les même intérêts », convient Attiya Waris : « Si l’on prend par exemple le Kenya et le Nigeria, leurs économies sont plus solides que celles du Soudan du Sud et de la Somalie qui sortent tout juste d’une période de guerre. Face à l’OCDE, ces pays afficheront des priorités différentes. » Les tentatives d’harmoniser les positions par le biais du Forum des administrations fiscales africaines n’a pas débouché sur « une position claire et unifiée », constate la professeure de droit fiscal.

L’évasion fiscale, une question de droits humains

Mais s’il est un point sur lequel tous devraient s’accorder, c’est « la nécessité de percevoir l’impôt sur les sociétés afin de garantir une redistribution des revenus, notamment en direction des particuliers et des communautés disposant des revenus les plus faibles », affirme la juriste. De ce point de vue, « l’évasion fiscale est une question de droits humains car lorsque les impôts ne sont pas perçus, les gouvernements ne peuvent pas remplir leur fonction de service publique », déduit-elle. « Le financement et le soutien publics sont importants pour protéger et appliquer les droits humains », rappelle Attiya Waris. « Des droits tels que le droit à la santé sont compromis quand les sociétés ne paient pas les taxes car le gouvernement ne plus construire d’hôpitaux, ni fournir de médicaments. »

« C’est aussi une question de droits humains car les multinationales et les hauts revenus qui ne paient pas leurs impôts obligent les gouvernements à réduire les dépenses destinées à lutter contre la pauvreté et à promouvoir l’égalité. Par conséquent, ces gouvernements augmentent la TVA et d’autres taxes similaires qui font porter le plus lourd fardeau aux citoyens des classes inférieures », regrette Attiya Waris. Les effets de l’évasion fiscale des multinationales, poursuit-elle, « se font davantage sentir dans les pays en développement, étant donné qu’ils dépendent plus fortement de l’impôt sur les sociétés pour leurs recettes publiques ». Cette situation handicape lourdement l’activité économique et par conséquent le développement des pays et de leurs populations, certifie l’universitaire.

« Le système actuel autorise les multinationales mais aussi les agences de développement et leurs institutions apparentés à utiliser les paradis fiscaux pour transférer leurs bénéfices, ce que ne peuvent pas faire les petites entreprises nationales », déplore Attiya Waris.

L’évasion fiscale n’est en effet pas l’apanage des multinationales. Des organismes publics d’aide au développement y recourent également comme l’avaient montré les « Mauritius Leaks ». Parmi les clients du cabinet Conyers Dill & Pearman figuraient la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque africaine de développement ainsi que l’IFC, un bras financier de la Banque mondiale destiné aux pays en développement. Autant d’institutions dont le financement dépend en grande partie des pays membres de l’OCDE, les mêmes qui veulent réformer la fiscalité internationale à leur avantage.

 

Notes

  • Financing Africa est paru en décembre 2019 chez Langaa RPCID. Attiya Waris fut également vice-présidente de Tax Justice Network de 2007 à 2013.
  • L’Independent commission for the reforme of international corporate taxation (ICRICT), a été fondée en 2015 à New York. Elle est présidée par l’économiste et ancien dirigeant politique colombien José Antonio Ocampo. L’ICRICT compte dans ses rangs d’anciens responsables politiques et des économistes de renom comme le prix Nobel Joseph Stiglitz ou le français Thomas Piketty. Ses membres sont originaires de tous les continents.
  • Il s’agit des propositions avancées par le G24. Il a été créé en 1971 par le groupe des 77, chargé de coordonner la position des pays en développement face au G8.
  • Le projet BEPS est une réforme de la fiscalité internationale lancée par le G20 en 2012 et mis en œuvre par l’OCDE. Il vise à lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices.