Raymond Weber, note de lecture  – La « crise » des réfugiés » et le « problème » des migrations continuent, même en ce début d’année 2021, où la crise du coronavirus reste omniprésente dans la presse, à occuper la Une des journaux : morts en Méditerranée, conditions de vie scandaleuses dans les camps en Grèce (Moria) ou en Bosnie-Herzégovine (Lipa), destruction de campements à Paris et à Calais. Nous nous trouvons ici devant un « shutdown de l’humanité en Europe » (Heribert Prantl dans la Süddeutsche Zeitung) : c’est une situation indigne d’une Europe, Prix Nobel de la Paix 2012 et d’une Communauté/Union qui se veut garante de « valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, d’état de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme », comme le précise l’article 2 des Traités de l’Union Européenne.

Une récente étude réalisée par le « Border Violence Monitoring Network » (Livre Noir des violences envers les migrants, à partir de plus de 800 témoignages) sur les humiliations, dépouillements, passages à tabac fait vraiment froid dans le dos. Neuf cents cas recensés, 12 600 personnes concernées : le document, relayé au Parlement européen par la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL), compile des centaines de récits et autant de violations des droits humains. Cartes, photos des lieux et des personnes, données précises complètent, dans le livre, les témoignages collectés en Grèce, en Italie, en Croatie, en Slovénie et en Hongrie, le long de la route des Balkans.

Ils mettent en évidence des pratiques récurrentes de vol, d’enfermement, de violences − y compris sur des mineurs −, de tirs destinés à effrayer, de signatures extorquées sur des documents non traduits, etc. Des migrants racontent comment ils ont été « traînés par terre, comme des ordures », « poussés dans une rivière et arrosés de cailloux », ou confrontés à des chiens. Beaucoup des personnes interrogées ont lancé le même cri : « Nous ne sommes pas des animaux ! » « Push backs » et « hot spots » sont désormais les noms qui servent de masques à l’inhumanité, à ce que le sociologue suisse Jean Ziegler décrit comme la mise en œuvre d’une « stratégie de la terreur » destinée à dissuader les réfugiés de demander le respect de leurs droits humains fondamentaux. Ce scandale prend désormais la tournure d’une faillite collective. Ce qui est liquidé dans les faits, c’est le droit d’asile lui-même. C’est l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ».

Cette « crise » des réfugiés et migrants nous montre, encore plus que la crise du coronavirus, que nous avons aujourd’hui besoin d’un « New Deal mondial » (Antonio Guterres, SG de l’ONU), dans lequel le pouvoir, les ressources et les opportunités seraient mieux partagés et où les mécanismes de gouvernance refléteraient mieux les réalités démographiques et géopolitiques d’aujourd’hui.

On peut donc dire que le livre : « nous avons tous un ami noir », de François Gemenne, vient au bon moment. L’auteur, qui enseigne les politiques du climat et des migrations, notamment à Sciences Po Paris ou à l’Université Libre de Bruxelles, voudrait « en finir avec les polémiques stériles sur les migrations » (sous-titre de son livre), déconstruire les idées reçues sur les migrations et montrer qu’il est possible de penser ce thème de manière rationnelle et apaisée, en l’éclairant de réflexions et de faits qui sont trop souvent absents des débats et qui proviennent tant d’expériences étrangères, de la recherche et de l’auteur lui-même, qui s’est spécialisé dans ces questions depuis de nombreuses années et qui, citoyen belge, vit en tant qu’ « immigré » en France depuis plus de douze ans.

C’est en réagissant contre les préjugés que François Gemenne rappelle quelques faits ou résultats de recherche et redresse nombre de partis pris que nous pouvons avoir, tels que :

  • continuer à croire que le degré d’ouverture d’une frontière est la variable d’ajustement des flux migratoires. Or, sur le long terme, l’ouverture des frontières n’augmenterait guère le nombre de migrants dans le monde. Par contre, le principal effet de la fermeture des frontières, ce n’est pas d’arrêter les migrations : c’est de les rendre plus coûteuses, plus dangereuses et plus meurtrières. Selon François Gemenne, « en fermant les voies d’accès sûres et égales à l’Europe, nous avons confié aux réseaux criminels des passeurs les clefs de la politique européenne d’asile et d’immigration » ;
  • accueillir les émigrés nous coûterait cher. La majorité des études disent pourtant le contraire ! L’immigration n’est en rien une menace pour l’économie, ne serait-ce que parce que, dans une économie tertiaire, plus il y a de gens, plus il y aura de services et plus cela créera de l’activité économique et sociale. Selon le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), l’immigration a un effet neutre, voire positif sur les grandes variables de l’économie d’un pays. Par ailleurs, l’évolution démographique et le vieillissement de la population en Europe rendent l’immigration de plus en plus nécessaire pour garantir la survie des systèmes de sécurité sociale, et en particulier des systèmes de pensions. Selon les projections du Bureau fédéral du Plan, sans immigration, la population belge diminuerait sur le long terme, ce qui ferait grimper la facture du vieillissement. Enfin, l’immigration favorise la créativité et l’innovation, en apportant à la société d’accueil de nouvelles idées et de nouvelles compétences ;
  • augmenter l’aide au développement pour limiter les migrations. Pour François Gemenne, le plus grand obstacle à la migration, c’est la pauvreté. C’est donc le développement qui produit de la migration. Ainsi, les migrants internationaux – à peine 10% des migrants ! – ne proviennent pas des pays les plus pauvres, mais des économies en transition. Et le chercheur de rappeler que ce sont ces migrants internationaux, qui deviennent les principaux investisseurs dans leur propre pays et des acteurs essentiels de leur développement, en renvoyant au pays d’origine leur épargne, les « remittances», qui représentent autour de trois fois le montant de l’APD (aide publique au développement) ;
  • il y a les réfugiés politiques et il y a les migrants économiques. Or, aujourd’hui, le changement climatique fait apparaître une nouvelle catégorie migratoire, oubliée du droit et des politiques, à savoir les migrants climatiques. Est-il d’ailleurs encore possible de séparer les motifs de migration qui sont souvent mêlés les uns aux autres, qui s’influencent mutuellement et qui s’accumulent au cours d’un parcours migratoire ? Par ailleurs, opposer les réfugiés aux migrants, qu’ils soient économiques ou climatiques, aboutit surtout à une dégradation de la protection des migrants, sans que pour autant la protection accordée aux réfugiés, en fonction de la Convention de Genève, soit effectivement renforcée. S’y ajoute, enfin, le fait que les migrations d’aujourd’hui ne sont plus linéaires ni mono-causales et que les itinéraires sont fragmentés. Ce qui fait dire à François Gemenne : « quelle différence fondamentale y a-t-il, au fond, entre un réfugié qui fuit la guerre et un migrant qui fuit la misère ou une catastrophe naturelle ? »

L’auteur pose aussi, à la fin de son livre, une question importante. Dans les débats sur l’asile et les migrations, on a l’impression que les arguments rationnels et pragmatiques, tout comme le résultat de nombreuses recherches, n’ont aucune prise. C’est comme si les politiques concernant les migrations étaient décidées sur la base de seules considérations idéologiques ou sondagières, à partir d’une problématique souvent imposée par l’extrême-droite. François Gemenne voit trois raisons à cet état de fait :

  • si la recherche sur les migrations est féconde, elle est largement désorganisée, sans structure fédérative des chercheurs, comme c’est le cas du Groupe d’Experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC/IPCC) pour les chercheurs sur le climat, p.ex. ;
  • il n’y a pas de consensus social sur l’objectif à atteindre, à part celui d’être aussi dissuasif que possible et d’empêcher les migrations ;
  • l’image que renvoient les migrants ne correspond absolument pas à ce qu’ils sont et les confine dans le registre émotionnel : images du petit Aylan Kurdi sur une plage de Bodrum, images de camps surpeuplés ou de barques surchargées. Avec le résultat que les migrants ne sont jamais représentés comme des hommes et des femmes, mais toujours essentialisés comme migrants. D’où l’importance, ici au Luxembourg, du travail de Frédérique Buck, avec le livre « I’m not a refugee » (2017) ou le film « Grand H » (2018)l

Terminons sur l’Europe où je vais mélanger au compte-rendu du livre de François Gemenne des réflexions plus personnelles.

Depuis la signature du 1er règlement de Dublin, en 1990, l’Europe n’a pas su se doter d’une politique commune en matière d’asile et de migrations. La fermeture des frontières et de l’espace Schengen, ainsi que la signature d’accords pour enrayer les flux migratoires avec des pays tiers, souvent peu respectueux des droits de l’homme, semblent être devenus le seul horizon commun. Est venue alors l’idée d’un « Pacte sur les migrations et l’asile » qui essayerait de concilier les valeurs de solidarité et de respect des droits de l’homme avec les mesures de contrôles aux frontières.

Accaparée par la pandémie, les questions budgétaires, l’accord commercial post-Brexit avec le Royaume Uni ou l’accord sur les investissements avec la Chine, la présidence allemande de l’Union, pendant le second semestre 2020, n’a guère fait progresser le débat, ni entre les Etats membres ni au Parlement européen. Y aura-t-il un consensus autour du texte déposé en septembre dernier et qui vise à mieux gérer les frontières extérieures, à instaurer une solidarité obligée entre les pays et, aussi, à accélérer les contrôles à l’entrée dans l’Union, ainsi que les retours des personnes ? Pour prévenir les refoulements abusifs, un mécanisme de contrôle serait confié à l’Agence européenne des droits fondamentaux, une institution basée à Vienne.

Les révélations sur les renvois illégaux de migrants et les questions sur le rôle de l’agence Frontex – censée participer plus activement à la gestion des retours – se sont multipliées ces derniers mois et ne vont pas faciliter les discussions autour d’un texte censé mêler harmonieusement les notions de solidarité, de respect de droits humains et de contrôles renforcés. Il semble évident, par ailleurs, que plusieurs Etats tenteront de renforcer l’aspect sécuritaire du « Pacte ».

C’est la politique de fermeture de l’UE qui constitue un échec. Non seulement elle n’a pas permis d’enrayer les flux migratoires, mais elle s’est en plus révélée inhumaine, causant la mort de milliers de personnes, des atteintes aux droits humains et entraînant dans son sillage le développement d’une xénophobie grandissante. Au lieu d’avoir, au niveau européen, une dynamique entre solidarité et responsabilité, nous avons eu des compromis entre lâcheté et cynisme !

La vraie question à se poser est : si on n’accueille pas les migrants, qu’est-ce que cela dit de nous ? Dans quelle société voulons-nous vivre ? La réponse est à la fois éthique, politique et juridique. Éthique, parce qu’elle fait appel à des valeurs fondamentales comme l’hospitalité, la solidarité et l’assistance. Politique, parce qu’elle implique de voir l’immigration comme une opportunité et non comme un problème. Et juridique, car tous les êtres humains ont des droits fondamentaux comme celui d’être traité avec dignité, de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants et de demander l’asile, droit qui leur est assuré par la Convention de Genève de 1951.

Ce sont d’ailleurs ces questions que, en mars dernier, un collectif de plus de 60 intellectuels européens (parmi lesquels il y a Etienne Balibar, Massimo Cacciari, Barbara Cassin, Olivier De Schutter, Jürgen Habermas, Axel Honneth, Thomas Piketty, Pierre Rosanvallon, Roberto Saviana, Catherine Wihtol de Wenden et d’autres) a posées publiquement : Que vaut l’Europe, si elle se fait l’ennemie de ce droit premier et fondamental qu’est le droit d’asile ? A quoi bon des institutions européennes, s’il est permis à des Etats membres de refuser les obligations que leur impose le droit européen, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention de Genève de 1951 ? Que veut dire « Union » si, parmi les pays qui la composent, certains peuvent suspendre l’examen des demandes d’asile – examen obligatoire selon la Convention de Genève – et s’exempter de la solidarité dans l’accueil et la répartition des victimes de la persécution ? »

Malheureusement, la tendance générale au sein de l’UE reste la fermeture des frontières et la restriction des droits des migrants, y compris des réfugiés. Les valeurs sont revues à la baisse et les obligations internationales bafouées. Des campagnes de dissuasion sont même menées pour décourager les demandeurs d’asile de venir chercher une protection sur le sol européen.

Ces mesures de plus en plus restrictives sont dangereuses, car elles condamnent de nombreux migrants à risquer leur vie pour atteindre leur destination et à y vivre ensuite sans papiers, dans la clandestinité. Elles sont aussi inefficaces, car migrer est un réflexe de survie profondément ancré dans notre humanité.

Y a-t-il une solution à la gestion de la « crise » des migrations ? On peut en tout cas esquisser quelques pistes de réflexion et d’action : l’établissement de voies d’accès sûres et légales (telles que la réinstallation, les visas, le regroupement familial, etc.) permettrait aux personnes qui ont besoin de protection de la demander légalement, et aux personnes qui constitueraient une menace pour la sécurité d’être détectées. Cela dispenserait également les réfugiés de mettre leur vie entre les mains des passeurs.

La solution passe également par un réel partage des responsabilités, qui nécessite un nouveau mécanisme de réinstallation (pour les réfugiés identifiés comme vulnérables d’après le HCR) et de transfert des réfugiés (lorsqu’un pays fait face à des arrivées importantes et que le nombre de réfugiés dépasse ses capacités raisonnables d’accueil). Il est également essentiel de prévoir un financement qui permette la protection des réfugiés et un soutien aux pays qui accueillent un grand nombre de personnes en danger.

Une question pour terminer : comment se fait-il que ce Pacte européen sur les migrations et l’asile soulève si peu d’intérêt au Luxembourg, auprès de nos femmes et hommes politiques nationaux comme auprès de notre société civile ? Pour un pays qui voudrait faire partie du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, pour les années 2022 à 2024, une position claire et nette sur cette question des migrations et de l’asile serait incontestablement la bienvenue !