Gabriela Caceres – Une fois de plus, nous commençons cet article avec le même constat: le Guatemala vit une grave crise politique et sociale. Le dernier Rapport sur le développement humain du PNUD montre à quel point la situation socio-économique s’est dégradée. Concernant la pauvreté multidimensionnelle, qui est un indicateur qui résume les niveaux de pauvreté, le Guatemala se classe avant-dernier, seulement après Haïti. Durant les dix dernières années, 3 millions de personnes ont basculé dans la pauvreté et actuellement 83% de la population gagnent moins de 173€ par mois. Les chiffres sont encore plus durs dans le cas de la malnutrition chronique, où le Guatemala dépasse Haïti, avec 46 % des enfants atteints par cette forme de malnutrition. Le décrochage scolaire touche 65% des jeunes à 18 ans et il est aussi fortement marqué par les inégalités de genre : la plupart de filles abandonnent leurs études en état de grossesse.
Cet état de choses n’est pas une émanation naturelle découlant d’un trait particulier quelconque, comme peuvent le faire croire certains discours xénophobes. C’est tout simplement le résultat d’un système qui a cherché à concentrer les bénéfices en excluant des profits l’immense majorité de la population. Car des profits il y en a eu, même si le modèle exportateur stagne depuis plusieurs années.
En août 2018 cette situation s’est aggravée par la décision du Président Morales d’expulser du pays la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), instance des Nations Unies installée dans le pays depuis 2006 pour lutter contre la corruption et l’impunité, qui dévastent le système politique. Tous les acteurs internationaux s’accordent à dire que les onze années de coopération avec la CICIG ont été d’une grande aide pour l’administration guatémaltèque. Côté européen, l’UE a contribué au financement de cette structure et a réitéré sa volonté de continuer à œuvrer au renforcement du système judiciaire local. Pour sa part, le Parlement européen a lui aussi marqué son soutien au travail de cette instance dans sa Résolution sur le Guatemala, du 16 février 2017. Malgré tout cela, le Commissaire Ivan Velázquez et son équipe ont été „remerciés “ sans hésitation. Comment expliquer cela?
La crise actuelle a pour épicentre le président Jimmy Morales et sa famille soupçonnés d’être impliqués dans des affaires de corruption, y compris le financement électoral illicite, et qui toucheraient également le secteur privé guatémaltèque. La décision du gouvernement s’inscrit donc dans le cadre des enquêtes de la CICIG sur ces liens. L’expulsion est le coup de grâce d’une longue histoire de résistance de la classe politique contre le travail de M. Velázquez et son équipe.
C’est sur ces recherches que la société civile a pu s’appuyer en 2015 pour démontrer son désaccord avec un gouvernement qui, déjà à l’époque, avait tissé des liens beaucoup trop étroits avec la corruption. Cette pression conjointe a permis non seulement la démission du Président Otto Pérez et de sa Vice-présidente, mais aussi leur jugement et emprisonnement. Les recherches de la CICIG ont dévoilé un système aussi complexe qu’étendu, qui a éclaboussé de vastes secteurs politiques et économiques. Mais en 2018 le scénario n’était pas le même. Plus les enquêtes avançaient, plus il devenait difficile de se tenir au politiquement correct.
Jimmy Morales est arrivé au pouvoir propulsé par une vague populaire de protestation sociale anti-corruption et contre une classe politique coincée par une société civile active et un système judiciaire qui avait l’air de se réveiller doucement. La lutte contre la corruption et l’impunité semblait s’imposer comme l’axe centrale d’un nouveau pacte social à partir duquel la très attendue réconciliation pouvait être enfin envisagée. Mais ce qui, à première vue, semblait être une approbation tacite du Président à la collaboration avec la CICIG, s’est vite transformé en un rejet explicite lorsque l’implication de son frère et de son fils a été découverte dans une opération qui a fait l’objet d’une énorme couverture médiatique, avec un coût politique conséquent. Et le pacte social s’est effrité avec les acteurs politiques et économiques qui ont migré vers ce que l’opinion publique a baptisé comme le « pacte des corrompus», dans lequel les acteurs qui refusent d’assumer les conséquences des actes passés convergent avec ceux qui sont déterminés à utiliser la corruption comme un mécanisme pour s’approprier les faveurs de l’État.
C’est ainsi qu’au cours de cette année on a pu observer ce qui semble être une action délibérée pour neutraliser tous les acteurs qui se sont opposés à l’expulsion de la CICIG tentée déjà en 2017, quand le gouvernement a déclaré le Commissaire Velázquez « persona non grata ». Un par un, des fonctionnaires dans des postes clef ont été remplacés ; les ressources et le personnel attachés à la CICIG ont été progressivement réduits ; les déclarations du Commissaire ont été contestées et parfois détournées ; des accusations négatives contre les juges de la Cour Constitutionnelle, du Ministère public et du Bureau du Médiateur pour les droits de la personne, ont été largement médiatisées. Tout cela a été accompagné par des déclarations publiques récurrentes à l’encontre des organismes de défense des droits humains et des organisations sociales, aggravant ainsi un climat hostile qui a conduit en 2018 à l’assassinat de 26 défenseurs des droits.
D’après certaines sources, il s’est agi clairement d’un harcèlement orchestré pour freiner ce que les données démontraient sans conteste : que les tentacules de la corruption arrivent jusqu’aux plus hauts niveaux de la structure de l’État. Plusieurs acteurs n’hésitent pas à qualifier ces faits comme un « coup d’État technique». En expulsant la CICIG, le gouvernement a réussi (au moins temporairement) à garantir l’impunité et au passage il a miné l’essence de l’état de droit et a manqué à ses obligations internationales concernant la lutte contre la corruption.
Est-ce que le Guatemala est une exception? Malheureusement, la réponse est non. Ces faits s’inscrivent dans ce qui paraît être un phénomène régional. Le moment est dramatique. Comme le signale la Commission interaméricaine des droits humains, « la lutte contre la corruption est sans équivoque liée à l’exercice et à la jouissance des droits de l’homme. L’impunité encourage et perpétue les actes de corruption. Par conséquent, la mise en place de mécanismes efficaces pour l’éradiquer est une obligation impérative afin d’assurer un accès effectif à une justice indépendante et impartiale et de garantir les droits de la personne ».
Depuis 1985, après 30 ans de guerre, le Guatemala vit de la promesse d’une démocratie et d’une stabilité qui ont du mal à s’installer. Visiblement, ils devront continuer à attendre.
Reste à savoir pourquoi cela n’attire pas la même attention que d’autres situations dans le continent. Pourquoi cela ne fait-il pas la une des médias ni mérite la tenue des réunions extraordinaires des instances internationales ? Pourquoi cette effroyable hémorragie qu’est la caravane des migrants d’Amérique centrale ne provoque-t-elle pas des tonnes d’aides humanitaires ? Depuis 1985, après 30 ans de guerre, le Guatemala vit de la promesse d’une démocratie et d’une stabilité qui ont du mal à s’installer. Visiblement, ils devront continuer à attendre.
Chronologie des événements:
Août 2017 :
– La CICIG demande la levée de l’immunité présidentielle suite aux recherches sur le financement de la campagne électorale.
– Le commissaire Ivan Velázquez est déclaré persona non grata, décision immédiatement invalidée par la Cour constitutionnelle.
Avril 2018 :
– La CICIG et le Ministère Public (MP) présentent la deuxième partie de leur enquête sur le financement illégal du parti au pouvoir (FCN-Nacion) dans sa campagne électorale de 2015.
– Le MP demande à la Haute Cour électorale (TSE) de dissoudre le parti qui a porté Jimmy Morales à la Présidence. Cette décision a été suspendue ultérieurement.
Août 2018:
– La Cour suprême de justice accepte une affaire demandant une enquête préliminaire sur le président Jimmy Morales en raison d’un financement illégal.
– Le gouvernement annonce le non-renouvellement du mandat de la CICIG après septembre 2019.
Septembre 2018 :
– Le Commissaire Ivan Velázquez, en déplacement aux États-Unis, est interdit de rentrer dans le pays. La Cour constitutionnelle ordonne l’annulation de cette mesure mais le gouvernement ne revient pas sur sa décision.
Octobre 2018:
– Le Congrès arrête l’enquête concernant le Président et acceptée par la Cour suprême.
– Les visas de 12 employés de la CICG sont refusés.
Novembre 2018 :
– La criminalisation des défenseurs des droits augmente. Un exemple en est le cas de Bernardo Caal, l’un des dirigeants de la Résistance pacifique de Cahabon, condamné à sept ans de prison. Au cours du procès, de nombreux témoins ont affirmé qu’il n’était pas là à ce moment-là et que la peine est disproportionnée par rapport au faits dont il a été accusé.
Décembre 2018 :
– Le gouvernement retire l’immunité des onze fonctionnaires de la CICIG leur donnant 72 heures pour quitter le pays.
– Le rapport de Front Line Defenders fait état de 26 défenseurs des droits humains assassinés en 2018, soit une augmentation de 136% par rapport à 2017.
Janvier 2019 :
– Un membre de la CICIG est bloqué par les autorités guatémaltèques pendant 25 heures à l’aéroport.
– Le Congrès adopte en première lecture la réforme de la loi de réconciliation nationale (projet de loi 5377) qui étendrait l’amnistie à tous les crimes commis pendant le conflit armé interne, y compris les crimes contre l’humanité. Elle entrerait en vigueur dès son adoption et s’appliquerait rétroactivement.
Mars 2019:
– Le Congrès guatémaltèque devrait examiner le projet de loi portant réforme de la loi sur les organisations non gouvernementales de développement (PL 5257). Ce projet de loi limiterait le traitement des fonds internationaux aux ONG travaillant dans des domaines qui ne sont pas considérés comme strictement liés à l’assistance ; le projet stipule la classification des ONG dans des catégories qui excluent les organisations de défense des droits de l’homme ou les organisations LGBTI ; il établit de lourdes formalités d’enregistrement, qui désavantagent particulièrement les ONG dans les campagnes, ainsi que des sanctions financières en cas de non-respect des conditions ou des infractions qui s’appliqueraient à toutes les personnes impliquées dans une organisation, même bénévoles.