Ashish Kothari – Environ 50 % de la population mondiale participera à des élections nationales en 2024, et ce dans plusieurs dizaines de pays. Certaines (Bangladesh et Taïwan) ont déjà eu lieu, d’autres (Inde) sont en cours au moment où cet article est finalisé. Il s’agit de l’année électorale la plus importante de l’histoire. Mais, outre ces statistiques ahurissantes, il faut relever que plusieurs de ces pays ont un impact disproportionnellement élevé sur les affaires mondiales, et que dans beaucoup de ces pays, des candidats de droite, dictatoriaux et insensibles à l’écologie tentent de conserver leur siège (Poutine en Russie, Modi en Inde) ou de faire un retour en force (Trump aux États-Unis), ce qui fait réfléchir. Parmi les autres pays ou blocs influents qui se rendent aux urnes, citons l’Union européenne (dont plusieurs pays basculent également à droite ou abandonnent leurs approches pacifistes pour rejoindre l’OTAN), et l’Afrique du Sud, soudainement sous les feux de la rampe en raison de ses plaintes pour génocide contre Israël auprès de la Cour internationale de justice.
Quoi qu’il advienne de ces élections, une chose est claire : nous continuons à passer à côté du vrai sens de la démocratie et, par conséquent, des possibilités d’obtenir des changements significatifs pour des milliards de personnes (et pour la planète), indépendamment des élections nationales.
Nous avons oublié ce que signifie la démocratie
La démocratie, telle qu’elle était pratiquée dans la Grèce antique, se traduisait par des forums dans lesquels tous les citoyens (en omettant de manière scandaleuse les femmes et les esclaves) pouvaient prendre des décisions sur des questions de grande importance. Dans l’Inde ancienne, il est de plus en plus évident que les décisions prises au niveau des villages impliquaient tous les adultes ou un grand nombre d’entre eux. La démocratie ne consistait pas à confier le pouvoir à des hommes et femmes politiques élus, et à des bureaucrates nommés, ce à quoi les démocraties libérales modernes ont été réduites la plupart du temps.
Lorsque l’Inde proclame fièrement qu’elle est la plus grande démocratie au monde, elle fonde cette affirmation sur le fait qu’elle organise des élections « équitables et libres » pour l’ensemble des citoyens âgés de 18 ans et plus. Il ne faut pas sous-estimer cette affirmation, car assurer un tel processus (même s’il n’est pas entièrement « équitable et libre ») pour les 950 millions de personnes en âge de voter en Inde est une tâche énorme. Au moins en théorie, cela permet à une population aussi nombreuse d’exercer un certain contrôle sur le parti qui formera le prochain gouvernement national.
Pourtant, un tel exercice ne s’approche pas du tout de la véritable signification de la démocratie. Lorsque les gens se rendent au bureau de vote pour voter, ils cèdent en partie leur droit d’être eux-mêmes des décideurs. Nous sommes tous nés avec le pouvoir et le droit de prendre des décisions pour nous-mêmes, au moins sur les questions qui affectent notre vie, mais nous avons été conditionnés par des décennies de démocratie libérale à remettre le pouvoir aux hommes et femmes politiques, et aux bureaucrates.
L’effacement du pouvoir des peuples s’appuie sur des milliers d’années de patriarcat dans lequel les femmes et les minorités sexuelles ont été marginalisées des forums de prise de décision ; des centaines d’années de pouvoir centralisé (rois et despotes) où on disait aux « sujets » qu’il était naturel d’obéir à leurs dirigeants ; des centaines d’années de système de castes, de racisme et de colonialisme qui ont privé des millions de personnes de l’exercice du pouvoir de décision ; et des décennies de démocratie libérale et représentative qui nous ont lavé le cerveau en nous faisant croire que les gouvernements des États-nations étaient la meilleure alternative aux rois et aux despotes. Ces systèmes ont été sanctifiés par des systèmes religieux ou laïques, représentés par des prêtres, des politologues et des économistes qui nous ont convaincus qu’une telle centralisation du pouvoir était « naturelle », « un don de Dieu », ou la plus « rationnelle ».
Combinez cela avec le capitalisme, et vous obtenez un mélange enivrant. En raison de la mondialisation économique néolibérale, la plupart des habitants de la planète rêvent probablement d’atteindre la richesse (monétaire), la célébrité et le pouvoir, de vivre dans un manoir, d’acheter les derniers gadgets et véhicules, de partir en vacances dans des destinations exotiques, de rendre leurs voisins envieux, en utilisant leur propre argent ou, à défaut, en mendiant, en empruntant ou en volant. Mais cette même économie est incapable de satisfaire ces aspirations et ces désirs. Alors que les capitalistes engrangent d’énormes profits, l’inégalité entre les riches et les pauvres a atteint un niveau sans précédent dans l’histoire mondiale, et plus d’un milliard de personnes ne sont même pas en mesure de satisfaire leurs besoins fondamentaux.
Au même moment, grâce au contrôle des médias par certaines entreprises, les gens sont nourris de mensonges séduisants selon lesquels « l’autre » est responsable de leurs crises – les réfugiés, les minorités religieuses ou ethniques, les « étrangers ». Le débat public (et le système éducatif) a été tellement abruti que des générations entières de personnes ont du mal à creuser sous la surface des réponses toutes faites qu’on leur présente, ou sont tout simplement trop « confortablement engourdies » pour le faire.
Mais certains n’ont pas oublié
Cependant, tout le monde ne subit pas un tel lavage de cerveau ou ne se laisse pas bercer par la complaisance. Dans les années 1980, les Indigènes du Chiapas, au Mexique, ont décidé de prendre leur vie en main ; dix ans plus tard, le mouvement zapatiste s’est déclaré autonome par rapport à l’État mexicain. Depuis, ils gèrent leurs affaires sans l’aide d’un État central. De même, dans les années 1980, un village Adivasi du centre de l’Inde a lancé le slogan suivant : « Nous élisons le gouvernement à Delhi, mais dans notre village, nous sommes le gouvernement ». Ils ont lancé un processus démocratique dans le cadre duquel ils ont pris toutes les décisions par consensus au sein du gram sabha (assemblée villageoise) et ont contraint les services gouvernementaux à dépenser leurs budgets en fonction des priorités définies par cette assemblée. 90 autres villages du même district du Maharashtra, fédérés au sein du Korchi Maha Gramsabha, tentent une autodétermination à plus grande échelle (avec la menace d’une exploitation minière soutenue par le gouvernement qui plane au-dessus de leur tête).
Dans la zone géographique de l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie, zone marquée par la guerre, le peuple kurde, fort de 40 millions de personnes, ainsi que d’autres ethnies, ont tenté de créer une zone d’autonomie et d’autodétermination. Cela a été difficile en raison de l’oppression et de la violence continue des États-nations dans lesquels ils sont intégrés (en particulier la Turquie), mais il y a eu des succès remarquables, au moins dans certaines régions. C’est le cas du Rojava, où l’idéologie féministe jineoloji est le fondement de la gouvernance, de l’économie et des relations socioculturelles. Au cœur de l’Europe capitaliste, la colonie urbaine de Christiania (Copenhague) a tenté de mettre en place une communauté anarchique, gouvernée démocratiquement, sans propriété privée ni structure centrale de commandement, avec uniquement des entreprises gérées de manière coopérative. Et comme l’a montré David Graeber, des mouvements récents tels que Occupy Wall Street aux États-Unis comportaient des éléments de démocratie directe anarchique.
Toutes ces initiatives, et bien d’autres encore, montrent que la véritable démocratie est celle où les personnes « ordinaires » des collectivités ont les droits, les capacités et les forums nécessaires pour participer à toutes les décisions qui affectent leur vie. Il est important de noter qu’il ne peut s’agir d’une participation symbolique, par exemple lorsque des femmes sont présentes dans une assemblée villageoise indienne parce que la loi indienne sur la discrimination positive leur réserve des postes, mais qu’elles restent silencieuses en raison de l’ancien ordre patriarcal. Il ne s’agit pas non plus d’une situation où la majorité l’emporte sur la minorité et où les castes et les classes puissantes orientent les décisions dans leur propre intérêt.
Au contraire, dans ces initiatives, un processus de plusieurs années (comme des assemblées spéciales de femmes avant l’assemblée générale du village) a contribué à renforcer la confiance et la capacité des groupes historiquement marginalisés à s’affirmer. Outre les droits, les capacités et les forums de participation, il existe un quatrième élément crucial d’une démocratie réussie : la maturité ou la sagesse de prendre des décisions dans l’intérêt de tous.
Malheureusement, bon nombre des mouvements politiques de gauche conventionnels se sont principalement concentrés sur la « capture » du pouvoir de l’État plutôt que sur la construction de la base de pouvoir des personnes sur le terrain. Si nombre d’entre eux ont fait beaucoup mieux que les partis de droite sur des aspects tels que les programmes d’aide sociale, ils ont centralisé le pouvoir, n’ont pas réussi à changer les paradigmes économiques fondamentaux et n’ont pas réussi à répondre aux aspirations impossibles que le capitalisme a fait naître dans le public. Cela explique peut-être, du moins en partie, les fréquents revirements électoraux en faveur d’hommes autoritaires promettant des solutions simplistes et séduisantes. Cela peut également expliquer pourquoi les accords mondiaux sur l’environnement, les droits humains ou le cadre des objectifs de développement durable ne parviennent pas à s’attaquer aux crises les plus graves de la planète.
Les États-nations sont tellement occupés à rivaliser entre eux, à maintenir les partis au pouvoir et à soutenir les mastodontes capitalistes, qu’ils n’ont ni le temps, ni l’envie, ni l’imagination nécessaires pour résoudre ces crises ; on pourrait même dire qu’ils prospèrent grâce à la poursuite de ces crises !
Seuls quelques dirigeants révolutionnaires ont fait confiance aux gens « ordinaires ». Dans les premières années de la rébellion kurde contre l’oppression des États-nations qui les entouraient, le désir était de devenir un pays indépendant. Très vite, cependant, l’un de leurs principaux dirigeants, Abdullah Öcalan, s’est rendu compte qu’un tel objectif pouvait aller à l’encontre du but recherché, puisqu’un État-nation centralisé pouvait lui-même priver les gens d’une véritable liberté. Il a commencé à plaider en faveur d’une forme de « modernité démocratique » qui ne nécessitait pas d’État centralisé, avec des communautés autonomes gérant leurs propres affaires mais se coordonnant sur des territoires plus vastes sous la forme d’une politique « confédérale ». C’est ce qui a été tenté dans certaines parties du territoire kurde.
Lorsque l’Inde a obtenu son indépendance de l’Empire britannique en 1947, Mahatma Gandhi a soutenu que le Congrès national indien (le parti qui a formé le gouvernement) devrait moins se concentrer sur la consolidation du pouvoir à New Delhi et davantage sur l’autonomisation de chaque village pour que ces derniers deviennent ainsi de « petites républiques ». Malheureusement, nos dirigeants politiques ont adopté un système parlementaire axé sur les élections et la politique représentative, bien qu’ils aient mis en place un système fédéral fort avec certains niveaux d’autonomie pour les États et aient délégué certains pouvoirs aux organes de gouvernance ruraux et urbains dans les années 1990. Les contradictions inhérentes à une démocratie libérale sont aujourd’hui douloureusement visibles, alors que le parti actuellement au pouvoir consolide son emprise autoritaire sur le pays.
Pire encore, une grande partie de l’électorat indien semble tolérer cette subversion de la démocratie réelle, car on lui a fait croire qu’il exerçait ses droits démocratiques en votant et on lui a lavé le cerveau en lui faisant croire qu’un homme fort à Delhi imposant un ordre religieux majoritaire résoudrait tous ses problèmes. À quelques différences près, dues à des histoires et des cultures différentes, l’histoire est la même aux États-Unis, en Russie et dans de nombreux autres pays qui se rendront aux urnes cette année.
La démocratie réelle est une bataille difficile, mais nous devons la mener
L’ordre militaire-industriel-capitaliste-religieux dominant est astucieux. Il sape les moyens de subsistance et l’avenir de milliards de personnes (et d’espèces), mais nous convainc qu’il garde le contrôle et qu’il fait tout ce qu’il peut pour améliorer nos vies. Si vous n’aimez pas tel ou tel parti au pouvoir, il vous suffit de voter pour un autre. Si vous n’aimez pas telle ou telle marque de savon, achetez-en une autre ; certaines sont même « biologiques » et « extra doux ». Si vous n’avez pas d’emploi ou si vous vous sentez menacé, ne vous en prenez pas au système, rejetez plutôt la faute sur « l’autre » qui n’a pas le droit d’être dans le pays – celui qui a une couleur de peau ou une religion différente, celui qui arrive par bateau d’un pays déchiré par la guerre. Et si quelqu’un vous a dit qu’il y a des raisons coloniales, racistes, ou d’autres raisons, pour lesquelles ces personnes (et, si vos récoltes sont dévorées, des animaux) se trouvent dans votre arrière-cour, on dit qu’il vous raconte des mensonges.
Pourquoi apporter des explications complexes et des solutions difficiles alors que nos méthodes sont si simples. Le système nous dit : allez faire une thérapie de shopping (merci pour les bénéfices), allez voter aux prochaines élections, ou (chut …) allez tuer l’un de ces intrus dans votre arrière-cour. Ou pourquoi arrêter les émissions de carbone alors que la technologie (qui n’a pas encore été véritablement testée) nous aidera d’un coup de baquette magique à capturer tout ce que nous émettons ?
Le système ne nous dira pas qu’il existe de vraies solutions qui profiteront à tous et que cela implique la mise en place de processus communautaires, dans lesquels les communautés prennent elles-mêmes les choses en main, y compris le pouvoir politique et économique. Des centaines d’exemples de ce type de solution existent déjà à travers le monde, combinant un tel ancrage local et une gouvernance avisée des biens communs avec les luttes pour l’égalité des sexes, l’équité sociale et la sensibilité écologique dans ce que l’on peut appeler une « fleur de la transformation ». Dans plusieurs cas, les communautés renforcent également leurs propres institutions traditionnelles de gouvernance (très diverses), conservant la fluidité et la maturité dont elles ont souvent fait preuve, tout en repensant certains de leurs aspects problématiques (tels que la domination des hommes plus âgés ou des castes « supérieures »). Nombre de ces initiatives ne rejettent pas complètement les institutions étatiques, mais affirment plutôt que ces institutions doivent être tenues responsables devant les unités de base de la démocratie, soumises à des contrôles et audits populaires constants, et être composées de délégués ou de représentants qui changent fréquemment (pour limiter la concentration du pouvoir).
Les processus électoraux eux-mêmes ont besoin de réformes majeures, s’ils ne veulent pas être faussés par ceux qui ont le plus d’argent, ou dominés par un pouvoir social illégitime basé sur la caste, la classe, le sexe, etc. ou devenir une source de divisions hostiles au sein de la société.
La notion de swaraj de Mahatma Gandhi ou la modernité démocratique d’Abdullah Öcalan sont tout à fait pertinentes dans le monde d’aujourd’hui. Elles affirment avec force les libertés et l’autonomie individuelles et collectives, tout en imposant suffisamment de restrictions au comportement pour ne pas porter atteinte à la liberté de tous les autres peuples. On peut même étendre cela au non-humain, de sorte que la démocratie radicale prenne une saveur écologique, un éco-swaraj ou une démocratie écologique radicale. Le stade final du communisme de Marx, dans lequel l’État « s’étiole », les individus ne sont plus aliénés par leur travail et le fossé écologique entre les humains et le reste de la nature a été comblé, présente peut-être des similitudes essentielles avec ce stade. Malheureusement, les régimes prétendument « communistes » de la Russie et de la Chine étaient (et sont toujours) en contradiction avec un tel état d’apatridie.
Des appels à repenser les frontières politiques se multiplient également, en particulier les frontières entre les États-nations dans les régions anciennement colonisées, car ces frontières ont divisé les flux naturels et culturels, ce qui a eu des effets néfastes sur les personnes, la faune et les fonctions cruciales des écosystèmes. Le régionalisme bioculturel, ou biorégionalisme, est proposé comme un moyen plus sage d’organiser la prise de décision politique, de faire entendre la voix du reste de la nature et de reconstruire les connexions et les biens communs détruits.
C’est difficile, mais qui a dit que la démocratie était facile ? Des voies simplistes et commodes ont conduit le monde au bord de l’effondrement écologique et peut-être d’une nouvelle guerre mondiale ; peut-être que les voies d’un avenir pacifique et sain passent par des processus décisionnels plus créatifs, plus délibératifs, plus dignes et plus inclusifs. En attendant, bien sûr, espérons qu’au moins une partie de la population mondiale sera capable de donner de l’espoir en 2024, même si l’arrivée d’un parti progressiste ne sera qu’un pansement à court terme couvrant une plaie profondément envenimée dans les affaires de l’humanité.
Version abrégée et traduite de l’article original publié sur https://www.meer.com/en/78655-illusions-of-elections-super-year-2024 le 24 février 2024.