Entretien avec Matthieu Lietaert, coréalisateur avec Erika Gonzalez Ramirez du film « L’illusion de l’abondance».
Par Raquel Luna
Le documentaire « The illusion of abundance » suit trois femmes défenseures des terres qui luttent pour protéger les ressources naturelles dans l’une des régions les plus dangereuses au monde pour celles et ceux qui défendent la terre et l’environnement. En 2020, plus de 220 défenseurs des terres ont été tués et la majorité des attaques ont eu lieu en Amérique latine. Le documentaire est coproduit par l’ASTM et sa Première Mondiale aura lieu fin octobre au 32ème Festival du Film de Cologne.
1. De quoi parle le documentaire « L’illusion de l’abondance » ?
Le documentaire est un projet qui se base sur deux livres : le livre « Les Veines Ouvertes de l’Amérique latine », écrit par Eduardo Galeano il y a 50 ans, et le livre « Les limites à la croissance », publié en 1972 par le Club de Rome. Le livre de Galeano révèle que, pendant cinq siècles, des gouvernements et des entreprises étrangères se sont rendus en Amérique latine pour exploiter et extraire leurs resources naturelles (mais des dynamiques similaires se sont produites en Afrique et en Asie, car il s’agit d’un problème mondial). Le Club de Rome a, de son côté, vulgarisé la prise de conscience que nous vivons sur une planète avec des ressources épuisables et que l’idée de croissance éternelle est impossible. Nous sommes donc allés en Amérique latine 50 ans après le livre de Galeano pour y voir la réalité d’aujourd’hui.
En effet, 50 ans plus tard, nous constatons que l’industrie minière, qui se trouvait dans les montagnes des Andes, a désormais atteint l’Amazonie et d’autres régions ; nous voyons maintenant des micro-mines, des mines qui ne sont ouvertes que pendant 5 ans. Ce que nous constatons, c’est que l’exploitation minière et l’extractivisme sont plus importants et plus agressifs que jamais et qu’ils atteignent tous les coins de la planète… et dès que quelqu’un se lève pour protéger la nature (une rivière ou un territoire) ou pour protéger sa communauté, il est d’abord menacé, puis blessé et enfin tué. C’est un schéma qui se répète.
Nous appelons ce documentaire « L’illusion de l’abondance » parce que notre modèle contemporain croit en une croissance infinie et en l’espoir que la planète Terre conservera son abondance. Notre documentaire montre qu’il n’y a plus d’abondance. En 70 ans, avec la montée du consumérisme, nous avons détruit la planète. Le changement climatique en est l’un des résultats. L’Université de Cambridge a d’ailleurs publié à la fin de l’été un nouveau rapport sur les scénarios de la fin de l’humanité. Il est important que nous fassions face à cette situation et que nous protégions ceux qui risquent leur vie en protégeant la nature.
2. Pourquoi avez-vous décidé de vous concentrer sur trois défenseurs en particulier, à savoir Máxima, Berta et Carolina ? Pourquoi des défenseurs de la terre ? Pourquoi des femmes ? Pourquoi l’Amérique latine ?
L’objectif de notre film est de montrer que le problème n’est pas propre à un pays mais qu’il est régional et même mondial. Cela se passe partout, partout où il y a de l’extractivisme.
L’idéologie patriarcale de la société appelle à être plus grand, plus fort, plus rapide, plus riche. Les femmes sont souvent réduites au silence. Pourtant, malgré leur position de faiblesse, ce sont souvent les femmes qui sont à l’avant-garde de la résistance : elles prennent soin de la nature et des biens communs, et risquent leur vie en faisant cela. Les femmes nous envoient des messages d’alerte très clairs et très forts : cette idéologie de domination masculine nous conduit dans le mur. Notre film écoute donc les voix de ces femmes.
Les trois femmes défenseures des terres résistent à des niveaux différents. Máxima et sa famille sont un peu isolés dans la montagne, et résistent seuls ; Berta est la fille de la célèbre Bertha Caceres du peuple Lenca au Honduras qui a créé un mouvement de résistance sérieux dans les années 90. Berta, malgré l’assassinat de sa mère, décide avec sa famille de ne pas s’arrêter jusqu’à ce que justice soit faite. Enfin, Carolina fait partie de la communauté de Brumadinho qui s’est formée pour demander justice pour le meurtre de 272 personnes causé par un « accident », quelques années après la catastrophe déjà terrible de Mariana. Il existe beaucoup d’impunité.
Ces trois femmes défenseures des terres ont tenté de poursuivre en justice les entreprises dans leur pays d’origine. Elles essaient également d’entamer des poursuites judiciaires à l’étranger, mais aucune n’a pour l’instant abouti. Elles se défendent aujourd’hui avec des moyens légaux dans les pays où ces entreprises ont leur siège, et nous pensons que c’est vraiment un nouvel élément important dans la lutte. Après 40 ans de mondialisation, la résistance se mondialise par des moyens légaux, et elles traquent l’entreprise où qu’elle se trouve, bien qu’elles n’aient pas – encore – de voie légale propre pour les attaquer sur leur terrain.
3. Comment décrivez-vous la cause des trois femmes défenseures ? Les trois femmes poursuivent-elles la même cause ?
Honnêtement, c’est un mélange de différentes choses, parce que le modèle économique mondial d’aujourd’hui ne concerne pas seulement les droits humains, ni la nature, ni le féminisme, ni la décolonisation – c’est un mélange de tout cela. Les trois femmes défenseures apportent des réponses différentes au même problème et à la même cause.
Au fond, il s’agit bien des droits de la nature. Les droits de la nature sont un nouveau concept qui fait son entrée dans les lois internationales et nationales depuis quelques décennies. Les communautés indigènes sont dans une certaine harmonie avec la nature. La société moderne l’a complètement oubliée : elle veut dompter la nature, l’exploiter. Lorsqu’on exploite la nature, les gens sont souvent concernés, car ils y vivent. Ils résistent, et ainsi les violations de la nature deviennent des violations des droits humains. Si l’on considère que ceux qui exploitent viennent de l’Occident, la colonisation entre en ligne de compte… et ainsi de suite. Le fait que les femmes soient particulièrement vulnérables apporte une autre dimension. Dans notre film, nous ne voudrions pas dire qu’il s’agit seulement de tel ou tel problème. C’est un problème complexe qui soulève de nombreuses questions complexes. Nous devons l’affronter en tant que tel, dans toutes ses dimensions, afin de trouver des solutions adéquates.
4. Le raisonnement que les gouvernements, les entreprises privées, les banques privées et les banques de développement utilisent pour justifier l’exploitation des terres et des écosystèmes (dans le Sud) est d’apporter le développement. Quelle est cette notion de développement et comment se matérialise-t-elle dans la vie des trois femmes défenseures ?
Nous ne sommes pas des experts en développement. Mais qu’est-ce que le développement, un copier-coller de notre société ? Avoir une voiture, un frigo, une PlayStation ? Est-ce que c’est atteindre des salaires plus élevés que ceux définis par la Banque Mondiale ? Est-il défini par une banque de développement occidentale ? Une société ou un gouvernement national ? Le FMI ? Il s’agit là du développement descendant que nous avons observé au cours des 50 dernières années. Galeano va plus loin dans son livre en indiquant que le sous-développement de certains est de facto la condition nécessaire au développement d’autrui.
Qu’est-ce que le développement, si les communautés locales ne sont pas incluses, considérées ou écoutées ? Pour nous, le développement doit se décider d’en bas, par les communautés locales. C’est-à-dire que les communautés locales décident de ce qu’est le développement pour elles. Que veulent-elles ? Qu’est-ce qui les intéresse là où ils sont ?
Le développement descendant fait du tort aux trois femmes défenseures des terres présentées dans le film. Máxima a eu une vie autonome avec suffisamment de nourriture, elle était satisfaite, elle cultivait et vendait de la nourriture. Ses enfants pouvaient aller à l’école, ils avaient donc ce qu’ils considéraient comme une bonne vie qu’ils ont choisie. Puis le développement est arrivé, et ils ne peuvent maintenant plus vivre paisiblement sur leur territoire. L’expérience de Bertha est la même. La communauté Lenca vit surtout de la culture du maïs et mène une vie modeste et humble en général. Mais lorsque le développement est arrivé pour vendre de l’énergie verte, les gens ont été harcelés, blessés, assassinés. Ils ont subi une répression violente de la part de l’armée et de la police.
Dans le cas du Brésil, à Brumadinho, une région minière historique, l’arrivée de l’exploitation minière va de pair avec la rareté de l’eau. L’extraction du fer est très intensive en termes d’utilisation de l’eau, ce qui entraîne une pénurie d’eau. Le développement apporté par l’exploitation minière apporte quelques emplois, mais l’eau est polluée, ce qui a un impact sur l’environnement et sur la santé des personnes. Sans parler des tragédies de Mariana et de Brumadinho, qui ont causé « accidentellement » la mort à des centaines de personnes et qui ont pollué les rivières et les terres.
5. Le documentaire présente des vues à couper le souffle de la nature et de sa destruction tout en suivant les témoignages de ceux qui défendent cette nature au prix de leur vie. Quel est le message du documentaire ?
Le message du documentaire est que nous devons protéger la nature. Le changement climatique est là, l’heure tourne et le discours occidental selon lequel, grâce au recyclage du plastique, à la voiture électrique, aux éoliennes et aux panneaux solaires, nous aurons un avenir vert et brillant, est du greenwashing. La réalité est sombre, dès que vous vous rendez à l’étranger : la destruction de la planète est en cours et ceux qui résistent à cette destruction sont arrêtés, blessés, déplacés et assassinés.
La réalité est que l’Europe a besoin d’une trentaine de ressources vraiment importantes pour maintenir son développement économique, selon la Commission européenne. Or, la moitié d’entre elles ne se trouvent pas en Europe. Le mode de vie en Europe exige que nous allions à l’étranger pour obtenir ces ressources à n’importe quel prix. Mais quel est ce coût ?
Dans le film, Carolina déclare lors de sa visite en Europe que « vous avez le sang d’innocents sur la conscience ». Elle a raison, il est temps d’y faire face. Nous devons aller au-delà de ce message individuel simpliste de recyclage en Europe et voir le problème de fond dont nous faisons partie.
6. Le documentaire a été filmé avant et pendant la crise sanitaire. Il est clair que cela a dû représenter des difficultés incroyables pour voyager, se rencontrer, filmer et produire le documentaire, mais au-delà de ces difficultés… les développements internationaux et nationaux en lien avec le Covid-19 ont-ils changé votre compréhension du système international (de ses enjeux) ?
C’était difficile mais grâce au soutien et à la compréhension de nos partenaires, nous avons pu terminer le film. Nous leur en sommes vraiment reconnaissants.
Nous avons réalisé que la crise sanitaire a frappé certains pays et certaines personnes plus durement que d’autres. Une conséquence du Covid est notamment que les pauvres sont devenus plus pauvres. Nous n’avons pas encore vu de données, mais nous soupçonnons que la situation s’est aggravée pour les défenseurs des terres également. Nous pensons que lorsque les médias du monde entier étaient occupés par la crise sanitaire et d’autres sujets, lorsque les caméras regardaient ailleurs, les entreprises ont saisi l’occasion pour exploiter de manière plus agressive.
Le Covid-19 a brièvement mis un frein à la croissance illimitée de la société, mais cela a duré un mois, deux mois, puis l’économie a repris. Le message dominant de la croissance, la chanson du PIB, est revenue. La crise sanitaire aurait pu déclencher un mouvement de résistance pour que la planète fasse les choses différemment. Or, il semble qu’elle a probablement aggravé les choses pour la planète et pour les défenseurs de la terre, mais nous aurons des chiffres dans les mois à venir.
7. Compte tenu du parcours des trois femmes défenseures du film et de l’accélération actuelle des crises qui se chevauchent (crise climatique, extinction massive, épuisement des sols, acidification des océans et toutes les crises sociales), où se situe la responsabilité et que faire ?
La question de la responsabilité est très complexe. Bertha dit à un moment donné dans le film « pourquoi payons-nous le prix du consumérisme occidental agressif ? »
L’Europe est très à l’aise avec le discours des droits humains. Ce discours consiste à dire que nous aidons les gens par le biais d’une activité commerciale dure mais propre. Ma compréhension profonde et la raison pour laquelle nous faisons ce film sont les suivantes : L’Europe crée plus de problèmes que de solutions. Bien qu’il faille reconnaître que ni nous ni la plupart des gens qui vivent dans les grandes villes de l’Ouest ne peuvent briser le modèle consumériste. La responsabilité est en grande partie de notre côté, au niveau du consommateur. Nos sociétés occidentales exigent de consommer, consommer, consommer. Il est extrêmement difficile d’arrêter cela.
Que pouvons-nous faire ? Essayer de travailler avec des organisations, créer des alliances pour faire avancer la législation. La législation sur les entreprises et les droits de l’homme avec l’ONU au niveau international, la législation concernant les droits de la nature, la législation sur la diligence raisonnable en Europe, entre autres, sont essentielles pour fournir une voie légale viable pour aborder les violations de l’environnement et des droits humains dans le monde entier. Nous devons comprendre cela de toute urgence car l’heure tourne. Et de plus en plus vite.