Raquel Luna, Gabriela Cáceres – En 1997, le Code pénal salvadorien a été réformé, établissant l’interdiction absolue de l’avortement. Depuis cette date, il est pratiquement impossible d’interrompre une grossesse légalement et en toute sécurité au Salvador : les médecins étant tenus de dénoncer les femmes qui souffrent d’urgences obstétriques, lesquelles risquent jusqu’à 30 ans d’emprisonnement.

Ainsi, les femmes salvadoriennes sont obligées de poursuivre leur grossesse, même si celle-ci est le résultat d’un viol, lorsque leur vie ou leur santé est en danger ou même lorsque des malformations graves du fœtus ont été diagnostiquées.1  Depuis 1998, plus de 190 femmes ayant subi une fausse couche ou d’autres urgences obstétriques ont été poursuivies pour avortement ou homicide aggravé. La pénalisation absolue de l’avortement touche particulièrement les femmes en situation de grande vulnérabilité : les femmes jeunes et celles vivant dans la pauvreté. Ce fut le cas de Beatriz2, la femme qui a osé parler, appeler à l’aide et dire au monde « je veux vivre ».

 

Beatriz voulait vivre

En 2013, Beatriz, jeune mère d’un enfant et porteuse d’une maladie chronique auto-immune, fait face à une deuxième grossesse, déclarée à haut risque en raison de sa santé fragile. De plus, les médecins diagnostiquent assez tôt une malformation congénitale du fœtus, qui n’a pas développé de crâne ni de cerveau, présentant des conditions incompatibles avec la vie en dehors de l’utérus. L’avis médical est concluant : la poursuite de la grossesse mettrait en danger la vie de la mère. Face à cette situation, Beatriz opte pour l’interruption de grossesse. Cependant, l’équipe médicale a les mains liées, car la loi l’empêche d’intervenir dans de tels cas. C’est alors que Beatriz ose parler et demander de l’aide pour sauver sa vie.

Avec sa famille et accompagnée d’un ensemble d’organisations3, elle utilise toutes les voies de recours au niveau national, demandant que l’interruption immédiate de grossesse soit autorisée. Malgré les avis médicaux et l’exigence sociale, la Chambre constitutionnelle salvadorienne, la plus haute juridiction du pays, refuse d’autoriser la procédure. Pendant ce temps, la santé de Beatriz continue de se dégrader.

Une fois les recours juridiques épuisés au niveau national, Beatriz décide de saisir la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (Cour-IDH), qui, après avoir entendu les faits, a ordonné à l’État salvadorien d’assumer sa responsabilité de garantir la vie et la santé de Beatriz. Enfin, grâce à l’intervention d’un tribunal international, la procédure médicale recommandée a pu être appliquée. Pendant les 81 jours où son droit à la vie a été dénié, Beatriz a été soumise à « des tortures physiques et psychologiques, l’exposant à un risque sérieux et inutile de détérioration de son état, d’insuffisance rénale, d’aggravation de son lupus, l’exposant à une pré-éclampsie sévère et à un éventuel décès ».4

 

Dix ans plus tard : Affaire Beatriz et autres c. le Salvador 

Bien que les mesures provisoires prononcées par la Cour-IDH aient permis de sauver la vie de Beatriz, aucune réparation ni mesure n’a été décidée pour éviter à d’autres femmes de subir le même calvaire. Dans ces conditions, Beatriz, sa famille et les organisations qui l’accompagnent ont décidé de saisir à nouveau la Cour Interaméricaine, en déposant cette fois une plainte contre l’État du Salvador. L’action en justice vise, d’une part, à obtenir réparation pour Beatriz et sa famille et, d’autre part, à obtenir des mesures structurelles pour garantir que de telles situations ne se reproduiront pas. Les plaignants espèrent une décision forte et ferme établissant que l’interdiction absolue de l’avortement représente une violation flagrante, systématique et persistante des Droits de l’Homme.

Outre le bien-fondé de l’affaire présentée, les plaignants fondent leurs attentes sur les précédents existants en la matière. « Il existe un précédent sur cette même question, qui trouve également son origine au Salvador : le cas de Manuela »5, explique Liliana Caballero, responsable des activités de plaidoyer au CEJIL. Manuela a dû faire face à une urgence obstétrique et a été condamnée à 30 ans de prison. Elle y est morte, menottée à une civière. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un avortement, le cas de Manuela évoque avec force les urgences obstétriques et définit le contexte général dans lequel ces situations se produisent. « Dans le cas de Beatriz, ce n’est pas la première fois qu’un contexte d’interdiction absolue de l’avortement conduit à des violations des Droits de l’Homme », souligne-t-elle.

Bien que l’arrêt rendu dans l’affaire Manuela comporte des lacunes qui l’empêchent d’établir l’accès à l’avortement comme un droit6, il s’agit d’une décision historique qui non seulement ordonne des réparations pour la famille, mais établit également la responsabilité internationale de l’État salvadorien. Cette affaire a été précédée par d’autres qui ont établi que les droits sexuels sont des droits humains, que l’éducation sexuelle intégrale est une question en suspens dans la région et que les systèmes de santé devraient être sensibilisés aux questions de genre. « En d’autres termes, un long chemin a été parcouru en matière de droits humains, et ce sous une approche féministe, ce qui permet à des affaires comme celles de Manuela et Beatriz d’atteindre une instance à l’échelle interaméricaine et de jeter des bases pour continuer à aller de l’avant », insiste Mme Caballero.

Ainsi, dix ans après le premier rapprochement avec la Cour Interaméricaine, et sans que Beatriz soit là pour le voir7, l’audience de fond a eu lieu en mars 2023, au cours de laquelle les juges ont, pour la première et unique fois,  eu l’occasion d’entendre de vive voix les témoignages des victimes, celles des accompagnateurs et des témoins, ainsi que la délégation représentant l’État salvadorien.

 

Le mouvement féministe salvadorien : soutenir la lutte et faire communauté

Sans un mouvement social flexible, intelligent, courageux et persistant, l’accompagnement de ces cas n’aurait pas été possible. Lilian Caballero invite à « réfléchir à ce que signifie pour le mouvement salvadorien d’avoir porté deux affaires de ce calibre et de cette ampleur en deux ans devant la plus haute cour de justice pour les Droits de l’Homme du continent ». L’experte mesure la force, la résilience et le dynamisme nécessaires pour mener à bien ces processus, qui sont extrêmement longs et pour lesquels « le soutien est vital ».

Selon Mme Caballero, une possibilité de dialogue a été ouverte, non seulement au niveau régional, mais aussi au niveau international, ce qui a permis de montrer comment les systèmes politiques usent des droits génésiques des femmes comme monnaie d’échange. Le travail des organisations sociales a permis de mettre la question à l’ordre du jour, suscitant l’empathie en mettant des visages sur des récits. De cette manière, il a été possible d’atteindre « les personnes qui ne considèrent pas l’avortement comme un droit, mais qui sont choquées d’apprendre que des femmes sont injustement maintenues en prison ». Cela a permis de créer des solidarités et des réseaux au-delà de la sphère féministe et d’exposer dans le discours public quotidien une injustice « qui devrait nous atteindre tous ».

Mme Caballero conclut : « Je pense que nous avons beaucoup à apprendre de nos camarades du Salvador, non seulement de leur construction de la mémoire, mais surtout de la manière dont elles s’appuient sur l’espoir que ces affaires inspirent aujourd’hui dans cette région.

 

Une lutte qui va au-delà du Salvador et de l’Amérique latine 

Les droits sexuels et génésiques des femmes constituent un domaine stratégique de contestation, tant dans le Nord que dans le Sud global. Cette lutte s’inscrit dans le cadre de la reconfiguration idéologique et de la résurgence politique de l’extrême droite, un processus en cours tant en Europe qu’aux Amériques et dont les racines sont transnationales.

La preuve en est l’intervention de groupes radicaux de la droite religieuse européenne dans le cas de Manuela, soutenant la position de l’État salvadorien. Selon Open Democracy8, le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) – une branche de l’organisation ultra-conservatrice créée par l’ancien avocat personnel de Donald Trump – a déposé un mémoire d’amicus curiae alléguant que « l’avortement est un infanticide ». Et ils n’étaient pas les seuls : une série9  de mémoires d’amicus curiae en faveur du Salvador ont été présentés par une trentaine d’organisations de trois continents. Parmi elles, l’organisation polonaise d’extrême droite Ordo Iuris, la Fondation Jérôme Lejeune et les Juristes pour l’Enfance en France, et la Fédération des Associations de Familles Catholiques en Europe, basée en Belgique. Selon Irene Donadio, de la Fédération internationale pour le planning familial, « le Salvador est le paradis rêvé des tyrans de la reproduction. C’est quelque chose qu’ils veulent imiter aux États-Unis et en Europe », comme le montrent les initiatives de la droite en Pologne et les reculs juridiques aux États-Unis.

 

L’avenir de la santé et des droits sexuels et reproductifs

Attendue pour les premiers mois de 2024, la décision dans l’affaire Beatriz définira jusqu’où le système interaméricain peut et veut aller pour établir l’avortement comme droit humain. La famille, le mouvement féministe salvadorien et les organisations internationales attendent des mesures pour que les cas de Manuela et Beatriz ne se répètent plus et que « des normes internationales puissent être établies dans ce domaine, qui seront applicables à tous les pays signataires de la Convention américaine des Droits de l’Homme ».10   Tous les éléments permettant de statuer sur la défense des droits des femmes ont été remis à la Cour-IDH. La balle est désormais dans votre camp. Il est dans notre intérêt à tous, loin du Salvador, de suivre cette décision, car l’histoire de Beatriz reflète la réalité de millions de femmes dans le monde et représente une lutte pour la vie et la justice. Pour toutes et tous.

** Soutenez la pétition de #JusticiaparaBeatriz, en signant ici :
https://justiciaparabeatriz.org/#firma

 


Notes :

1  Voir Brennpunkt Drëtt Welt, issue 303, Morena Herrera,  El Salvador, le lieu où les femmes ne peuvent pas désirer avoir le droit de décider.

2  Nom fictif pour protéger l’identité de la personne.

3  Les organisations salvadoriennes Colectiva Feminista para el Desarrollo Local (partenaire de l’ASTM) et Agrupación Ciudadana por la Despenalización del Aborto, ainsi que les organisations internationales IPAS-Centroamérica et CEJIL (Centro por la Justicia y el Derecho Internacional).

4 https://colectivafeminista.org.sv/2017/11/01/beatriz-cambio-la-sociedad-salvadorena-al-solicitar-un-aborto-para-salvar-su-salud-y-su-vida/

5  Le cas de Manuela à la CIDH : https://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/resumen_441_esp.pdf

6  Smyth, Rebecca (March 15, 2023) Abortion in International Human Rights Law : Missed Opportunities in Manuela v El Salvador, Feminist Legal Studies,  https://link.springer.com/article/10.1007/s10691-022-09510-9

7 En 2017, après un accident de la route et en raison d’une santé physique et mentale détériorée, Beatriz contracte une maladie respiratoire à l’hôpital et meurt.

https://www.opendemocracy.net/fr/5050/grupos-europeos-criminalizacion-aborto-elsalvador-perdido/

https://aul.org/wp-content/uploads/2021/04/PUBLICATION-VERSION.pdf

10  https://www.fr.amnesty.org/en-que-estamos/blog/historia/articulo/beatriz-vs-el-salvador-el-caso-que-podria-cambiar-el-futuro-del-aborto-en-latinoamerica/

 

Sources : 

Justice pour Beatriz, site web https://justiciaparabeatriz.org/historia/

Affaire Beatriz et autres c. le Salvador devant la CIDH : https://www.corteidh.or.cr/docs/tramite/beatriz_y_otros.pdf

Gabriela Cáceres, interview audio de Liliana Caballero, novembre 2023.