Entretien avec François Polet, mené par l’ASTM –
Les 22 et 23 novembre, les membres, bénévoles et permanents de l’ASTM se sont réunis lors d’un premier atelier pour définir/redéfinir le cadre stratégique de l’association. Dans ce contexte, M. François Polet, chercheur au CETRI, a présenté l’exposé « La coopération au développement dans le contexte contemporain mondial: évolutions, enjeux et questionnements » pour élargir l’horizon des réflexions. L’interview suivante vise à élargir les réflexions dans le cadre du dossier « entreprises et coopération au développement ».
1. Quels sont les principaux phénomènes que nous observons dans l’évolution de la coopération au développement ?
Quatre évolutions mondiales structurantes concourent au renouvellement des enjeux de la coopération au développement. La première est la crise environnementale, en particulier dans ses volets réchauffement climatique et effondrement de la biodiversité. Il est établi que ses conséquences sont autrement plus graves dans les pays du Sud que dans les pays du Nord, quand bien même les pays industrialisés ont contribué plus que proportionnellement à la dégradation écologique. Pour le dire autrement, on réalise progressivement que les modes de production et consommation à l’origine de la société d’abondance aux États-Unis et en Europe ont sapé les conditions de possibilité d’une vie décente pour des millions de personnes en Afrique, en Asie et, dans une moindre mesure, en Amérique latine. D’où l’importance, pour nombre de gouvernements du Sud, du principe des « responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives » à l’heure de négocier la répartition des coûts et des efforts de l’ajustement environnemental mondial.
La deuxième évolution marquante est celle du déclin de l’hégémonie occidentale sur les affaires du monde, qui s’accélère depuis la crise financière de 2008. Ce déclin est d’abord le résultat de l’essor économique des pays émergents, à commencer par la Chine, et du basculement du centre de l’économie mondiale vers l’Asie de l’Est. Ce poids commercial grandissant s’accompagne d’une montée en puissance géopolitique des Suds, qui se manifeste d’une part par une influence grandissante dans les enceintes internationales traditionnellement dominées par les Occidentaux – capacité de coordination à l’OMC, cooptation des émergents dans un G20 à côté du G7, réforme du FMI et de la Banque mondiale accordant plus de votes aux pays émergents –, d’autre part par la mise en place d’un embryon d’architecture internationale alternative, avec la Nouvelle banque de développement et une sorte de fonds monétaire des BRICS. Cette multipolarisation du monde se traduit par une croissance des rapports économiques entre émergents et pays pauvres, qui affaiblit l’influence de la coopération traditionnelle (celle des pays de l’OCDE).
La grande récession de 2008-2011 a aussi entraîné une mise en cause sans précédent du capitalisme néolibéral, dont la légitimité était entamée depuis la crise asiatique de 1997-1998, et l’essor de l’altermondialisme. Les défaillances manifestes du libre marché ont signé le retour en force, sur le plan des idées, de l’État « stratège », interventionniste, « développementaliste ». Par ailleurs, l’effet combiné des plans de relance post-2008, de la crise écologique et des ruptures des chaînes d’approvisionnement dans le contexte de la pandémie ont contribué à un début de démondialisation. Pour autant, d’un autre côté, les réponses internationales à la crise de 2008 n’ont pas débouché sur une réforme du système financier international digne de ce nom. Le pouvoir des fonds spéculatifs, des paradis fiscaux et autres agences de notation est à peine entamé, tandis que l’austérité demeure l’horizon indépassable des institutions internationales, malgré l’approfondissement historique des inégalités. Concomitamment, le capitalisme s’adapte aux crises : il a trouvé dans l’économie numérique et l’économie verte deux nouvelles frontières, qui font peser des menaces inédites sur l’ensemble des sphères de la vie collective.
Dernière tendance, produite en partie par les deux précédentes, la normalisation de la gouvernementalité autoritaire. Trente ans après les transitions démocratiques de l’après-guerre froide, dix ans après l’immense espoir suscité par les printemps arabes, force est de constater que la libéralisation politique n’est pas un processus linéaire et universel. Les régimes nationaux-populistes des Trump, Modi (Inde), Bolsonaro (Brésil) ou Duterte (Philippines) en sont des manifestations évidentes. De même que les restaurations autoritaires dans l’ensemble des pays ayant connu des révolutions au sein du monde arabe, avec les exemples récents de la Tunisie, de l’Algérie et du Soudan. Ou les manipulations constitutionnelles pour la survie au pouvoir de dirigeants prédateurs en Afrique subsaharienne. Cette régression n’est pas irréversible. Elle reflète surtout la fragilité des réformes institutionnelles dictées par l’intégration des normes internationales libérales plutôt que par l’objectif d’une meilleure représentation des intérêts populaires et ruraux. L’activisme diplomatique de la Russie et de la Chine, tourné vers la promotion d’un modèle de démocratie illibérale, n’y est pas non plus pour rien.
2. Pouvez-vous décrire les deux principales critiques du développement aujourd’hui (à savoir les courants de la pensée anti-productiviste et décolonialiste) ? Quel est leur rapport avec le secteur privé et le profit ?
Dans le contexte que nous venons d’esquisser, l’espace intellectuel et politique occidental est le théâtre de la montée en force de deux courants de pensée longtemps demeurés marginaux – la critique antiproductiviste et la critique décoloniale –, qui mettent en cause la légitimité même de l’idée de développement. La critique antiproductiviste, autre nom de la décroissance, voit dans la notion de développement une volonté d’étendre au reste du monde le règne de la croissance et de la marchandise, destructeur de l’environnement et du lien social. Ce courant, qui évolue notamment sous le label de « l’après-développement », privilégie des expériences locales autonomes tournées vers des formes d’épanouissement collectif déconnectées de l’objectif d’accumulation matérielle. De son côté, la critique décoloniale estime que le développement est un néocolonialisme, qu’il permet aux ex-métropoles de conserver un accès aux ressources et marchés des ex-colonies, qu’il est le nouvel habit de la « mission civilisatrice » d’hier, qu’il vise à remodeler le « reste » sur les normes de la modernité occidentale, qu’il écrase ou marginalise les identités locales, etc. Le double contexte de crise écologique et de déclin relatif de l’Occident donnent une résonance particulière à ces deux discours.
Cette double critique émergente n’empêche néanmoins pas la coopération « réellement existante » d’être de plus en plus soumise aux impératifs de la gestion néolibérale des choses, comme l’a récemment démontré Justine Contor à propos des ONG belges, dans une thèse défendue à l’Université de Liège au titre évocateur – Chorégraphies néolibérales. La disciplinarisation des ONG de développement. Une dimension de cette « néolibéralisation » de la coopération publique est la place de plus en plus importante accordée au secteur privé en tant que promoteur de développement. Secteur privé local, mais aussi secteur privé des pays donateurs, qui est invité à apporter des ressources financières (en complément des fonds publics), mais qui est aussi et surtout considéré comme pourvoyeur de savoir-faire en matière de business et d’allocation rationnelle des ressources. Dans sa version la plus radicale, cette approche réduit le développement au renforcement du secteur privé et la coopération au rôle d’intermédiation entre secteurs privés d’ici et de là, soit une vision économiciste de la coopération qui est à l’exact opposé de la vision de l’après-développement.
3. En parallèle des crises qui se chevauchent, vous mentionnez une peur croissante dans le Nord, la peur de la migration et la peur des conséquences du « développement » du Sud global. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Durant l’âge « humanitaire » des années 1980 et 1990, le Sud a fait l’objet d’un cadrage moral invitant à se mobiliser dans l’urgence pour porter secours à des populations « victimes » de guerre, de dictatures et de famine. Avec les années 2000, le regard change : d’une part, la pauvreté et le délabrement des États au Sud deviennent synonymes de foyers de risques globaux – terrorisme, migration, pandémie, criminalité – ; d’autre part, l’essor concomitant des émergents est de plus en plus considéré comme une source de concurrence économique (les délocalisations) et de dépassement des capacités biophysiques de la terre. On constate dès lors l’existence d’un double regard anxiogène passablement contradictoire sur l’enjeu du développement, qui s’enracine dans les angoisses existentielles de l’Occident. Le développement du Sud est à la fois perçu comme une solution pour réduire les flux migratoires vers l’Europe et comme une menace, car les pays tropicaux sont de plus en plus envisagés comme des réserves de biodiversité et de carbone et que, « s’ils se mettent à consommer comme nous, il faudra au moins trois planètes ».
En réalité, d’une part le développement est plutôt un facteur de migration que de fixation des populations jusqu’à un certain niveau de revenu par habitant, d’autre part l’amélioration des conditions de vie des populations est tout à fait compatible avec une trajectoire environnementale globale viable, dès lors que nous (le Nord) réduisions rapidement et drastiquement notre propre empreinte environnementale et que les transferts (Nord-Sud et Sud-Sud) de ressources et de technologies permettent aux habitants des pays pauvres d’atteindre des niveaux de vie décents sans augmenter dans les mêmes proportions leur impact sur le milieu.
4. Vous avez mentionné que ces craintes incluent les aspirations du Sud global au confort matériel et à la richesse, qui auraient un impact négatif sur la planète. Ces aspirations sont-elles inhérentes à toutes les sociétés ? D’où viennent-elles?
Question complexe que celle-ci. Les réponses sont certainement à chercher dans l’histoire de la domination culturelle et politique de l’Occident sur le reste du monde. Bien avant les indépendances, le train de vie des colons a servi de modèle aux élites indigènes dans les ex-colonies. Se rapprocher de ce train de vie, ne fût-ce qu’un peu, c’était partager symboliquement la puissance du blanc. De ce point de vue, l’indépendance n’a pas constitué une rupture, mais un moment d’accélération, qui a permis aux groupes ayant intégré l’appareil d’État d’accéder à la consommation à l’occidentale, notamment durant les années de croissance 1960-1970. Ces élites urbaines sont elles-mêmes devenues des modèles pour le reste de la société. Les phénomènes de migration interne (exode urbain) et internationale et l’élargissement de l’accès à la télévision, puis dernièrement à Internet et aux réseaux sociaux, ont amplifié la diffusion des images de consommation comme marqueur de réussite sociale, jusque dans les coins les plus reculés des campagnes.
Il faut néanmoins souligner deux aspects qui nuancent quelque peu ce processus d’imitation. D’une part, si l’on prend le continent africain, la capacité à accumuler des ressources était une source de prestige avant même l’arrivée de l’Européen. Car le détenteur de ressources pouvait prendre en charge de nombreuses personnes, avait de nombreux dépendants, signe de puissance sociale. Aujourd’hui encore, arborer sa capacité de consommation matérielle, c’est dans le même temps gagner en prestige et s’exposer aux pressions sociales de la famille (très) élargie pour qu’il y ait redistribution. D’autre part, force est de constater que cette volonté de s’aligner sur le train de vie occidental ne va pas nécessairement de pair avec une adhésion aux valeurs sociétales occidentales, notamment tout ce qui tourne autour des libertés individuelles, loin s’en faut. Pour paraphraser le politologue Guy Hermet, c’est la révolution du mode de vie pratique et non celle des droits qui revêt la priorité pour les habitants des pays émergents. Conservatisme et consumérisme ne sont pas incompatibles.
5. Pouvez-vous expliquer la notion d’investissement public mondial et en quoi elle diffère de la notion classique d’aide au développement ? Comment la notion d’investissement public mondial se rapporte-t-elle au secteur privé ?
L’investissement public global est une notion avancée par Jonathan Glennie, un chercheur ayant une longue trajectoire dans les grosses ONG britanniques.[1] Elle consiste à considérer les transferts de ressources des pays riches vers les pays pauvres non plus comme des « dons », ou même de la solidarité, mais comme un investissement nécessaire au financement d’un certain nombre de biens publics mondiaux sans lesquels la planète ne sera plus viable. Dans un monde interdépendant, des déséquilibres environnementaux, mais également sanitaires, financiers, sociaux, sécuritaires… à un endroit du globe ont des retombées plus ou moins graves sur l’ensemble des régions. Il devient donc de l’intérêt bien compris des pays riches de financer ces biens publics mondiaux.
L’idée est que l’ensemble des pays contribuent en fonction de leurs moyens et bénéficient en fonction de leurs besoins, en tant qu’ayants-droit et non plus en tant que pays « aidés » dépendant de la bonne volonté du pays donateur. Et pour que les plus gros investisseurs ne dictent pas les priorités en matière de bien public mondial, ce qui reviendrait à reproduire le fonctionnement de la Banque mondiale ou du FMI, il faudrait que le fléchage de ces investissements internationaux obéisse à des règles définies par l’ensemble des pays – petits et grands contributeurs – sur un pied d’égalité. Et, cela va de soi, que les éventuels contributeurs privés n’aient pas droit au chapitre (comme la Fondation Gates aujourd’hui au sein de l’OMS). Cette forme de gestion de la mondialisation est en germe dans certaines organisations onusiennes. L’enjeu de l’accès aux vaccins contre le covid a malheureusement montré qu’à ce stade, la logique des biens publics mondiaux ne dépasse pas le registre des discours lorsque les pressions politiques nationales et commerciales s’accentuent.
François Polet est sociologue, chargé de rédaction, recherche et formation au Centre Tricontinental (CETRI), un centre d’étude, de publication et de formation sur le développement, les rapports Nord-Sud et les enjeux de la mondialisation en Afrique, en Asie et en Amérique latine. |
Réference:
[1] Glennie J. (2020), The Future of Aid. Global Public Investment, Londres, Routledge.