Michaël Lucas – Du 30 novembre au 12 décembre se tenait à Dubaï, aux Émirats arabes unis, la 28ème session de la Conférence des Parties (COP28). Les COP se succèdent et les phénomènes extrêmes liés au changement climatique s’enchaînent et s’intensifient. Le besoin de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre (près de 50% d’ici 2030) se confirme chaque année et, plus le temps passe, plus il est nécessaire d’agir rapidement.
Alors que les discussions piétinent, que les COP se clôturent immanquablement par des « avancées » nettement insuffisantes au regard des enjeux, se développe en parallèle le business florissant des compensations carbone. Même si, ou peut-être, parce que les instances internationales et les États tardent à réglementer ce marché, ses acteurs redoublent d’activisme et d’initiatives pour s’assurer leur part du gâteau. Leur tâche est facilitée par l’existence d’une forte demande, résultat des besoins de marketing climatique des grandes entreprises, des exigences de la bonne conscience des populations aisées non disposées à renoncer à leur mode de vie impérial et de l’incapacité des États à réduire de manière significative et absolue leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). Les COP, en plus d’être des moments de négociations inter-gouvernementales, sont aussi de grands « salons » où se négocient des affaires. Certaines ONG, environnementales ou de développement, n’hésitent pas à participer au grand marchandage et cherchent à tirer avantage des mécanismes de compensations carbone.
D’autres ONG, critiques, dénoncent depuis des années le jeu de dupe que représente ce qu’on appelle parfois, par un absurde euphémisme, « les solutions basées sur la nature ». Avec Climate Alliance, l’ASTM avait publié en 2016 un recueil d’analyses critiques des mécanismes REDD et REDD+. Jutta Kill y relevait que « les projets REDD, et les compensations carbone en général, soulèvent une vraie question éthique : (…) lorsque, par exemple, une entreprise propose à ses clients de compenser leurs émissions de carbone en finançant un projet REDD+ dans une zone de forêt tropicale éloignée, elle met sur le même plan les émissions de carbone liées aux activités de loisirs (voyage en avion pour les vacances, achat d’un ordinateur, Coupe du monde de football, course automobile de Formule 1, etc.) et le carbone émis pour répondre aux besoins de base et aux droits fondamentaux (se nourrir grâce à la culture itinérante et aux jardins forestiers traditionnels)». Un argument qui reste valable aujourd’hui et qui, s’ajoutant à de nombreux autres, incitait une coalition d’organisations climatiques réunies autour du mot d’ordre « Stop carbon offseting now! » à appeler, en marge de la COP28, à mettre fin à ce système qualifié d’imprudent et d’irresponsable. De son côté, l’ASTM dénonçait, dans sa note « COP28 : un pas de plus vers le colonialisme-carbone? » publiée le 6 décembre 2023, les effets néfastes et contreproductifs du mécanisme contesté.
La compensation carbone : définition et contexte
Au fil des années se sont développés, sous l’égide de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), des mécanismes de compensation carbone. D’une logique fixant des plafonds d’émission, on est passé à une logique de neutralité carbone, qui met en balance d’un côté, les émissions et de l’autre, les puits de carbone, c’est-à-dire, les processus naturels ou technologiques de séquestration des GES. La neutralité est atteinte lorsque tous les GES émis sont séquestrés par des « puits de carbone ». On parle dans ce cas de « zéro émission nette ». Aujourd’hui, nous sommes loin du compte puisque les émissions de CO2 représentent environ le double de leur séquestration terrestre et océanique. Pour respecter l’objectif de 1,5°C à l’horizon 2100, la neutralité carbone devrait être atteinte en 2040.
La compensation carbone est un mécanisme volontaire (à ne pas confondre avec l’échange des quotas carbone dans le cadre des marchés réglementés) qui permet aux entreprises, aux particuliers et aux États de « neutraliser » leurs émissions de carbone par le financement de projets séquestrateurs de CO2 (ou, parfois aussi, des projets d’évitement d’émissions). Le principe qui sous-tend la compensation est celui de la neutralité, évoqué ci-dessus. On augmente d’un côté ; on diminue de l’autre. C’est la théorie. Les projets séquestrateurs de CO2 (ou d’évitement d’émissions) engendrent des droits d’émissions, dont l’étendue est théoriquement fonction de la quantité séquestrée (ou des émissions évitées) ; ces droits sont vendus sur le marché dit volontaire des compensations carbone.
Le marché volontaire de la compensation carbone pour les entreprises et les particuliers est en pleine expansion: entre 2020 et 2021, il a quadruplé. Start-ups, investisseurs financiers, groupes industriels et ONG de conservation de la nature ont flairé les bonnes affaires et y voient une nouvelle source de profit. Des forums réunissant des acteurs de la finance y sont consacrés : le Luxembourg accueillait ainsi, en mars 2023, la 6ème édition du Global Landscapes Forum Investment Case Symposium, organisé avec le soutien du Gouvernement luxembourgeois . Des lobbys spécifiques se mettent en place, à l’instar du African Carbon Market Initiative (ACMI) réunissant bailleurs de fonds du Nord global, industriels, associations de conservation et lobbyistes de l’énergie.
Les gouvernements des pays riches emboîtent le pas, non seulement en promouvant les initiatives privées, mais aussi en ayant eux-mêmes recours aux compensations pour soutenir leurs propres objectifs de neutralité carbone. La Norvège, grand producteur pétrolier, a été précurseur dans le domaine, puisque dès 2007, le pays s’engageait dans le financement, à concurrence de 300 millions de dollars par an, de projets de protection des forêts tropicales au Brésil, en Guinée et en Indonésie pour compenser une partie de ses émissions de CO2. Les Émirats arabes unis sont également fort actifs, depuis peu, sur le terrain des compensations. L’hôte de la COP28, qui ne cache pas son intention d’augmenter encore sa production de gaz et de pétrole, aujourd’hui responsable pour l’émission dans l’atmosphère de quelque 220 millions de tonnes de CO2 par an, cherche ainsi à apparaître comme un acteur responsable sur le plan climatique. Il multiplie les initiatives pour mettre la main basse sur des territoires forestiers en Afrique, négociant avec l’Angola, le Kenya, la Tanzanie, l’Ouganda, la Zambie, le Libéria et le Zimbabwe, dont plus de 20% de la superficie nationale est convoitée. Au total, ce sont 24 millions d’hectares, la taille du Royaume-Uni, dont le « crédit carbone » serait approprié par la pétromonarchie du Golfe. En Asie, des accords ont été conclus avec le Pakistan et la Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Pourquoi la compensation carbone pose-t-elle problème ?
1/ Les compensations carbone, pour autant que la séquestration ou l’évitement de l’émission soient réels, engendrent un statut quo : on ne réduit pas l’émission de GES mais on la neutralise par la compensation. Or, vu le déséquilibre existant entre les émissions et les séquestrations et vu les limites naturelles et technologiques à l’extension des puits de carbone, la compensation ne peut répondre à l’objectif de zéro émission nette. La priorité absolue doit porter sur la réduction des émissions : tous les scénarios du GIEC reposent sur cette réduction massive. Mais cette exigence est largement détournée par la possibilité de compenser, ce qui est d’autant plus vrai que les coûts de projets de capture sont faibles par rapport aux pertes que représenterait l’abandon des procédés industriels pollueurs.
2/ Les mécanismes de compensation sont censés financer des projets, principalement dans le Sud global, qui, soit augmentent la capacité de séquestration, soit réduisent les émissions. Dans les négociations internationales, ils se sont progressivement imposés pour pallier le manque de financement par les pays riches des politiques climatiques à mener par les pays pauvres, au titre de la responsabilité partagée mais différenciée. Les compensations apparaissent donc comme une alternative à un financement public défaillant, du Nord global vers le Sud global, mais une alternative marquée par une différence fondamentale : par définition, les compensations engendrent des droits d’émission de GES, alors que les aides aux politiques climatiques ne le font pas. Lors des COP13 (Bali 2007) et suivantes, le champ d’application des compensations éligibles a été largement élargi, intégrant désormais les déforestations évitées via le mécanisme REDD, puis REDD+. La préservation des puits existants dans le Sud global devenait, d’un coup, la licence pour les pollueurs du Nord global de poursuivre leurs émissions de CO2 par le mécanisme de la compensation alors que cette préservation était censée être financée directement par les pays riches et sans compensation.
3/ La compensation carbone a pour effet de « marchandiser » la nature, qui, de ce fait, se transforme en « capital » dont la défense est subordonnée à sa capacité de produire du profit, les considérations sociales et écologiques étant reléguées au second plan. La logique du profit financier qui anime désormais les projets de séquestration induit, par essence, les dérives et les abus, que la « réglementation » onusienne ne peut contenir. The Guardian et Die Zeit révélaient ainsi, début 2023, que 95% des crédits émis dans le cadre de 30 projets vérifiés par le plus grand certificateur, Verra, étaient des crédits fantômes, c’est-à-dire entièrement dépourvus de séquestration de CO2. Mais au-delà des abus et des dérives, dans de nombreux cas, la compensation carbone ne comporte pas l’équivalence « émissions supplémentaire – séquestration supplémentaire ».
4/ La compensation carbone est néocoloniale en ce qu’elle ne différencie pas entre différentes catégories d’émissions. Sur le marché volontaire, toutes les émissions se valent, quels que soient les besoins qu’elles sont censées satisfaire. Comme déjà illustré en introduction (Jutta Kill), les pays riches, les entreprises et les particuliers du Nord global accaparent, pour satisfaire les besoins liés à leur mode de vie impérial générateur de GES excessifs, des crédits carbone dont sont dès lors privées les populations locales, qui, elles, mènent des vies en « teneur carbone » très faible.
5/ La compensation carbone est néocoloniale en ce qu’elle aboutit à imposer aux populations locales du Sud global des schémas d’organisation socio-économique supposés plus performants sur le plan de la réduction des émissions de GES ou de leur séquestration. Des forêts tropicales sont sanctuarisées, tout en se prêtant à un tourisme fortement émetteur de CO2 ; des terres de culture ou de pâturage ancestrales font place à la plantation de forêts artificielles, composées le plus souvent d’espèces uniques ; la paysannerie est remplacée par une agriculture industrielle dite de précision, génératrice de crédits carbone, qui suppose une forte mécanisation, l’endettement des agriculteurs et leur dépendance aux services commerciaux de l’agro-industrie. Les droits des peuples indigènes et des populations locales, notamment le nécessaire consentement préalable, sont constamment mis à mal.
Les mécanismes de compensations présentent un hiatus dans le temps, puisqu’une émission actuelle, connue et certaine est compensée par une séquestration future, indéfinie et aléatoire, quand elle n’est pas une simple illusion. L’équivalence requise par le principe de compensation fait défaut. De plus, l’existence de crédits carbone n’incite pas les pollueurs, entreprises, particuliers, États, à réduire leurs émissions de GES ; or, la neutralité carbone ne peut être atteinte que par une réduction massive des émissions. Enfin, les compensations carbone préemptent le plus souvent au profit des populations du Nord global un crédit carbone situé dans le Sud global, via des projets entraînant de préjudiciables modifications à l’organisation socio-économique des communautés locales, et sont donc une nouvelle forme de colonialisme.
Voilà pourquoi il faut décider : « Stop carbon offsetting now ! »