Richard Graf – En volumes financiers, les ONGD ne sont pas les acteurs les plus importants de la coopération au développement. Mais sans cette frange de la « société civile » la lutte pour l’éradication de la pauvreté et pour une distribution plus équitable des richesses aurait été déjà perdue depuis longtemps. Pour savoir enfin la gagner, un retour aux sources peut apporter quelques enseignements.

Pourquoi aurait-on encore besoin de la société civile dans la coopération au développement en 2019 ? Avant de pouvoir répondre à cette question, un petit retour aux origines de ce qu’on appelle communément les « organisations non gouvernementales » – les fameuses ONG – s’avère nécessaire.

Si la charte des Nations Unies adoptée en 1945 mentionne déjà les organisations non gouvernementales dans le contexte du Conseil économique et social (Art. 71)1, le terme n’entre dans le langage commun que beaucoup plus tard.

Tout.e expert.e en communication confirmera qu’il n’est pas très efficace, en matière d’image, de se définir à travers ce qu’on n’est pas. En effet, le terme « non gouvernemental » n’a du sens que dans les relations que ces organisations entretiennent par rapport aux gouvernements nationaux, aux institutions européennes ou encore onusiennes.

C’est pourquoi le terme ne va être adopté plus couramment par les organisations elles-mêmes qu’à partir des années 1970, lorsque l’Union européenne (qui a l’époque s’appelle encore Communauté économique européenne) commence a subsidier de façon plus systématique des organisations de solidarité internationale qui entreprennent des actions d’aide au développement ou d’urgence dans les pays su Sud global.

L’Europe donne le ton

Au Luxembourg le terme fut consacré au moment où justement le « Cercle des organisations non gouvernementales » a été créé il y a 40 ans. Cette structure faîtière des ONG n’était pas le fruit d’une volonté spontanée des acteur.e.s au Luxembourg, mais bien le résultat d’une demande de la Commission européenne qui exigeait que de telles plateformes soient mises en place dans tous les États-membres. Depuis le milieu des années 1970, le Fonds européen de développement entendait aussi financer des projets et programmes proposés par les ONG. Pour pouvoir définir un système de cofinancement efficace, il fallait une structure européenne des ONG qui deviendra en 1976 le « Comité de liaison des ONG européennes ». Le Comité de liaison tenait à Bruxelles une assemblée générale annuelle dont les délégué.e.s étaient désigné.e.s par les plateformes nationales.

Dans ce contexte, il est important de comprendre que c’est une dynamique européenne qui a permis la création de toute une panoplie d’ONG, le Luxembourg ayant longtemps été à la traîne en matière de coopération au développement. Ceci peut paraître étonnant aux jeunes générations, qui connaissent notre pays comme un des champions en la matière.

En tant que ONG « politique », c’est-à-dire organisation qui définissait sa raison d’être aussi bien à travers un soutien direct de partenaires du Sud qu’à travers la conscientisation des citoyen.ne.s du Nord en vue d’un changement de société, l’ASTM (qui s’appelait à l’époque Action Formation de Cadres) était une sinon la première organisation au Luxembourg à pointer du doigt les contradictions à la base de notre système économique si « efficace ». Et déjà au courant des années 1970, la dimension écologique jouait un rôle important dans son travail. La question des ressources limitées décrites par le Club of Rome en 19722 menait du côté des organisations tiers-mondistes aux premiers débats qui se rapprochaient fortement de la revendication qu’on appelle aujourd’hui la «justice climatique»: Il est inadmissible que celles et ceux qui ont profité le plus de l’exploitation de la terre et des sociétés colonisées se refusent à changer d’attitude, et empêchent ainsi le reste de la planète à avoir accès à un développement de leur sociétés.

Acteurs du changement, ici et là-bas

La campagne « Jute statt Plastik » (« Fibre de jute au lieu du plastique »)3, lancée il y a un peu plus de 40 ans par le réseau des magasins du monde allemands, fut un exemple parfait du rôle précurseur en matière de développement durable. Cette initiative intervenait à un moment où des hausses successives des prix du pétrole avaient bouleversé nos sociétés, et où le modèle économique des pays industrialisés était remis en question pour ses conséquences néfastes sur l’environnement et sur la distribution équitable des richesses. Elle visait à la fois à conscientiser le public – les sacs imprimés véhiculaient le slogan partout – et à soutenir des partenaires au Bangladesh, où les producteurs de la fibre de jute pouvaient profiter d’une plus-value sur un produit transformé sur place à un prix garanti. L’impact du plastique sur l’environnement était déjà thématisé à l’époque, mais moins « visible » : à l’heure actuelle des images envoyées par satellites nous montrent que des déchets en plastique ont envahi toute notre planète et l’on mesure la présence de microparticules partout dans le cycle de l’eau.
En relisant les reportages et interviews sur cette campagne – parus à une époque où l’on ne parlait pas encore de changement climatique – la modernité et la multidimensionalité de « Jute statt Plastik » saute aux yeux. Même si cette campagne avait ses limites et ses contradictions – il fallait bien utiliser le sac en fibre de jute plusieurs centaines de fois pour que d’un point de vue écologique il soit moins nocif qu’un sac en plastique et ne pas en racheter par souci de solidarité à chaque passage à la Boutique Tiers Monde du coin – elle permettait de bien illustrer le lien qui existe entre le développement durable (pour nous tous) et équitable (pour les producteurs au Sud). On avait réussi à relier une revendication tiers-mondiste à un problème écologique.

Ce n’est qu’en 1986 que le Luxembourg se dotait d’une loi sur la coopération digne de ce nom4. Les ONG de développement (qui commencent alors à se définir comme des ONGD) peuvent se faire agréer par le Ministère des Affaires étrangères en remplissant un certain nombre de critères, dont notamment celui d’œuvrer dans un ou plusieurs pays en voie de développement. La liste des organisations ainsi reconnues s’allongea rapidement. D’abord parce qu’il y en avait déjà un nombre impressionnant à l’époque, dont certaines très petites, qui ne soutenaient parfois qu’un seul projet pour lequel des collectes de fonds fonctionnaient selon le principe du « bouche-à-oreille ». L’attrait de l’agrément pour ces minuscules structures résidait moins dans la possibilité de toucher des cofinancements, qu’au fait que toute ONGD reconnue pouvait établir des certificats sur les sommes reçues pour assurer la déductibilité fiscale à leurs donatrices et donateurs. Ces derniè.re.s pouvaient alors déduire ces montants de leur revenu imposable. A une époque où le taux d’impôt marginal était bien plus élevé que maintenant – du moins pour les classes de revenus supérieures – les ONG n’hésitaient pas à rendre attentifs leur donatrices et donateurs qu’un petit plus en don leur revenait beaucoup moins cher que le montant brut inscrit sur leur virement.
Les organisations plus grandes, qui avaient plusieurs décennies d’expérience, vécurent la nouvelle législation comme un véritable boost : celles qui avaient su profiter des cofinancements européens pouvaient se livrer à des montages financiers impressionnants, qui pouvaient rendre jaloux les confrères et consoeurs des pays voisins ; celles qui n’avaient pas envie à se livrer à la très lourde machine bureaucratique bruxelloise, pouvaient profiter d’un système de cofinancement plus flexible et surtout à plus petite échelle.

A cela s’ajoutait une politique volontariste des gouvernements successifs pour atteindre le fameux objectif des 0,7% d’aide publique au développement par rapport au revenu national brut. Une promesse que les pays industriels avaient avancée en 1970 et qu’ils voulaient atteindre en 1980. Le Luxembourg, venant de très loin, y arriva au pas de course au début des années 2000 – donc avec 20 ans de retard sur le calendrier initial.

Le bénévolat professionnalisé

Cette dynamique de croissance des budgets réservés à la coopération profita aussi aux ONGD. Cela leur a permis à se professionnaliser – même si le bénévolat continue à jouer un rôle important dans le monde des ONGD luxembourgeois – et à devenir des acteurs compétents et reconnus. L’«éducation au développement», donc le travail de sensibilisation et d’information sur les questions de développement, commençait aussi à profiter de financements publics, permettant à leur tour une professionnalisation, même si les moyens budgétaires mis à disposition des ONGD restent en-deçà de ce qui serait nécessaire pour fournir un travail comparable à celui qui a été mis en place en matière de sensibilisation et d’éducation en matière d’environnement – l’autre composante de ce qu’on appelle de nos jours l’éducation au développement durable.

A l’heure ou nous vivons une forte mobilisation des jeunes autour de la question du changement climatique, il faut se rappeler que le sommet des Nations Unies sur l’environnement de Rio en 19925 a été un sorte de tournant à plusieurs égards pour les ONG – de développement mais aussi celles orientées vers les questions d’environnement. Pour cette première et importante réunion internationale après la chute du mur de Berlin, le gouvernement luxembourgeois avait décidé – très tard il est vrai – d’intégrer, pour la première fois, des représentant.e.s de la « société civile » dans la délégation officielle. Il avait même été tenté de publier un rapport commun dressant le bilan de la situation dans notre pays et listant les propositions à soumettre au sommet comme contribution du Luxembourg dans la lutte contre le changement climatique et pour la protection de la biodiversité.

Les ONG de développement et d’environnement avaient essayé en vain de faire inscrire un certain nombre de revendications qui auraient pu mener à un véritable changement de nos façons de consommer les ressources limitées afin de réduire de façon significative la production de gaz à effet de serre. Elles finirent par rédiger leur propre document, publié parallèlement au rapport national. Pour la petite histoire : même si le rapport officiel était bien plus approximatif dans ses propos, le gouvernement promettait à l’époque une première fois d’analyser une sortie de la dépendance de la vente de carburants à des non-résidents, le fameux « Tanktourismus ». L’analyse fut réalisée plus de vingt ans plus tard, mais le début de la sortie n’est toujours pas en vue.

Penser globalement, agir localement

« Think globally, act locally » fut un autre slogan repris par les ONGD (et évidemment aussi leur consoeurs écologiques) dans la suite de Rio. Ensemble avec des autorités locales, l’ASTM le Mouvement écologique ont mis sur pieds le « Klimabündnis » au milieu des années 19906. Entre-temps, quelque 40 communes luxembourgeoises ont rejoint le mouvement, qui représente une très large majorité de la population. Au-delà de ces chiffres impressionnants il faut surtout souligner l’ancrage que le Klimabündnis peut avoir dans certaines communes à travers des comités locaux engagés. Au niveau local se côtoient ainsi des représentant.e.s officiel.le.s de la commune avec des citoyen.ne.s engagé.e.s, une sorte de société civile à l’échelle locale.

Des discussions comme celle sur l’empreinte écologique de nos sociétés profitent beaucoup de ces engagements au niveau local, car nombre de décisions ayant un impact direct sur la façon dont nous traitons notre environnement sont prises par les communes. S’il est parfois difficile de rendre plus concret la dimension tiers-mondiste à l’échelle des communes, le Klimabündnis a cependant réussi à en faire une préoccupation des responsables locaux, qui souvent n’hésitent pas à soutenir au niveau national, voire même international, des revendications impactant directement la vie des communautés indigènes de régions malmenées par des sociétés transnationales à la recherche de nouvelles possibilités d’extraction de ressources promettant des profits importants.

Un autre force de la société civile luxembourgeoise : Sa capacité de s’organiser en réseaux. La question de la sécurité alimentaire en est une bonne illustration : Alors que les ONGD critiquaient le politique agricole commune (PAC) dès les années 1970 pour son impact négatif sur les pays en voie de développement, et que les ONG d’environnement mettaient le doigt sur les conséquences néfastes de cette même politique sur l’environnement, les deux approches finirent par se rejoindre. Le réseau « Meng Landwirtschaft » regroupe aujourd’hui des ONG de développement et d’environnement, mais e.a. aussi des associations agricoles critiques du modèle dominant. Ce réseautage, qui se retrouve aussi autour de la question de la responsabilité des sociétés transnationales sur leur chaîne de production peut également inclure des syndicats et des associations du secteur social.

Le Sud qui aide le Nord

Mais ce rôle politique – qu’on a pris l’habitude d’appeler « plaidoyer » – n’est pas toujours pris au sérieux, voire même carrément remis en question. Lorsque le Cercle des ONGD avait publié il y a dix ans une étude sur le rôle de paradis fiscal pour la fuite des capitaux depuis les pays en voie de développement joué par le Luxembourg, la grogne fut telle que l’étude a été retirée quelques jours après du site du Cercle 7. Même le Premier ministre, qui venait d’être réélu, avertissait à la tribune de la chambre que les ONGD « devraient soutenir l’élan en matière de coopération au développement du pays, et pas le remettre en question ». Or l’étude ne contestait nullement les efforts du Luxembourg, elle estimait juste que la perte fiscale subie par les pays du Sud global en raison de la fuite des capitaux vers la place financière pouvait être estimée à un multiple du budget réservé à la coopération. Le message était bien reçu : les ONGD seraient les profiteurs d’un système sur lequel il vaut mieux se taire. Pourtant ladite étude avait émis, bien avant l’heure, un certain nombre de propositions qui ressemblent singulièrement à toute la panoplie de mesures que le Luxembourg a dû prendre par la suite pour ne plus être mis au ban par l’OCDE.

Une dimension plus récente du travail des ONGD comme l’ASTM est la responsabilité qu’elles ont prise en matière de protection de défenseurs des droits. Le travail des ONGD et de leurs partenaires dans le Sud global engendre de plus en plus de situations où des acteurs locaux sont mis en danger, comme leur travail de défense pour les intérêts des populations autochtones se heurte progressivement à des autorités souvent corrompues ou tributaires de groupes d’intérêts. Ces derniers n’hésitent pas à menacer les défenseurs de droits, et le passage à l’acte est de plus en plus fréquent. Ainsi l’ASTM a dû déplorer l’assassinat de deux défenseurs de droits actifs dans ses organisations partenaires.

Connectées directement à des partenaires locaux aux emprises avec les conséquences de la globalisation, et bien ancrées dans la société luxembourgeoise, les ONGD peuvent influer sur les décisions politiques au plan national, voire européen, via des réseaux de plus en plus organisés. Pour continuer leur travail elles doivent miser sur la légitimité gagnée à travers cet ancrage, des compétences ainsi acquises, et ne pas trop se soucier de leur dépendance économique de systèmes de cofinancements. Mais le risque de chantage est imminent, car en réduisant les moyens mis à disposition des ONGD, ce sont les partenaires, déjà mis à rude épreuve par leur contextes politiques nationaux, qui en sont les premières victimes. Il s’agit donc de renforcer une authentique société civile tant au Sud qu’au Nord qui sauront s’encourager mutuellement pour avancer vers un monde où la distribution des richesses aura tendance à redevenir plus équitable.

Sources

1 https://www.un.org/fr/sections/un-charter/chapter-x/index.html“ https://www.un.org/fr/sections/un-charter/chapter-x/index.html
2 http://www.clubofrome.org/report/the-limits-to-growth/“ http://www.clubofrome.org/report/the-limits-to-growth/
3 https://www.deutschlandfunk.de/40-jahre-kampagne-jute-statt-plastik-bewusstsein-fuer.697.de.html?dram:article_id=414208“ https://www.deutschlandfunk.de/40-jahre-kampagne-jute-statt-plastik-bewusstsein-fuer.697.de.html?dram:article_id=414208
4 http://www.eluxemburgensia.lu/BnlViewer/view/index.html?lang=fr#panel:pp|issue:1784348|article:DTL135|block:DTL2171“ http://www.eluxemburgensia.lu/BnlViewer/view/index.html?lang=fr#panel:pp|issue:1784348|article:DTL135|block:DTL2171
5 https://astm.lu/editorial-bp270-juin-2012/“ https://astm.lu/editorial-bp270-juin-2012/
6 http://www.eluxemburgensia.lu/BnlViewer/view/index.html?lang=fr#panel:pp|issue:1832119|article:DTL172|block:DTL2036“ http://www.eluxemburgensia.lu/BnlViewer/view/index.html?lang=fr#panel:pp|issue:1832119|article:DTL172|block:DTL2036
7 https://astm.lu/steueroasen-aus-entwicklungspolitischer-sicht-der-fall-luxemburg/