Danielle Bruck – La pandémie de la COVID-19 a suscité une crise sanitaire et économique sans précédent dans notre histoire récente. Alors que nous entrons dans la dernière décennie d’action pour la réalisation de l’agenda de 2030 sur les Objectifs de Développement Durable, le déficit de financement pour atteindre ces objectifs a augmenté de 70% suite aux effets de la crise. Pourtant, l’aide publique au développement (APD) pourrait constituer un flux anticyclique crucial face aux chocs économiques qu’ont subis les pays. Quelles sont les perspectives pour l’APD au-delà de 2020 et suite à la récession et de la contraction de l’activité économique que connaît désormais le monde ?

La pandémie de la COVID-19, au-delà de la crise sanitaire qu’elle présente pour nous tous, s’est également vite transformée en une crise humanitaire dans certaines régions du monde, avec des niveaux d’insécurité alimentaire qui atteignent des proportions historiques et l’extrême pauvreté qui augmente pour la première fois depuis 1998 selon les Nations Unies[1]. Les impacts de la pandémie sur les populations les plus pauvres du monde sont sans précédent dans l’histoire récente et cette crise n’a fait qu’exposer et exacerber les inégalités socio-économiques au sein des pays et entre eux. La pandémie de la COVID-19 menace ainsi d’effacer les progrès qui ont été réalisés en matière d’éradication de la pauvreté et du développement durable, et donc de creuser davantage encore le fossé entre les pays. Les effets de cette pandémie ont anéanti des années de progrès dans la lutte contre la pauvreté, de façon à ce qu’on estime qu’il faudra dix ans de croissance économique et ce seulement pour ramener les chiffres de l’extrême pauvreté au niveau auquel ils étaient avant la crise[2]. Les estimations de l’augmentation de la pauvreté dans le monde varient de 71 à 100 millions de personnes supplémentaires selon Gerszon et al.[3], à la prévision la plus extrême qui prévoit, selon Sumner et al., qu’un demi-milliard de personnes seront poussées dans l’extrême pauvreté[4]. Or, quel que soit le nombre exact, toute augmentation de la pauvreté indique que le monde est en train de régresser, et selon l’ONU, si nous ne remédions pas à ces inégalités et si nous n’accélérons pas les progrès vers l’atteinte des Objectifs de Développement Durable (ODD), cette « pandémie pourrait n’être qu’une simple allusion à des crises mondiales plus graves à venir » [5]. Pour faire face à ces crises, la prochaine décennie devra donc être une période de coopération et d’action internationale sans précédent.

En ce moment critique, un débat animé a lieu au sein de la communauté internationale sur les perspectives de l’APD au-delà de 2020. Comment les gouvernements soutiendront-ils les pays les plus pauvres qui comptent sur cette source de financement pour réduire la pauvreté et lutter contre les inégalités ? Les budgets de l’APD vont-ils augmenter, rester stables ou être réduits face à la récession globale à laquelle le monde est aujourd’hui confronté ?

L’importance de l’APD pour le financement du développement durable

Les recherches de l’OCDE ont montré que d’autres sources de financement du développement ont déjà été gravement touchées par cette crise, aggravant les déficits financiers préexistants et augmentant la dette publique dans les pays en développement[6]. Les observations indiquent des fuites massives de capitaux des économies en développement, le ralentissement de la mobilisation des ressources intérieures suite à la réduction de l’activité économique et la baisse des investissements privés en raison du degré élevé d’incertitude économique, de la contraction de la production économique et des contraintes de liquidité.

Même si aucune source de financement ne suffira à elle seule pour combler ce déficit, l’APD constitue un puissant outil anticyclique et reste une source vitale pour soutenir les pays et les secteurs laissés pour compte dans cette crise. Le monde a connu de multiples crises économiques au fil des décennies passées, et tout au long de ces crises, l’APD s’est révélée être la source la plus stable de financement extérieur, en particulier par rapport aux flux privés, qui sont plus sensibles aux chocs économiques. Même si l’APD ne peut pas compenser la baisse d’autres flux, sa fiabilité est cruciale pour permettre une planification à long terme. La coopération internationale, et l’APD en particulier, peuvent en effet constituer un flux anticyclique capital en temps de crise, jouant un rôle de catalyseur, qui ouvre la voie à d’autres investissements extérieurs ou intérieurs[7]. L’APD a ainsi le potentiel d’être une force de transformation pour soutenir et guider une reprise durable[8].

Les membres du Comité d’aide au développement (CAD) reconnaissent officiellement l’APD comme « un moyen important pour soutenir les réponses nationales » à la pandémie et ont promis de « protéger les budgets de l’APD » pendant la crise[9]. De nombreux groupements internationaux ont d’ailleurs lancé des appels d’action visant à garantir que les pays en développement ne soient pas oubliés dans la reprise, jugeant que la hausse des volumes d’APD dans le contexte de cette crise mondiale est plus importante que jamais[10][11]. Or, compte tenu de la pression budgétaire que connaissent tous les pays, le niveau global de l’APD risque de diminuer jusqu’à 8% selon les premières estimations des Nations Unies[12]. L’OCDE estime notamment que si les membres du CAD maintenaient les mêmes ratios APD comparé à leur revenu national brut (RNB) qu’en 2019, l’APD totale pourrait diminuer de 11 à 14 milliards de dollars[13].

La réponse de l’UE suite à la crise

Pour tenter d’apporter une réponse européenne coordonnée aux pays partenaires confrontés aux conséquences de la pandémie de la COVID-19, l’UE a fait appel aux contributions de toutes ses institutions et a combiné les ressources mobilisées par les États membres et les institutions financières[14]. Or, les ressources allouées à la réponse globale de l’UE ont été en grande partie réorientées à partir de postes déjà budgétisés. Seuls les grands donateurs tels que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont alloué un montant considérable de ressources supplémentaires pour répondre à la pandémie[15]..

Alors que nous entrons dans la décennie d’action pour la réalisation de l’agenda de 2030 pour le développement durable, l’UE devrait faire davantage pour que personne ne soit laissé pour compte. Il n’en demeure pas moins que, les négociations du cadre financier pluriannuel pour 2021-2027 de l’UE laissent prévoir une baisse des ressources financières consacrées à la réalisation des objectifs de développement durable. Si cette évolution est inquiétante, elle n’est pas nouvelle pour autant ; l’APD de l’UE avait en effet déjà commencé à diminuer avant l’apparition de la crise et connaît une évolution négative depuis 2016. « Non seulement l’aide, en proportion du RNB, est en baisse, mais l’aide réelle – c’est-à-dire la suppression des divers éléments qui n’atteignent pas réellement un pays en développement – ne représente que 0,4 % du RNB (…) si cette évolution continue, l’objectif de 0,7 % d’APD par rapport au RNB ne sera pas atteint avant 2070 ! »[16] s’inquiète CONCORD. L’APD n’est pas uniquement confrontée à un défi quantitatif en termes de volumes, mais également à un défi qualitatif en termes d’efficacité. « La manière dont l’APD est utilisée est cruciale pour garantir un développement durable efficace et pour que personne ne soit laissé pour compte »[17](CONCORD, 2020).

Dans sa réponse à la crise, la Commission européenne préconise de plus en plus le recours aux instruments du secteur privé pour faire face aux conséquences sociales et économiques de la crise. CONCORD craint que l’utilisation de financements privés dans le cadre de la réponse de l’UE ne permette pas de s’attaquer aux causes profondes de la crise et à ses conséquences, mais qu’au contraire, ces financements pourraient d’avantage alimenter la crise de la dette à laquelle plusieurs pays partenaires sont d’ores et déjà confrontés.

Eurodad aussi a critiqué cette tendance, remettant en question le rôle des institutions de financement du développement en tant qu’acteurs du développement, leur reprochant un manque d’impact sur le développement, un manque d’alignement sur les principes d’efficacité, un manque de redevabilité et de transparence et une contribution à des pratiques fiscales injustes. Ces institutions et leurs modèles de fonctionnement ne sont pas suffisamment équipés pour soutenir les acteurs économiques locaux qui sont les plus touchés par la pandémie et qui sont essentiels à une reprise centrée sur les personnes[18].

CONCORD constate en outre que la réponse de l’UE et de ses membres a en outre donné la priorité aux canaux multilatéraux, en particulier le « Team Europe », la Banque mondiale, l’Organisation mondiale de la santé, ou encore GAVI – the Vaccine alliance (lancée par la Fondation de Bill et Melinda Gates) et différents secteurs pharmaceutiques nationaux. Ceci en conséquence a eu un impact négatif sur la participation des organisations de la société civile aux réponses à donner à la crise, malgré que ce sont justement celles-ci qui sont particulièrement bien placées pour compléter les actions des gouvernements et pour travailler dans l’intérêt du bien-être des communautés locales et des personnes marginalisées, étant donné leur expertise dans les secteurs clés et leur connaissance approfondie des réalités et des dynamiques locales. L’utilisation de systèmes nationaux résilients capables de soutenir les acteurs du développement national et local dans les pays partenaires est primordiale pour faire face aux défis liés à la crise, car lorsque l’aide est effectivement dépensée, renforçant les systèmes des pays partenaires et la mobilisation des ressources intérieures, le potentiel de l’APD est d’autant multiplié.

CONCORD met en garde en outre que l’incohérence des politiques peut sérieusement affaiblir l’atteinte des objectifs de développement durable à l’horizon de 2030[19]. Toutefois, l’UE n’est pas toujours cohérente dans sa politique, et des changements politiques urgents sont nécessaires pour prévenir les retombées négatives des politiques non liées au développement dans les pays partenaires, notamment dans le domaine de l’agriculture et de la sécurité alimentaire ou encore de la justice fiscale. Les mécanismes visant à assurer la cohérence des politiques en faveur du développement durable doivent en conséquence être utilisés de manière plus systématique et plus efficace par toutes les institutions européennes et les États membres.

Le cas du Luxembourg

Alors que le niveau des dons reçus au niveau des ONG a baissé de 25% au Luxembourg suite à la crise déclenchée par la COVID-19[20], le Ministre de la Coopération au développement Franz Fayot? s’inquiète que le message de la solidarité internationale ne passe plus dans la société luxembourgeoise et a lancé un appel aux citoyens de soutenir d’avantage les ONG. Malgré l’incertitude économique causée par la crise, le gouvernement luxembourgeois a également réitéré sa détermination à maintenir son engagement d’engager 1% de son RNB dans l’APD. Selon le ministre de la coopération au développement et affaires humanitaires, M. Fayot, « la politique de coopération au développement n’a pas été remise en cause par la crise actuelle (…) Le 1% du revenu national brut, qui est une référence à laquelle nous sommes attachés, sera maintenu ». La contraction de l’activité économique et la forte diminution des recettes fiscales en 2020 et probablement en 2021 auront toutefois une incidence négative sur le RNB et donc en conséquence aussi sur le montant total de l’APD. En effet, les dotations des budgets des prochaines années laissent entrevoir une baisse importante de l’APD en chiffres absolus d’après Richard Graf, journaliste du Woxx ; la dotation du budget de l’APD diminuant ainsi de 233 millions à 226 millions entre 2020 et 2021[21]. Comparant les estimations pluriannuelles publiées avant la crise à celles publiées en 2020 et se référant à l’APD totale pour 2021, la baisse se situerait autour de 10 % des budgets initialement prévus, et les montants estimés n’atteindraient le niveau d’avant la crise qu’en 2024[22].

C’est maintenant qu’il faut agir !

Pour que les pays, qui connaissent de graves difficultés financières, disposent de suffisamment de ressources pour couvrir au moins la moitié des coûts de tous les secteurs sociaux, il faudrait des flux d’aide à hauteur de 77 milliards de dollars par an[23]. Or les analyses de l’OCDE suggèrent que le déficit de financement pour atteindre les ODD a augmenté de 70% suite à la crise. Le moment est donc venu pour l’UE et ses Etats membres d’honorer leurs engagements pour soutenir leurs pays partenaires dans leur réponse à la crise et en vue de l’atteinte des ODD à l’horizon de 2030.

La Commission européenne et les pays européens devraient augmenter massivement l’APD et aller au-delà des efforts pour tout simplement protéger les budgets de l’APD d’avant la crise, tout en veillant à sauvegarder l’intégrité de l’APD en excluant tout financement qui n’a pas pour objectif principal un développement socio-économique durable. Pour y parvenir, il ne suffit pas seulement d’augmenter la quantité de l’APD mais aussi la qualité des actions, notamment à travers une plus grande cohérence des politiques au niveau de l’UE et en veillant à ce que le soutien aux instruments du secteur privé ne se fasse pas au détriment des principes d’efficacité du développement et ne soient utilisés que là où il existe des preuves tangibles de sa valeur ajoutée.

Les niveaux de l’APD et la façon dont elle sera investie dépendront entièrement de la volonté politique des dirigeants. Or, ce sera le soutien et la mobilisation du public, ainsi que notre intérêt partagé pour l’atteinte des objectifs de développement durable, qui pourront influencer la communauté internationale à honorer ses engagements envers ses pays partenaires et à entamer un processus de changement systémique répondant aux trois défis cruciaux de notre époque, tel le changement climatique, les inégalités généralisées et l’érosion des droits humains pour ainsi façonner un avenir plus durable et plus équitable pour tous.


[1] UN (2020), Financing for Development in the Era of COVID-19 and Beyond

[2]Marcus Manuel, Liam Carson, Emma Samman et Martin Evans (2020), Financing the reduction of extreme poverty post-Covid-19, ODI Briefing note

[3] Gerszon, D. et al. (2020), Updated Estimates of the Impact of COVID-19 on Global Poverty, World Bank Blogs, World Bank, https://blogs.worldbank.org/opendata/updated-estimates-impact-covid-19-global-poverty.

[4] Sumner, A., C. Hoy and E. and Ortiz-Juarez (2020), “Estimates of the impact of COVID-19 on global poverty”, WIDER Working Paper 43/2020, United Nations University, UNU-WIDER, https://www.wider.unu.edu/publication/estimates-impact-covid-19-global-poverty.

[5] UN (2020), Financing for Development in the Era of COVID-19 and Beyon

[6] OECD (forthcoming), The Impact of the Coronavirus (COVID-19) Crisis on Development Finance, OECD, Paris, https://www.oecd.org/coronavirus/en.

[7] Piemonte, C. et al. (2019), Transition finance: Introducing a new concept, OECD Development Cooperation Working Papers, No. 54, OECD Publishing, Paris, https://dx.doi.org/10.1787/2dad64fb-en.

[8] OECD (2019), Development Co-operation Report 2019: A Fairer, Greener, Safer Tomorrow, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/9a58c83f-en.

[9] OECD (2020), Joint Statement by the OECD Development Assistance Committee on the COVID-19 Crisis, OECD, Paris, http://www.oecd.org/development/joint-statement-by-theoecd-development-assistance-committee-on-the-covid-19-crisis.htm.

[10] G77 (2020), Statement by the Group of 77 and China on the COVID-19 Pandemic, UN General Assembly, https://www.g77.org/statement/getstatement.php?id=200403.

[11] DAC CSO Reference Group (2020), COVID-19 Calls for Effective Aid and Development Cooperation More Than Ever, https://concordeurope.org/wp-content/uploads/2020/04/Joint-Statement-on-Covid-19_with-additional-signatories-13Apr2020.pdf.

[12] ibidem

[13] OECD (2020), Policy Responses to Coronavirus (COVID-19). The impact of the coronavirus (COVID-19) crisis on development finance

[14] Commission européenne (2020), Communication Conjointe Au Parlement Européen, Au Conseil, Au Comité Économique Et Social Européen Et Au Comité Des Régions. Communication sur la réaction de l’UE au niveau mondial face à la pandémie de COVID-19

[15] CONCORD (2020), AidWatch 2020: Knock-on effects, an urgent call to Leave No One Behind

[16] ibidem

[17] ibidem

[18]Van de Poel Jan (2020), Development Finance Institutions and Covid-19: Time to reset, https://www.eurodad.org/development_finance_institutions_and_covid_19_time_to_reset

[19] ibidem

[20] RTL, Den Impakt vun der Corona-Kris op Hëllefsorganisatiounen, Journal du 22 Novembre 2020:

[21] Richard Graf (2020), Aide publique au développement : Baisse absolue, https://www.woxx.lu/aide-publique-au-developpement-baisse-absolue/

[22] ibidem

[23] Marcus Manuel, Liam Carson, Emma Samman et Martin Evans (2020), Financing the reduction of extreme poverty post-Covid-19, ODI Briefing note