Guy Tanonkou – Dans le cadre de la conférence «Digital Transformation Journey» organisée au Luxembourg le 17 juin 2019, Marc Hansen, Ministre délégué à la Digitalisation, a évoqué les défis du numérique. Il a déclaré qu’il fallait «donner au pays les clés pour se développer, prospérer et devenir un acteur majeur de l’ère numérique». Dans cette déclaration, on se poserait la question de savoir quel est donc l’impact de la digitalisation dans les projets de coopération au développement? Le séminaire du 17 septembre 2019 organisé par le Cercle des ONGD et ACSAL a apporté quelques éléments de réponses à cette question.

La digitalisation est l’utilisation des nouvelles technologies dans le cadre d’une stratégie de développement organisationnel et structurel. Cela passe par la mise en œuvre d’applications informatiques pour répondre aux besoins réels d’une organisation.

Un atout : le cadre infrastructurel du Luxembourg

Le cadre infrastructurel qu’offre le Grand-Duché de Luxembourg, avec une fibre optique bien développée, le développement de l’intelligence artificielle, des centres de données nouvelles générations et le déploiement de la nouvelle technologie de stockage et de transmission d’information sécurisée (Blockchain), devrait aider à ce que la digitalisation profite à l’ensemble de la société luxembourgeoise, incluant les organisations non gouvernementales de développement (ONGD). Les défis qu’entraîne la digitalisation ne se limitent pas aux entreprises et aux institutions de haute renommée. Toutes les organisations se doivent chaque jour de les relever au risque d’être rapidement dépassées par l’ère du tout-numérique. Le milieu des ONGD n’échappe pas non plus à cette réalité. Il doit intégrer les nouvelles technologies non seulement pour perfectionner leur projet, mais développer également des programmes de manière à répondre plus efficacement aux nouveaux impératifs induits par la révolution numérique.

Ce nouveau défi est bien connu de la nouvelle Ministre de la Coopération au développement et de l’action humanitaire, Madame Paulette Lenert, qui souhaite redynamiser les activités et donner une vision digitale au sein de la coopération luxembourgeoise au développement.

Digitalisation : un levier pour favoriser le développement

A travers les infrastructures du pays, l’usage des technologies digitales au Luxembourg a le potentiel de favoriser le développement, d’aider les populations les plus vulnérables et de fournir de meilleurs services aux populations. Le digital apporte un gros changement dans la société et joue un rôle important dans l’optimisation des économies. Il représente par ailleurs un levier majeur pour favoriser le développement de nouveaux secteurs économiques. Il a également le potentiel de contribuer à la réalisation des objectifs de développement durable.

Les ONGD luxembourgeoises ont intérêt à s’adapter aux avancées de la technologie de digitalisation dans leur activité de coopération au développement. Dans la plupart des cas, leur activité actuelle se limite à se faire connaitre, se faire entendre et exister dans l’œil du public à travers les outils digitaux. Dans ce contexte, les réseaux sociaux représentent un excellent levier : ils incarnent une porte ouverte sur une audience massive et constituent ainsi une formidable caisse de résonance.

Cependant, les ONGD pourraient profiter des infrastructures locales pour développer des projets innovants dans le domaine du digital avec les pays partenaires de la coopération luxembourgeoise.
La mise en place d’un programme bien planifié de digitalisation pourrait grandement stimuler le développement économique et contribuer au changement social des pays partenaires de la coopération luxembourgeoise. Notamment dans les domaines de l’éducation, la santé, la banque et la finance, l’agriculture, la gestion de l‘eau, l’environnement, l’urbanisation, l’administration et la politique, …etc.

En Afrique, la technologie digitale a un énorme potentiel pour améliorer la qualité et la portée de l’éducation. Dans certains pays tels que la Cote d’ivoire, le Sénégal et la Ghana, elle a permis un accroissement d’apprenants grâce au programme e-Learning. Cela a amélioré la qualité des pratiques éducatives et a permis aux enseignants de devenir des éducateurs encore plus efficaces.

Dans le domaine de la santé, en utilisant la “télémédecine”, des dispensaires ruraux peuvent consulter des spécialistes sur des cas de soins difficiles et recevoir des conseils sur le diagnostique et les thérapies. L’ONG suédoise Flowminder et l’opérateur de téléphonie mobile Orange travaillent sur la possibilité d’utiliser le téléphone mobile et le Big Data dans la stratégie de lutte contre les infections au virus Ebola en Afrique. Pour y arriver, les deux acteurs analysent le phénomène de la mobilité humaine et la propagation de la transmission du virus. Afin de lutter contre le virus en RDC, l’ex-ministre de la santé le Dr Oly Ilunga Kalenga a créé une cellule d’appui technique à l’accélération de la transformation digitale du secteur de la santé. Cette cellule contribue à améliorer la gestion de l’information sanitaire et épidémiologique pour riposter contre le virus Ebola.

Une autre initiative importante dans le domaine de la santé est le développement des cartes sanitaires numériques avec localisation par GPS dans quelques pays africains. Au Mali par exemple, plus de 1400 établissements de santé à travers tout le territoire ont été répertoriés numériquement. Ce qui permet aux habitants de trouver le centre de santé le plus proche de chez eux.

En agriculture, les drones par exemple peuvent permettre aux agriculteurs de mieux cartographier les parcelles et ainsi connaître avec précision les endroits qui ont besoin d’eau ou d’azote. Des logiciels utilisent les données sur le climat, le contrôle des récoltes, les prévisions saisonnières et les spécificités locales afin d’obtenir un meilleur rendement de façon durable.

En combinant les images satellites, l’Open Data et le Crowdsourcing, des systèmes de surveillance des forêts permettent d’obtenir des données sur la déforestation et ses impacts sur le climat afin de prendre des décisions réfléchies et durables.

Une bonne stratégie digitale pour les ONGD consistera à observer l’environnement du pays partenaire (en collaboration avec les partenaires locaux) et voir comment répondre à leurs besoins.

Les défis pour les ONGD

Des questions se posent sur les défis et les risques de l’avancée de la digitalisation pour les ONGD. Le digital entraîne un bouleversement général des organisations. Plusieurs organisations se posent les questions : par où commencer? Quels sont les risques de se lancer, ou de ne pas se lancer ? C’est la raison pour laquelle certains hésitent à emprunter la voie de la transformation digitale, tant la tâche semble compliquée et floue. En effet, la transformation digitale va modifier leur structure organisationnelle, refondre leur schéma de collaboration avec le partenaire du Sud, réorganiser leur structure hiérarchique et permettre la recherche de nouvelles compétences.
Par exemple, la transformation digitale se manifeste par une circulation et un stockage accru de données. Cette évolution rapide et la manipulation des données gigantesques entraînent des risques qu’il s’avère nécessaire d’identifier et de maîtriser. Dans ce contexte, il est important de mettre en place des mécanismes juridiques, de contrôle interne et de sécurité afin d’évaluer les risques liés à la transformation digitale et de garantir la continuité, la disponibilité, ainsi que la protection des données et des applications. Les ONGD doivent dans ce contexte identifier les réglementations auxquelles elles sont assujetties et les contraintes potentielles qu’elles peuvent générer.

Frein de la digitalisation pour les partenaires du Sud : l’exemple africain

Si la digitalisation de l’Afrique veut être réellement acquise, certains freins et obstacles devront être levés afin d’avoir dans le long terme un résultat optimal qui peut impulser le développement du continent. Les grands groupes et sociétés internationales spécialisées dans le digital ne sont réellement pas présents sur le continent africain. Pourtant l’Afrique est consommateur de services digitaux. Ces sociétés gèrent leurs activités à partir de l’Europe ou des Etats-Unis pour s’occuper du marché africain, et cela pour différentes raisons. Les marchés africains sont trop fragmentés pour être des investissements intéressants. Les réglementations locales et l’instabilité peuvent aussi dissuader les entreprises de venir s’y installer.

Les solutions digitales sont parfois inadaptées au développement du continent africain. Certaines solutions digitales sur le marché ont été développées aux Etats-Unis, plus rarement en Europe, ou en Asie. Ces solutions ne répondent pas malheureusement aux besoins des Africains. Il existe des différences culturelles ou linguistiques. Il est donc nécessaire et important de développer des solutions locales répondant aux besoins des populations africaines et des fonctionnalités bien adaptées.

Par ailleurs, en Afrique, les populations les plus pauvres sont souvent dépourvues des compétences alphabétiques et numériques indispensables à l’utilisation d’Internet. Selon la Banque mondiale, les trois quarts des enfants de Cours Elémentaire 2 (CE2) au Mali et en Ouganda ne savent pas lire. Au Niger, sept adultes sur dix sont analphabètes.

L’Afrique manque de compétences de haut niveau dans la digitalisation. Il est donc important d’engager des programmes de formations ciblés et adaptés au contexte africain. Les besoins en formation doivent être clairement identifiés.

Le frein le plus important est la connectivité. L’accès à internet dans des zones urbaines et rurales. Le manque d’infrastructure dans plusieurs localités. Les Etats africains avec leurs partenaires doivent créer les conditions idoines pour faciliter la pénétration d’internet dans leur pays. Il faudra aussi impulser des changements institutionnels à tous les niveaux de l’administration afin de permettre la mise en place du « e-gouvernement » sur le continent et lutter ainsi contre la corruption.

Les ONGD luxembourgeoises devraient accompagner leurs partenaires du Sud dans la mise en place des stratégies efficaces afin d’assister les entreprises locales et les jeunes entrepreneurs dans le développement des solutions digitales. Elles doivent aider les jeunes à développer les solutions répondant aux problèmes locaux.

Digitalisation & Ministère de la Coopération

Afin de promouvoir la digitalisation au sein des ONGD, le Ministère de la Coopération pourrait soutenir les initiatives des ONGD qui utilisent la digitalisation et les nouvelles technologies de manière innovante comme un levier pour le développement. Ce soutien pourra se faire de différentes manières: soit dans le cadre du financement des projets de digitalisation, l’organisation des conférences et séminaires, soit par la mise en place de prix sur les initiatives de digitalisation pour le développement. Il est également nécessaire de mettre en place des instruments, des documents de référence ou des lignes directrices afin de guider les ONGD dans le développement de leurs activités dans le domaine du digital.

Enfin, une discussion approfondie sur la digitalisation au sein du Cercle de Coopération des ONGD devrait être développée afin de contribuer à l’émergence d’une vision de développement en intégrant la digitalisation.


Guy Tanonkou est directeur de l’Agence pour la coopération scientifique Afrique Luxembourg. L’ONG ACSAL se positionne en formateur afin de faire émerger au sein des ONGD du Luxembourg une réelle compétence digitale et aspire à rendre les Africains acteurs de cette révolution numérique. La mission d’ACSAL est ainsi axée sur l’accompagnement pour identifier les besoins en formation et en animation de formations, et mettre en place des projets de digitalisation.