Raymond Wagener –
Les auteurs Jean-Pierre Olivier de Sardan et Valéry Ridde1, s’appuyant sur une longue expérience, ont récemment publié une opinion critique sur les conflits d’intérêts des acteurs de l’industrie de développement. Nous vous présentons ci-dessous quelques lignes forces de leur analyse et invitons le.a lecteur.trice intéressé.e à prendre connaissance de l’article complet, accessible en ligne (voir références à la fin de ce texte).
“Comment expliquer les échecs à répétition que connaît le développement ? ” D’après les auteurs de cet article, ces échecs sont surtout dus aux conflits d’intérêts tout au long de la chaîne du développement. En parlant de conflits d’intérêts dans les activités de développement, on pense tout de suite à l’industrie pharmaceutique ou aux compagnies minières dont de nombreuses publications scientifiques ont mis à jour les méthodes utilisées pour provoquer des évaluations favorables de leurs activités. Par ailleurs, il y a aussi quelques travaux sur les conflits d’intérêts concernant les consultants et les experts de développement, mais ces travaux restent des exceptions.
Le point de vue des auteurs de cet article est plus général. Ils partent de l’hypothèse que ce ne sont pas en majeure partie les firmes privées à but lucratif qui sont à l’origine des conflits d’intérêts, mais que l’aide au développement en génère tout au long de la chaîne de développement. Ces conflits concernent à la fois les individus et les organisations appartenant à la chaîne de développement. Parmi les organisations, il s’agit :
- des institutions internationales,
- dans le Nord tout aussi bien que dans le Sud :
- des agences publiques,
- des États et
- des ONG, dont la plupart sont des organisations sans but lucratif qui œuvrent pour améliorer les conditions de vie de populations vulnérables,
- ainsi que des bénéficiaires finaux.
La définition de conflits d’intérêts que les auteurs utilisent est la suivante:
«il y a conflit d’intérêts quand la prise de position publique d’un acteur impliqué à quelque niveau que ce soit dans l’ingénierie sociale du développement est contrainte par des intérêts qui font pression sur lui/elle afin, soit qu’il exprime des propos en contradiction avec ses perceptions, ses connaissances ou les données empiriques, soit qu’il n’émette pas les critiques qu’il serait disposé à exprimer, soit qu’il ne prête délibérément pas attention aux difficultés et aux problèmes que rencontre toute intervention.»
Les auteurs classifient les individus et les institutions de la chaîne de développement auprès desquels on peut identifier des conflits d’intérêts en plusieurs catégories :
- Les évaluateurs
- Les ONG
- Les services publics
- Les populations bénéficiaires
Même si les conflits d’intérêts sont de nature différente suivant les individus ou les institutions qui sont à leur origine, ils obéissent à une même logique : dans le but d’assurer l’extension des activités de développement, il est préférable pour ces acteurs de mettre l’accent sur les succès des projets en cours plutôt que de signaler leurs faiblesses ou leurs échecs. Ainsi les évaluateurs, que ce soient des individus ou des firmes, ont pour souci de garder de bonnes relations avec les donateurs pour pouvoir obtenir de nouveaux contrats dans le futur. De même, les ONG, que ce soient celles du Nord ou du Sud, ont intérêt à communiquer une image de succès à leurs donateurs et aux instances publiques qui cofinancent leurs activités. Les instances publiques préfèrent aussi taire les échecs ou les problèmes survenant au cours de la réalisation de projets de développement, car elles risquent de provoquer des discussions aboutissant à des réductions du budget alloué à l’aide publique de développement. Enfin, les populations bénéficiaires sont conscientes que pour que les donateurs s’intéressent à leur communauté ou à leur région, il faut donner une bonne image de la communauté, en cachant d’éventuels conflits et en s’assurant que d’éventuelles enquêtes sur des activités de développement dans le passé montrent leur plein succès.
Bien sûr, il y a des exceptions et il y a des organisations qui acceptent des critiques et des discussions sur les difficultés rencontrées par des actions de développements. L’article signale en particulier un projet de recherche commandé par l’OMS pour lequel celle-ci a accepté d’être le co-auteur du rapport final malgré les critiques qu’il comportait.
Les auteurs concluent de cet exemple, et d’un autre concernant le projet d’une ONG allemande, qu’il est possible de réaliser une recherche interventionnelle en toute transparence, sans censure ni autocensure. Néanmoins, de tels exemples restent l’exception et dépendent de l’engagement d’individus. Ce qui fait défaut, c’est une politique explicite qui consisterait à réaliser de manière systématique de telles recherches interventionnelles sur les projets d’aide au développement.
Bien évidemment, les auteurs n’ont pas de solution miracle. Néanmoins, ils proposent quelques pistes pour organiser des recherches permettant de mieux connaître les processus, les déterminants et les impacts des actions de développement.
En premier lieu, il s’agit de remplacer l’obsession pour les résultats positifs basés sur des indicateurs quantitatifs par une vraie culture d’un diagnostic rigoureux.
En deuxième lieu, il s’agit de mettre l’accent sur les mécanismes permettant la mise en place de cette culture d’un diagnostic rigoureux. Comme dans le domaine de l’aide au développement les donateurs sont les maîtres du jeu, il faudrait qu’ils acceptent les critiques de la définition et de la mise en place des actions de développement et qu’ils demandent une telle ouverture aux critiques à tous les acteurs de la chaîne de développement. Chaque intervention de développement devrait comporter un diagnostic indépendant lors de sa mise en place pour corriger d’éventuels défauts et pour que les réalités locales puissent être prises en compte de façon optimale. Ceci implique notamment que des méthodes mixtes soient adoptées incluant des méthodes qualitatives à côté des méthodes quantitatives.
Il s’agira aussi d’assurer la transparence des résultats des évaluations et des recherches par la publication et l’accès libre aux rapports permettant ainsi un dialogue et un débat ouvert entre toutes les parties prenantes des l’action de développement.
Enfin, les auteurs proposent que les donateurs mettent en place un fonds indépendant, géré par une commission d’experts internationaux choisis en fonction de leurs compétences, pour financer des projets de recherche interventionnelle.
La recherche interventionnelle :
[La recherche interventionnelle] «se définit comme l’utilisation des méthodes scientifiques pour produire des connaissances concernant les interventions, les programmes et les politiques afin : d’agir sur la répartition des facteurs de risque et de protection dans cette population / et de réduire les inégalités sociales de santé, d ’avoir un impact sur les déterminants sociaux, culturels, environnementaux […] dans une population.» (POTVIN Louise, What is a population health intervention research ? Revue Cannadienne de Santé publique, Vol.100, n° 1, 2009, pp. 8-14) Voir aussi : https://drapps-occitanie.fr/wp-content/uploads/2019/09/Infographie-Recherche-Interventionnelle-DRAPPS.pdf Exemple d’un projet de recherche interventionnelle: Planification d’une recherche interventionnelle sur l’accès aux soins des migrants à statut précaire à Montréal (https://fr.slideshare.net/valery_ridde/planification-dune-recherche-magalie-benoit-1-vronique-houle-2-interventionnelle-sur-laccs-aux-soins-des-migrants-statut-prcaire-montral) |
Notes:
1. Les auteurs : Jean-Pierre Olivier de Sardan est anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, et Valéry Ridde est chercheur en santé publique, directeur de recherche à l’IRD.
Sources :
en anglais : Valéry Ridde and Jean-Pierre Olivier de Sardan, “The Development World: Conflicts of Interest at All Levels”, Revue internationale des études du développement [Online] : URL: http://journals.openedition.org/ried/1530 ;
en français : https://aoc.media/analyse/2022/10/31/lindustrie-du-developpement-conflits-dinteret-autocensure-et-belles-histoires-edifiantes/