Interview de Monsieur Xavier Bettel, nouveau Ministre de la Coopération et de l’Action humanitaire

Par la rédaction du brennpunkt – Le 17 novembre 2023, Xavier Bettel a succédé Franz Fayot en tant que ministre de la Coopération et de l’Action humanitaire. Par suite d’une réorganisation étonnante, le nouveau responsable de la coopération au développement endosse en même temps le portefeuille des affaires étrangères et du commerce extérieur. Avec cette interview, la rédaction reprend une tradition du Brennpunkt, initiée en 1976 dans l’édition n°20. Depuis lors, la rédaction du Brennpunkt a tenté, avec interruptions, de proposer une interview aux titulaires fraichement désigné·e·s. Le ministre a répondu à nos questions par écrit.
La rédaction du Brennpunkt : Selon l’accord de coalition, le gouvernement maintient le principe du 1% du RNB réservé à l’APD, y compris l’aide humanitaire. Le principe de ne pas inclure dans ce calcul d’autres transferts ou coûts comme les déboursements du fonds climatique, les interventions de l’armée luxembourgeoise dans le cadre de missions de l’ONU ou le primo-accueil de réfugié.e.s en provenance du Sud global sera-t-il également maintenu ?
Xavier Bettel : Le gouvernement maintient l’objectif de consacrer 1% du RNB à l’aide publique au développement. L’accord de coalition est clair à ce sujet. En même temps, il m’est important de montrer ce que nous faisons additionnellement, au-delà de l’APD au sens strict. Je pense aux fonds dédiés au financement climatique international et à l’accueil des réfugiés. Le Luxembourg accomplit des efforts importants dans ces domaines et je souhaite que nous le montrions aussi.
Rédac. : Le Luxembourg pourrait-il envisager d’adapter son engagement au-delà du 1%, ne serait-ce qu’en cas de crise aiguë comme lors de la récente pandémie liée au Covid-19 où le ralentissement économique a conduit à une réduction des transferts vers le Sud global ? Pareille augmentation peut aussi se justifier par le constat de l’approfondissement des écarts entre les régions les plus riches et les plus pauvres à travers le monde.
XB : Depuis 2009, notre APD s’élève toujours à environ 1% du RNB. Cette contribution nous place parmi les pays les plus engagés au monde dans le domaine de la coopération au développement par rapport à la taille de l’économie nationale, ce dont je suis très fier. Dans un premier temps, la priorité sera donc de maintenir cet objectif ambitieux et de continuer à consacrer 1% du RNB à notre APD.
Lorsque nous parlons de l’engagement de notre pays, il me paraît néanmoins important de reconnaître aussi les efforts qui vont au-delà des fonds dédiés à l’APD. La coopération au développement est bien entendu le principal vecteur de notre engagement international, mais sous la tutelle d’autres ministères, le Luxembourg apporte également une contribution importante et complémentaire à la résolution des défis mondiaux et aux biens publics mondiaux, que ce soit par les financements climatiques et environnementaux ou par la prise en charge de personnes en quête de protection. Nos efforts vont donc déjà au-delà du 1% de l’APD.
Rédac. : Quelles sont les évolutions envisagées en ce qui concerne les pays partenaires et pays à projets de la coopération au développement luxembourgeoise ?
XB : Au cours des dernières années, le Luxembourg a adapté et diversifié ses activités et ses collaborations en matière de coopération au développement afin de réagir à la situation pas toujours évidente dans nos pays d’intervention. Les développements futurs concernant nos pays partenaires prioritaires et nos pays à projets resteront donc tributaires de l’évolution politique et sécuritaire dans les pays en question. Par ailleurs, nous avons ouvert des ambassades au Bénin et au Costa Rica ; cette dernière suite à la fermeture de notre mission au Nicaragua, afin d’assurer une présence en Amérique centrale. Nous mettons aussi à nouveau en œuvre des projets au Rwanda. Il s’agira désormais de consolider le réseau et de suivre de près la situation au Sahel.
Rédac. : L’accord de coalition mentionne « l’énorme potentiel » du continent africain en tant que « partenaire stratégique pour les matières premières » ; le choix de nouveaux pays partenaires ou pays à projets sera-t-il dorénavant déterminé par de tels critères économiques ?
XB : Les critères de sélection de nouveaux pays partenaires ou de projets potentiels continueront à s’aligner sur notre stratégie générale de coopération au développement et à accorder la priorité aux pays les moins avancés. Ce faisant, nous continuerons, comme nous le faisons déjà, à privilégier des partenariats d’égal à égal qui reposent sur les objectifs, les priorités, les ambitions et les atouts de chaque pays d’intervention. Dans un tel partenariat, il m’importe aussi de sortir de la logique « bailleur – récipiendaire » et de construire des relations plus larges qui vont au-delà de la seule coopération au développement.
Rédac. : L’accord de la Coopération luxembourgeoise avec le Rwanda fait l’objet de critiques, notamment du fait du non-respect des droits humains par le régime de Kagame. Certains questionnent également l’opportunité d’une initiative visant à promouvoir Kigali comme « place financière » dès lors que ce type de position ne s’acquiert qu’au préjudice des finances publiques d’autres pays. Pourriez-vous préciser si le gouvernement prévoit de modifier cet engagement et si oui, sous quelles conditions et avec quelle finalité ?
XB : Le gouvernement prend la situation des droits humains très au sérieux et condamne toute violation de ceux-ci – au Rwanda et partout ailleurs. Les droits humains sont une des priorités transversales de la Coopération luxembourgeoise et nous nous engageons à promouvoir leur respect dans toutes nos activités et dans tous nos pays partenaires et pays à projets, tant par des projets ciblés qu‘au niveau des consultations politiques.
Le Rwanda compte toujours parmi les pays les moins avancés et sa population connaît des besoins importants. Toutes les activités de coopération au développement que nous y menons ont pour but de bénéficier à la population locale en fonction des priorités fixées d’un commun accord par les deux gouvernements. Notre coopération dans le secteur financier ne fait pas exception à cette règle, puisqu’elle vise notamment à promouvoir l’employabilité, l’emploi et la durabilité dans ce secteur. Puis, je tiens à rappeler que notre coopération avec le Rwanda va bien au-delà du soutien au secteur financier. Ainsi, nous nous engageons également dans d’autres domaines prioritaires, à savoir la formation technique et professionnelle, l’environnement et le développement durable, et la finance inclusive et innovante, avec la digitalisation et la bonne gouvernance ainsi que l’égalité des genres comme priorités transversales. Nos projets visent donc, par exemple, à contribuer à la transition vers des systèmes alimentaires sociaux et écologiques, notamment en faveur des petits producteurs, ainsi qu’à améliorer les conditions de formation sur place afin d’accroître les qualifications des jeunes, nécessaires pour accéder au marché du travail. Je souligne aussi que nous appuyons également le bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme au Rwanda.
Rédac. : Selon l’accord de coalition, des « règles plus strictes devront être appliquées à l’égard des pays partenaires prioritaires préexistants qui ne respectent pas les principes élémentaires de l’État de droit ». Quelles seraient ces « règles plus strictes à appliquer », par exemple, en cas de coup d’État dans un pays partenaire ? L’application de telles règles plus strictes concernerait-elle également des programmes cofinancés d’ONGD en cours ?
XB : Les règles à appliquer en cas de violation de l’État de droit dépendent de l’évolution de la situation politique dans le pays concerné. Comme je l’ai déjà mentionné, celle-ci est suivie de très près à tout moment. Étant donné que les contextes varient de pays en pays, nous ne pouvons pas appliquer de règle one size fits all, mais devons réagir au cas par cas. Au Niger, notre coopération bilatérale est, par exemple, actuellement suspendue.
Je peux toutefois vous assurer que les programmes cofinancés des ONGD, qui sont des acteurs importants et mettent en œuvre des projets complémentaires à nos activités de coopération bilatérale, ne seraient pas concernés, à l’instar de ce que nous appliquons actuellement au Niger.
Rédac. : Dans ce contexte, comment voyez-vous l’avenir de la coopération avec les pays du Sahel, avec lesquels une coopération privilégiée existe depuis longtemps ?
XB : Compte tenu de la situation de plus en plus difficile et des besoins croissants des populations locales, il est à mes yeux évident que nous ne pouvons pas renoncer à notre engagement envers les pays du Sahel. Nous soutenons et continuerons à soutenir les plus vulnérables, notamment par le biais de de la coopération multilatérale, de l’aide humanitaire et des ONG. Cependant, les multiples coups d’État survenus dans la région ces dernières années, le dernier en date étant celui au Niger en 2023, ont rendu difficile, voire impossible, la mise en œuvre de nos programmes au niveau bilatéral. L’avenir de notre coopération bilatérale au Sahel dépendra de l’évolution de la situation politique et sécuritaire sur place et notamment du retour à l’ordre constitutionnel au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Rédac. : Le programme de coalition énonce que « les capacités et compétences du secteur privé luxembourgeois […] pourront être mises à profit des efforts de lutte contre la pauvreté extrême et de la réalisation des objectifs de développement durable ». Sous quelles conditions les acteurs du secteur privé marchand, dont le but affiché est celui d’un bénéfice commercial, pourraient-ils devenir acteurs du développement et toucher des aides publiques ? Quels critères et quelles conditions doivent être remplis dans ces cas et qui veillera à leur application ?
XB : Sur le plan international, il existe un consensus que les investissements et l’expertise du secteur privé sont essentiels pour atteindre les objectifs de développement durable. Le savoir-faire technique, la créativité et la capacité d’innovation du secteur privé peuvent contribuer de manière décisive à la réalisation d’une croissance durable à long terme, à la création d’opportunités d’emploi et à la stimulation de l’économie locale dans les pays les moins avancés.
C’est pourquoi nous nous engageons également au Luxembourg à mobiliser le secteur privé de manière responsable dans le cadre de notre coopération au développement, tout en continuant à appliquer le principe de l’aide non-liée. La Coopération luxembourgeoise soutient ainsi des partenariats avec des entreprises luxembourgeoises ou directement avec des entreprises dans les pays en développement afin de promouvoir des projets innovants pouvant répondre aux défis de développement dans nos pays partenaires.
L’une des conditions primordiales pour tout partenariat avec des acteurs du secteur privé est le respect des droits humains et des normes environnementales, sociales et de gouvernance. Les entreprises doivent veiller à respecter les normes internationales en matière de conduite responsable des entreprises, telles qu’entérinées dans les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits humains ainsi que les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.
Rédac. : Tout en soutenant la directive sur le devoir de vigilance ((UE) 2019/1937), l’accord de coalition appelle dans son chapitre sur les droits de l’homme à une « proportionnalité » des mesures et des charges administratives qui y sont liées. N’y a-t-il pas un risque qu’une telle approche mette à néant les objectifs de la directive ?
XB : Il est clair que la manière dont nous consommons chez nous a une grande influence sur les conditions de vie dans d’autres parties du monde, en particulier dans les pays en développement. L’introduction d’une législation européenne sur la chaîne d’approvisionnement est donc à mon avis une mesure absolument nécessaire qui permettra de garantir que les pays structurellement plus faibles ne soient pas exploités au profit d’autres pays.
Or, il ne faut pas oublier que la charge principale de la mise en œuvre de la législation sur la chaîne d’approvisionnement incombe aux entreprises. Parler de proportionnalité signifie donc que nous devons tenir compte des exigences diverses que la mise en œuvre de la loi implique pour les entreprises, sous leurs différentes formes et tailles. Pour que la mise en œuvre de la loi puisse réussir à tous les niveaux, nous devons travailler de concert et veiller à ce que toutes les entreprises soient prêtes pour les ajustements à venir. Un tel changement ne peut pas se faire du jour au lendemain.
Rédac. : Vous avez récemment affirmé qu’il est primordial de s’attaquer aux causes profondes des déplacements forcés, qui sont notamment les conflits et le changement climatique. Dans un souci de cohérence des politiques et en connaissance des énormes moyens dont ont besoin les pays du Sud global, ne serait-il pas utile que le gouvernement luxembourgeois affiche clairement et rapidement les montants qu’il entend allouer au fonds « Pertes et dommages » ? Quel sera l’ordre de grandeur des moyens additionnels que le Luxembourg entend alors mettre à disposition ?
XB : Tel qu’annoncé par le ministre de l‘Environnement, du Climat et de la Biodiversité, le Luxembourg participera au financement du fonds « Pertes et dommages ». La participation est en train d’être chiffrée. De notre côté, nous menons également nos propres actions environnementales et climatiques dans la coopération au développement. Outre le fait que le changement climatique et l’environnement constituent une de nos thématiques transversales et sont donc systématiquement intégrés dans toutes nos interventions, la Coopération luxembourgeoise soutient également des initiatives telles que le Global Shield against Climate Risks par le biais d’une assistance technique. Le Global Shield a pour objectif de fournir les outils, les connaissances et le soutien nécessaires pour que les pays puissent se préparer financièrement aux risques liés au climat et renforcer leur protection sociale. Cette initiative est une réponse directe au constat que plus de 90% des populations des pays les plus vulnérables ne sont pas assurés, ce qui met directement à risque les aboutissements de la coopération au développement.
Rédac. : Êtes-vous prêt à vous engager au niveau européen à placer la coopération au développement en haut de l’agenda ?
XB : La collaboration au niveau européen est indispensable si nous voulons progresser dans la réalisation de nos objectifs globaux. Nous devons faire preuve d’unité au niveau international, et cela commence chez nous, en Europe. Les objectifs de développement durable (ODD) ne peuvent pas être atteints si chacun fait sa propre cuisine. C’est pourquoi il est primordial pour moi que nous agissions en unisson au sein de l’Union européenne face aux grands enjeux tels que la lutte contre la pauvreté ou le changement climatique et je suis absolument déterminé à m’engager à cette fin.
Rédac. : Ne faudrait-il pas remplacer l’expression « coopération au développement » par « solidarité internationale » afin de marquer une évolution décoloniale de la politique du Luxembourg à l’égard des pays du Sud global ?
XB : Comme vous le savez certainement, la coopération au développement repose sur des valeurs fondamentales telles que la solidarité, la collaboration équitable, la transparence, le respect mutuel, le partage des responsabilités et le respect de la souveraineté nationale – pour n’en citer que quelques-unes. Je comprends que le concept de solidarité internationale soit en partie considéré comme distinct de la coopération au développement, mais je peux vous assurer que cette distinction ne se vérifie pas dans nos pratiques au Luxembourg : la solidarité est et restera le fondement du travail de la Coopération luxembourgeoise.