Sophie Hames. |
Sophie Hames – Suis-je née femme ou le suis-je devenue ? Où suis-je née ? Dans quelle partie du monde a-t-on le temps de penser à sa propre condition, à son propre genre ? Que faire de mon privilège de femme blanche, de femme artiste, de femme sans enfant ? De femme cisgenre ? En quoi l’intime est-il politique ? En quoi le contenu de mon assiette peut-il raconter mes choix politiques, mes idéaux, mon pays d’origine, ma classe sociale ? Regarde dans ton assiette. Occupe-toi de tes affaires. Ne dis pas « je ». Non. Ce n’est plus possible. Le silence n’est plus possible. Voici le temps de la métamorphose. Le temps porté par les femmes, par les minorités, par les marginaux, le temps de la parole libérée. Le temps de dire Je. Je suis. Je veux. Je rêve. J’agis.
Je suis une troubadour, une jongleuse d’images, un corps orchestre, une artiste. À grands coups de discipline et de plaisir, j’ai aiguisé ma langue, mon expressivité. Je suis la Grande Méchante Féministe. Ou du moins, c’est comme ça que me voit avec tendresse et un peu de méfiance, mon régisseur de scène, celui qui met en lumière mes spectacles. Lui et tant d’autres hommes, qui voudraient comprendre mais qui ne sont pas toujours prêts à abandonner leurs privilèges. Être une artiste engagée, c’est déranger. Parfois sans le faire exprès. Souvent parce qu’il n’y a plus le choix, parce que ce monde est déréglé. Parce qu’il y a urgence. Parce que les lois patriarcales qui règlent nos vies intimes sont exactement les lois capitalistes qui règlent l’économie et la planète. Et on le sait, pour la planète en ce moment ce n’est pas la joie. On se sert sans demander. Les femmes et la planète, c’est la même chose, on se sert sans demander. Et les enfants ? Silence.
Je pourrais vous parler de mes dix années d’apprentissage d’une discipline indienne, le Bharata Natyam, une danse expressive, originaire du Tamil Nadu, une danse à la frontière entre l’art martial et le mime. Le Bharata Natyam commence et se termine toujours par un salut. Mes pieds saluent la terre qui accueillent mes pas, mon corps salue l’univers entier, mes mains jointes demandent la bénédiction des divinités, des enseignant.e.s et du public ; et pour finir je m’incline à la Terre,je la salue du bout des doigts et la porte un peu au dessus de mes paupières closes. C’est une promesse de faire de mon mieux. C’est une conscience de ma condition humaine, je viens de la terre et je retournerai à la terre. Je pourrais vous parler de ces dix années, mais j’étais une chenille, je façonnais mon corps et mon esprit pour plus tard, pour maintenant.
Maintenant, c’est donc le temps de la métamorphose. Tout cela peut-il se faire en douceur ? La révolution aussi subtile soit-elle, est obstinée. Elle est comme les cellules imaginatives de la chenille, appelées scientifiquement disques imaginaux, celles-ci contiennent l’information de la conformation du papillon, mais le système immunitaire de la chenille , immobile dans la nymphe, ne les reconnaît pas et combat ces cellules. Devenir papillon c’est un objectif. Une prière portée par le corps. Comme la danse indienne, une prière dansée, suée, exténuante, dans la poussière et à pieds nus. Une prière et un cri.
Je suis chenille et je deviendrai femme, pour cela je dois me réapproprier mon corps, mon plaisir, mes désirs, mes rêves, mes ambitions, mon amour-propre, mon amour pour moi, mon espace.
Nous sommes responsables de ce monde. Notre colère est légitime. En temps qu’artiste je me dois de parler, de créer des images, de poser à voix haute mes questionnements, de mettre en image mes indignations et mes douleurs. C’est un temps de révolution, nous le sentons toutes. Quelque chose est en train de se métamorphoser, pas trop vite et sans trop de tapage, parce qu’il faut passer à travers les mailles de la mode, du capitalisme qui rattrape tout et le transforme en une mode faussement rebelle, une rose sans épine, un mouvement inoffensif, une Frida Khalo sans moustache.
Nous le sentons toutes. Je dis toutes. Injustement ? Je dis toutes, mais je pense aussi aux femmes trans, aux hommes trans, aux adolescent.e.s queer, aux hyper-sensibles, aux personnes racisées, aux vieilles qui n’ont plus de place dans ce monde et la revendiquent, à celles et ceux qui mettent leur énergie à déconstruire ce monde binaire et patriarcal. Pas parce qu’il s’agit d’un nouveau créneau, mais parce que continuer à vivre ainsi, crée en nous un malaise insupportable.
Je pense au mouvement, né de l’ouvrage collectif Noire n’est pas mon métier (édition du Seuil, 2018. Initié par Aïssa Maïga), où des comédiennes, artistes et réalisatrices françaises noires, dénoncent la discrimination et l’instrumentalisation de l’image de la femme noire dans les films faits par des hommes blancs.
Je pense à la chanteuse française Yseult et à sa chanson Corps. Je pense à l’écrivaine engagée contre la grossophobie Daria Marx. Je pense à la chorégraphe Silvia Gribaudi, qui met en scène des corps bien loin des canons esthétiques de notre époque, plus proches de nous. Je pense à l’artiste et performeuse Chiara Bersani qui porte son corps et son handicap en scène avec puissance et délicatesse. Je pense à Adèle Haenel, qui a réussi à se lever, les jambes tremblantes, l’estomac serré, la colère qui bat dans les tempes, pour se démarquer d’un monde qui récompense encore des hommes abjects que l’on transforme en monument du cinéma. Et à tous ceux qui osent encore séparer l’homme de l’artiste. Je pense à ces femmes journalistes, Victoire Tuaillon, Lauren Bastide, Charlotte Pudlowski ; qui travaillent d’arrache-pied et réinventent ce nouvel espace sonore, appelé podcast, véritable outil pour déconstruire et reconstruire notre monde. Je les admire pour leur patience, leur savoir-faire, leur gentillesse, leur force et leur entêtement.
Les femmes brisent le silence et les tabous imposés. Pour comprendre le monde extérieur, elles décortiquent leur propre monde intérieur. Elles se situent sur le seuil, elles entrent et elles sortent, elles ne se projettent pas en avant sans regarder en arrière, elles savent que leurs ancètres les poursuivent. Elles savent qu’elles ont une force bestiale. Elles le savent. C’est ce qui fait peur. Le système immunitaire résiste.
Voilà à quoi sert l’art, à réhabiliter des espaces de paroles, d’ images, de pensées, à se réapproprier son propre corps. À déconstruire les mécanismes d’esclavage ordinaire. Aller au théâtre, pour le faire ou le regarder, c’est être dans l’immédiat, dans l’ici et maintenant, dans un échange direct d’énergie entre le public et les êtres qui agissent en scène.
Et le théâtre aime tous les espaces, il aime la rue, les places , les écoles et les salles de classe, les maisons de repos et les centres d’accueil pour demandeurs et demandeuses d’asile. Donner plus d’espace et de moyen à la culture, c’est donner une langue, un corps, des ailes aux minorités.