Cet article est issu des échanges qui ont eu lieu lors du « Forum intercontinental sur la nature et ses droits »,organisé par Acción Ecológica et ASTM en mars 2023. Cette rencontre virtuelle adressée aux 30 organisations partenaires de l’ASTM, a eu pour but de partager des réflexions sur la notion de nature, ses droits, les expériences pratiques pour sa défense et les différentes stratégies mise en place pour affronter son instrumentalisation. L’article synthétise certaines idées présentées par Winnie Oberbeek, Edmundo Oderich, Sabrina Masinjila et Andre Standing au sujet de la financiarisation de la nature et les différentes manifestations du capitalisme vert.[1]
Depuis les années 1970, le capitalisme a dû se réinventer sans cesse. Parmi les mécanismes utilisés par le capital pour surmonter les crises que lui-même a provoquées, figurent, par exemple, les politiques néolibérales qui ont entraîné la flexibilisation du travail, une pression accrue sur les territoires et les ressources, ainsi que l’endettement progressif des pays du Sud et la néolibéralisation de la nature. En outre, comme c’est la prémisse du capitalisme, il pousse à l’invention de nouvelles marchandises et de nouveaux marchés. Dans ce cadre, on peut dire que ce que l’on appelle le « capitalisme vert » est la dernière forme de ce système désormais mondialisé.
Cette forme du capitalisme, organisée de manière tout à fait consciente, a été cimentée de diverses manières. D’une part, avec le discours du « développement durable » et de toutes ses ramifications institutionnelles, y compris la Convention-cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques ou la Convention sur la Diversité Biologique, les Objectifs de Développement Durable et l’Agenda 2030 ; et d’autre part, en transformant la nature en fournisseuse de la nouvelle marchandise que sont les services environnementaux. Rien de tout cela n’a été possible sans les formes habituelles de contrôle telles que la militarisation des espaces territoriaux – et plus récemment avec l’utilisation de technologies de surveillance et de contrôle -, et l’application de régimes de droits de propriété sur des espaces communs tels que l’atmosphère, les océans ou la terre. Les gouvernements, les médias, les sociétés transnationales, le système financier et les grandes organisations de protection de la nature sont tous impliqués.
Concrètement, des concepts comme la décarbonisation, la transition énergétique et l’effondrement ont été échafaudés, toujours dans la vision de la technoscience et du marché comme sauveteurs. Tout cela est lié. Aujourd’hui, nous pouvons y ajouter non seulement le mantra du développement durable, mais aussi celui du nouveau-né, à savoir le développement numérique.
La colonialité de la décarbonisation
À l’heure des catastrophes climatiques extrêmes, qui ne sont pas naturelles mais provoquées, le discours et l’agenda imposés par le Nord nous disent que pour éviter ces catastrophes, nous devons passer à la « transition énergétique » et à la « décarbonisation » des économies. Nous devons être prudents et critiques à l’égard de ces propositions.
Tout d’abord, la proposition de la « décarbonisation » n’émane pas des peuples ou du Sud. En 2007, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)[2] avait déjà inclus ce terme dans l’un de ses rapports comme moyen d’atténuer le changement climatique. Dans cette logique, l’atténuation et la « décarbonisation » vont du marché des certificats de compensation carbone à la géo-ingénierie, en passant par l’investissement dans des actifs financiers spéculatifs et numériques, le déploiement de millions d’appareils dotés de technologies basées sur les énergies renouvelables, l’électrification à grande échelle des transports ou encore l’extraction de minerais dits stratégiques pour la transition énergétique-numérique, notamment le cuivre, les terres rares et le lithium.
La « décarbonisation » reproduit le colonialisme du Nord envers le Sud et encourage la continuité de la croissance économique basée sur les combustibles fossiles car elle repose sur l’achat et la vente des permis de polluer. À l’ère de la « décarbonisation » de l’économie, rien n’est décarbonisé. Si nous voulons parler d’une véritable « décarbonisation », il faudrait compter le nombre de barils de pétrole, de m3 de gaz ou de tonnes de charbon qui n’ont pas été extraits.
Dans le cadre de cette idéologie, des propositions réglementaires et commerciales, telles que les objectifs « net zéro », sont de fausses solutions au réchauffement climatique car elles renforcent l’inefficacité du marché du carbone et la financiarisation de la nature. Cela va de pair avec des idées plus récentes, telles que l’économie circulaire, les propositions d’agriculture 4.0, l’exploitation minière intelligente, la numérisation des économies, le découplage de l’économie et de la nature, le carbone numérique et d’autres encore.
Tous ces programmes encouragent l’expansion de la frontière pétrolière et l’accaparement de millions d’hectares de terres pour en faire des « puits de carbone » et extraire davantage de minerais. L’Accord de Paris a introduit l’idée des « émissions par les sources et des absorptions par les puits »[3] et le nouveau talisman des objectifs 2°C et 1,5°C[4].
Pour mieux comprendre, il faut se rappeler que c’est l’Union européenne qui a joué un rôle crucial dans le passage des objectifs de réduction des émissions aux degrés de température. Le programme européen d’adaptation et d’atténuation a abouti à la création des trajectoires représentatives de concentration (RCP) qui sont devenues l’épine dorsale du GIEC et des négociations sur le climat. Les RCP ont remplacé le rapport spécial sur les scénarios d’émissions (SRES), qui se concentrait principalement sur les changements sociétaux à adopter pour lutter contre le réchauffement climatique. Cela a déplacé l’attention des émissions vers les degrés de température. Les modèles sur lesquels reposent les RCP sont des évaluations physiques et économiques complexes, dépourvues de toute analyse sociale ou politique.
La néolibéralisation du climat par la « décarbonisation » (via le « net zéro ») s’inscrit dans ce nouveau contexte où le réchauffement climatique est compris comme des molécules et des formules entre les mains de scientifiques et non comme la nécessité de transformations profondes, y compris politiques, pour emprunter une voie post-extractiviste.
L’utilitarisme et l’asservissement de la nature au capital
Dans la reconfiguration vers un capitalisme bleu-vert, le processus de néolibéralisation de la nature nécessite plusieurs mécanismes. Au-delà de sa transformation permanente en marchandises, de sa financiarisation et maintenant de sa numérisation ; d’autres formes d’appropriation et d’enfermement sont également mises en place, comme les programme de certification, de conservation, ou encore l’utilisation de la nature comme une monnaie dans les échanges dette-nature.
En termes de certification, l’un des premiers systèmes, le Forest Stewardship Council (FSC), a été utilisé en 1993 pour les pratiques d’exploitation forestière et les plantations industrielles d’arbres. Comme le souligne Winnie Overbeek du World Rainforest Movement, la certification est une sorte de confirmation de la véracité et de la fiabilité de quelque chose. Ainsi, « la certification renomme l’exploitation forestière destructrice et les plantations industrielles en gestion forestière durable et certifie qu’elles sont respectueuses de l’environnement, socialement justes et économiquement viables ». Pourtant, les monocultures d’arbres gérées industriellement utilisent beaucoup de pesticides et polluent l’eau, et ne sont donc en aucun cas durables. Or, les labels de certification prétendent qu’elles le sont. « Ce sont les entreprises, les banques et les ONG qui se mettent d’accord sur les principes et les critères de certification et qui sous-traitent à des sociétés de conseil accréditées la délivrance du label vert. Cela permet aux entreprises polluantes et destructrices d’apposer un tampon soi-disant vert sur le label aux yeux des consommateurs, des actionnaires et des financiers. » La certification forestière est une forme de « capitalisme vert ».
Il existe aussi d’autres types de certification, par exemple sur le marché du carbone. Comme l’affirme Edmundo Oderich, également du WRM, « pour que le marché du carbone, volontaire ou de conformité, fonctionne, il faut un processus de certification, par lequel les produits de base que sont les crédits de carbone ou les compensations de carbone, sont générés ». Contrairement à la certification forestière, où la marchandise est matérielle, les compensations de carbone sont des produits financiers abstraits, voire des actifs numériques. En réalité, ce qui est certifié – ou réglementé – est un avenir incertain dans lequel un certain nombre d’émissions pourraient se produire, à moins que des ressources ne soient mises à disposition pour les empêcher. Il y a quelques semaines, les médias ont révélé que plus de 90 % des certificats délivrés par la société de certification Verra[5] sont sans valeur, inutiles et susceptibles d’aggraver le réchauffement climatique car il s’agit de « crédits fantômes » qui ne représentent pas de véritables réductions de carbone. Une fois de plus, le « capitalisme vert » utilise les cycles de la nature simplement comme une vitrine pour le « business as usual ».
Dans le même ordre d’idées, nous pouvons situer les projets de conservation qui ont proliféré dans le monde entier. Dans le cadre de ses recherches au Centre Africain pour la Biodiversité, Sabrina Masinjila a étudié le « tourisme extractif » comme un cas de conservation de la diversité, « mais entraînant de graves violations des droits humains et de la nature ». Elle souligne également que les instruments internationaux tels que la Convention sur la diversité biologique et l’objectif 30×30 impliquent de nouvelles violations des droits. Selon Masinjila, de nombreux pays africains qui possèdent une grande biodiversité intacte connaissent des problèmes liés à la chasse, mais aussi au tourisme d’élite, et de nombreux programmes de conservation qui se concentrent sur l’agrandissement des zones protégées ont « une histoire enracinée dans le racisme, le colonialisme, la suprématie blanche, l’injustice sociale, l’extractivisme et la violence ». Ces projets de conservation et de tourisme restreignent l’utilisation des terres, violent en fin de compte les droits et rompent la relation ancestrale entre les communautés et la nature. C’est pourquoi elle fait référence à la « conservation coloniale » qui menace les populations, les communautés et les petits agriculteurs en Afrique.
Un autre exemple de la néolibéralisation de la nature sont les programmes d’échange dette-nature. Face aux crises environnementales, l’un des principaux messages est que des centaines de milliards de dollars sont nécessaires chaque année. Le chercheur britannique André Standing fait remarquer que « la conservation est passée d’une tentative de résoudre les problèmes de la nature à la collecte d’énormes quantités d’argent ». Après la crise financière de 2008, des stratégies internationales ont commencé à impliquer des banques d’investissement et des gestionnaires d’actifs en partenariat avec des ONG internationales[6] et des donateurs multilatéraux et bilatéraux, de sorte que des organisations comme Crédit Suisse, JPMorgan et Goldman Sachs sont devenues des acteurs très influents dans le domaine de la protection de l’environnement.
La conservation de la nature est ainsi devenue un business juteux, avec la création de nombreux instruments financiers et de nouveaux investissements, par exemple dans la conservation des habitats, les dettes financières (vertes et bleues), les obligations-catastrophe ou les échanges dette-nature.
Dans ce sens, Standing rappelle l’échange que The Nature Conservancy a organisé au Belize il y a quelques années et qui a donné lieu à une énorme transaction. En effet, The Nature Conservancy a travaillé avec des investisseurs privés et des banques d’investissement pour racheter en une seule fois l’ensemble de la dette commerciale du Belize. Grâce à un prêt du Crédit Suisse, le gouvernement du Belize allait pourvoir rembourser tous ses créanciers ; en échange, le gouvernement devait s’engager à étendre les zones maritimes protégées à 30 % de ses océans et à créer un cadre juridique pour l’échange de carbone bleu. Cet accord financier a en réalité entraîné des avantages fiscaux considérables pour la TNC, des bénéfices énormes pour le Crédit Suisse et, après les transactions, le Belize n’a que très peu réduit sa dette. Le bénéfice n’a pas été que financier et la transaction a permis de prendre le contrôle de milliers d’hectares de terres et d’océans. Les sociétés transnationales de conservation, comme TNC, WWF et Conservation International, détiennent aujourd’hui un pouvoir gigantesque.
Pour changer de cap, il faudrait mieux comprendre la néolibéralisation de la nature, sa financiarisation extrême et maintenant la numérisation de toute vie sur la planète. Les droits de la nature sont un nouveau paradigme qui peut servir de guide pour arrêter l’hécatombe et trouver d’autres horizons.
Notes:
[1] Plus de détails sur le Forum intercontinental dans l’episode 27 du podcast « Anescht Liewen, e podcast vun der ASTM a Klima Bündnis Lëtzebuerg» https://open.spotify.com/episode/5bVUuhODVhEgaShhDJal1y.
[2] GIEC. Quatrième rapport d’évaluation : Changement climatique 2007. Groupe de travail III : Atténuation du changement climatique. p. 219
[3] CCNUCC. Accord de Paris. 2015. Art. 4
[4] CCNUCC. Accord de Paris. 2015. Art. 2.
[5] The Guardian. Revealed: more than 90% of rainforest carbon offsets by biggest certifier are worthless, analysis shows. 18 janvier 2023.
https://www.theguardian.com/environment/2023/jan/18/revealed-forest-carbon-offsets-biggest-provider-worthless-verra-aoe
[6] D’ailleurs, la plus grande organisation de conservation au monde, TNC, a été rachetée par Goldman Sachs et le cabinet de conseil McKinsey qui ont ensuite créé une organisation appelée Nature Vest qui a établi un partenariat avec JPMorgan et Goldman Sachs pour essayer de collecter plus d’argent pour la conservation.