Interview avec Dr. Rachel Reckinger, Dr. Diane Kapgen et Dr. Helena Korjonen de l‘Université de Luxembourg
En mai 2019, plusieurs scientifiques de l’Université du Luxembourg, dont vous faites partie, ont publié une position en soutien au mouvement Fridays for Future. Qu’est-ce qui vous a poussé à publier cette position ?
Nous voulions apporter notre soutien sur le fond de ce qu’affirment les jeunes, car le débat sur cette initiative s’attarde souvent sur la forme (les jeunes ne feraient-ils pas mieux de rester à l’école pendant les heures de classe ? la fondatrice n’est-elle pas manipulée, surmédiatisée ?). Or les scientifiques constatent le changement climatique depuis au moins 30 ans et il est important que les citoyens – ici des jeunes, mais tous les citoyens en fait – aient à leur disposition des légitimations explicites, nous incitant tous à contribuer au renforcement pérenne de l’agenda politique autour de cette problématique.
Car l’appauvrissement des sols, la pollution des eaux et de l’air, la dégradation de la biodiversité, la hausse du niveau de la mer, les événements climatiques extrêmes, la sur-exploitation des ressources nous concernent tous, certes, mais sont en même temps le fait d’inégalités socio-politiques extrêmes, elles aussi – qui font que les populations mondiales sont impactées de façon inégale et profondément injuste. On a donc besoin de connaissances et d’expériences pratiques en sciences naturelles et techniques pour mitiger, contrer voire régénérer ces effets naturels par des technologies innovantes ou des savoirs agroécologiques avérés – et dans ce domaine, les savoirs indigènes doivent avoir une place égale. On a autant besoin de connaissances empiriques et de théories innovantes émergentes en sciences sociales pour courageusement et significativement revoir le système social, le modèle économique et les structures de pouvoir qui les perpétuent. Plus, bien sûr, d’une masse critique – y inclus par des scientifiques activistes – pour revendiquer et mettre en œuvre ces changements sur le plan politique.
La prise de position mentionne que l’Université travaille sur les problématiques liées au changement climatique et à l’environnement. Pourriez-vous décrire brièvement le travail qui est réalisé par l’Université dans ces domaines ? Est-ce que vous intégrez la question des droits humains dans votre travail sur le changement climatique ?
A l’Université du Luxemburg, nous adressons ces défis dans nos activités de recherche et d’enseignement, où nous nous penchons sur le changement climatique, la dégradation environnementale, les inégalité sociales, ainsi que des problématiques de durabilité dans le développement local et régional (cf. https://wwwen.uni.lu/sustainability/research_and_outreach_on_sustainability). A la Faculté des Sciences Humaines, des Sciences de l’Éducation et des Sciences Sociales (FHSE), nous déployons des approches interdisciplinaires autour des thématiques de l’alimentation durable, du bien-être, de la cohérence politique, du développement urbain, de l’économie circulaire, de la gestion de l’eau et des surfaces agricoles, ainsi que de l’éducation et de la communication autour des transitions durables. La question des droits humains en général, mais également ceux des paysans ou d’autres groupes vulnérables seront analysés dans des projets de recherche futurs, actuellement déjà prévus.
Est-ce que l’Université collabore sur ces sujets avec d’autres acteurs au Luxembourg ? Est-ce que l’Université conseille le gouvernement au niveau des mesures et des politiques à mettre en place ?
Le recteur de l’Université du Luxembourg défend une position explicite sur la place de l’UL dans la société luxembourgeoise, pour rendre des services sociétaux ; des collaborations multiples sont encouragées et facilitées. Elles se font cependant toujours sous le sceau de la liberté académique ; l’Université ne formule pas de recommandations au sens étroit du terme, mais fournit des analyses en profondeur et prenant en compte la complexité, sur lesquelles peuvent être fondées des politiques éclairées. La temporalité de la recherche tend à différer des temporalités de mandats politiques. Mais des outils transversaux comme le futur Conseil de Politique Alimentaire, ou un mandat d’un(e) représentant(e) de l’Université au Conseil Supérieur pour un Développement Durable (CSDD), ou encore à la Commission Consultative Nationale d’Ethique pour les sciences de la Vie et de la Santé (CNE) etc. contribuent à maintenir une continuité dans les apports scientifiques au-delà des périodes de législation. En particulier, les sciences sociales sont utiles pour fournir des analyses critiques sur la cohérence d’ensemble des politiques menées par les différents ministères, sur leurs appropriations et sur leurs effets à différentes échéances et échelles.
En ce qui concerne votre travail académique sur l’alimentation, quels sont les défis auxquels sont confrontés les systèmes alimentaires locaux face à la crise climatique ?
Notre projet de recherche est en train de faire un relevé systématique du secteur alimentaire au Luxembourg et nous évitons d’adopter un angle unilatéral focalisé sur le changement climatique, pour donner plutôt priorité aux points de vue de tous les acteurs du système alimentaire, et ainsi détecter l’ensemble des défis. Nous incluons l’agriculture bien sûr, mais aussi l’ensemble des acteurs qui constituent un ‘foodscape’ : évidemment les acteurs interagissant dans le circuit agroalimentaire (intrants, production, transformation, distribution, consommation, traitement des déchets), mais aussi les acteurs de gouvernance au sens large qui interagissent avec elle et font partie intégrale du système alimentaire à différents niveaux. Là, on peut citer les services ministériels (essentiellement dans les domaines de l’agriculture, de l’environnement, de la santé, de la protection des consommateurs, de l’économie et de l’éducation), mais aussi les médias, les sciences, les métiers du conseil et de l’audit alimentaire, ainsi que la société civile plus ou moins activiste (en tête les ONGs avec pour préoccupation la transition alimentaire, l’écologie, le développement international, le commerce équitable etc.) – sans perdre de vue les imbrications internationales tant au niveau commercial (accords commerciaux etc.), légal et fiscal (législations européennes et multipartites), ainsi que politique (Politique agricole commune etc.).
Nous menons des entretiens approfondis avec des acteurs de tous ces secteurs au Grand-Duché et travaillons aussi à une représentation infographique du système alimentaire au Luxembourg. Le but de cette approche qualitative est de cerner ‘de l’intérieur’ les problématiques telles que les acteurs les vivent – chacun avec ses préoccupations, ses intérêts, sa latitude d’action, ses convictions et priorités. Ce travail n’est pas encore achevé ; or il est essentiel pour aller au-delà des préconceptions et des jugements rapides.
Ce qu’on peut cependant relever de façon structurelle au Grand-Duché, c’est qu’il n’y a pas à l’heure actuelle une politique alimentaire intégrée, qui relie ces aspects de façon cohérente et supra-sectorielle. Pour cette raison, notre projet de recherche est impliqué dans la création d’un Conseil de Politique alimentaire à l’échelle nationale.
Par ailleurs, l’agriculture du pays n’est pour l’instant pas aussi diversifiée pour permettre une souveraineté alimentaire, du moins pour les denrées qu’il serait possible de produire sur le territoire national : la viande de bœuf et le lait sont excédentaires, mais la part des légumes (et des fruits), ainsi que des autres types de viande est sous-représentée. La petite taille du territoire national et/ou des marchés introduit cependant toujours des réflexions au sujet de logistique et d’économies d’échelle. Les surfaces de l’agriculture biologique sont en-dessous de la moyenne européenne ; pour offrir une assurance légitime aux agriculteurs en termes de marchés pour ces produits locaux, saisonniers voire bios, un levier important seront les marchés publics. Ils pourront davantage être façonnés pour donner la priorité à des aliments certifiés de qualité supérieure, selon des cahiers de charges qui mettent l’accent sur des pratiques agricoles de qualité, étant donné que la seule provenance locale n’est pas recevable sur le marché unique européen.
La restauration collective pour les élèves sur le territoire national à partir de l’enseignement secondaire est conceptualisée de façon centralisée ; mais celle pour la petite enfance et pour le primaire est gérée en fonction des priorités des structures et/ou des communes individuelles. Pour l’instant une éducation à une alimentation responsable et durable, ainsi qu’au goût, n’est pas intégrée au cursus des écoliers – alors que c’est une compétence de base, ayant pleinement sa place dans l’éducation citoyenne au développement durable.
Dr. Rachel Reckinger
Dr. Diane Kapgen
Dr. Helena Korjonen