Interview réalisée par Gabriela Caceres et Antoniya Argirova –  Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, un enthousiasme généralisé s’est manifesté en faveur d’une institutionnalisation de la protection des droits de la personne. Les horreurs du conflit armé ont été à l’époque les fondements d’un consensus global indiscutable et urgent. Aujourd’hui, alors que ce consensus a l’air de se craqueler devant nos yeux, nous avons voulu en discuter avec Pablo Abrão, Secrétaire exécutif de la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH), organe principal du système interaméricain des droits de la personne. Créée en 1959, la Commission fut chargée, à travers un mandat vague, de la protection des droits dans la région. Au fil des années, ses compétences furent élargies et renforcées ce qui lui a permis de jouer un rôle important dans un continent qui a une expérience longue et déplorable de graves violations systématiques des droits fondamentaux.

Le mandat de la CIDH est de promouvoir et de protéger les droits humains dans les Amériques. Dans ce contexte, pouvez-vous nous dire quelles sont les priorités actuelles de l’organisation ?

La Commission interaméricaine des droits humains a trois mandats centraux. Le premier est son système de pétitions, d’affaires et de mesures de précaution par lequel elle analyse les plaintes déposées par des individus ou des groupes d’individus dont les droits ont été violés. Chaque année, la CIDH reçoit un nombre croissant de ces plaintes et, l’année dernière, elle a reçu plus de 2000 pétitions. Les mesures de précaution sont l’un des outils les plus efficaces de la CIDH pour faire face aux situations d’urgence et demander aux États d’adopter des mesures pour protéger ceux qui sont en danger, notamment leur vie et leur intégrité personnelle. La CIDH a reçu plus de 1000 demandes en 2017. Le pilier du système de pétitions et de cas est le premier objectif stratégique du plan de la CIDH.

Le deuxième pilier de la CIDH est son mandat de suivi de la situation des droits de la personne dans les pays de l’hémisphère. Au moyen de rapports, de communiqués de presse et de lettres aux États, la CIDH surveille la situation dans la région et formule des recom-mandations dans le but d’influencer les problématiques nouvelles et/ou structurelles.

Le troisième pilier est la coopéra-tion technique et la promotion. La CIDH conseille les États membres de l’Organisation des Etats Américains (OEA) sur la mise en œuvre des lois et des politiques publiques conformément aux standards interaméricains relatifs aux droits humains. Elle encourage également les activités visant à promou-voir ces normes et à former les acteurs de la société civile, les institutions nati-onales des droits humains et les agents de l’État.

Les priorités pour le travail de la CIDH ont été établies dans son Plan stratégique 2017-2021, y compris : élargir l’accès à la justice interaméricaine en réalisant des progrès pour résorber le retard sur le plan procédural ; améliorer et intégrer les pratiques de suivi par pays et par thème, en y ajoutant de nouvelles questions prioritaires et en traitant les sujets transverses dans une optique intersectorielle ; renforcer la capacité de la CIDH à répondre rapidement et intégralement, via ses mandats, à de nouvelles situations; élargir la coordination avec la société civile, la Cour interaméricaine des droits de l’homme et les organisations internationales ; renforcer les moyens pour suivre les recommandations afin d’en augmenter leur efficacité.

En 2016, la CIDH a rendu publique une situation très grave de pénurie de fonds. Deux ans plus tard, peut-on dire que la CIDH bénéficie du soutien politique et financier des États membres? Comment faire en sorte que les droits humains deviennent une question prioritaire pour les États?

En fait, beaucoup de choses ont changé au cours de ces deux années depuis l’annonce de la crise financière de la CIDH. D’une part, les États ont approuvé à l’Assemblée générale de juin 2017 une augmentation du budget de la CIDH (et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme) qui doublera, sur une période de trois ans, le fonds régulier alloué à ces institutions. Il s’agit d’une étape importante, bien qu’insuffisante pour couvrir tous les besoins financiers de la CIDH, qui continue à rechercher des contributions volontaires. Il convient de noter que depuis 2012, le pourcentage des contributions volontaires des États Membres a augmenté, si l’on considère celles reçues des États observateurs et d’autres institutions, pour atteindre près de 80 % du total en 2017. De notre côté, nous avons restructuré la gestion financière de la CIDH en mettant en place des contrôles de performance stricts qui ont optimisé l’utilisation de nos ressources.

Toutefois, reste le défi d’assurer la capacité financière minimale pour que la CIDH puisse fonctionner. Le dialogue doit être maintenu avec les États sur l’importance de leur attachement à l’institution et à sa stabilité. De même, la CIDH doit poursuivre sa politique de transparence en ce qui concerne ses actions et ses résultats, ce qui renforce la confiance dans l’organe et favorise la redevabilité.

La CIDH est une organisation régi-onale, comment se coordonne-t-elle avec d’autres organes des droits humains, par exemple ceux de l’ONU ?

La CIDH entretient un dialogue étroit avec les mécanismes régionaux et sous-régionaux et avec le système universel des droits humains, en essayant de promouvoir des actions complémentaires et coordonnées.

En ce qui concerne les mécanismes des Nations Unies, au cours de la dernière décennie, la CIDH a tenté d’élargir sa collaboration en établissant un point focal et en donnant la priorité à cette articulation dans son Plan stratégique. Les premiers résultats de ces efforts convergents sont déjà en cours. La CIDH et le HCDH ont signé un mémorandum d’accord en novembre 2014, établissant le cadre général de la collaboration institutionnelle, y compris le partage d’informations, les activités communes, les communiqués de presse communs, etc. La CIDH a collaboré avec le Haut-Commissariat des Nations Unies, les Procédures spéciales des Nations Unies, y compris les groupes de travail et les rapporteurs spéciaux, et les organes conventionnels. Il s’agit par exemple de la mise en place d’un mécanisme conjoint sur les défenseurEs des droits de l’homme, de visites conjointes dans les pays, de la fourniture d’informations sur ses États membres pour leurs évaluations dans le cadre de l’EPU, de manifestations parallèles aux sessions du Conseil des droits de l’homme, de la participation à des réunions d’experts pour préparer les rapports de la CIDH et des Nations Unies, de la participation des représentants des Nations Unies aux audiences publiques sur différents aspects des droits humains et de la réalisation d’un programme d’échanges de personnel.

La CIDH assure également la coordina-tion avec d’autres mécanismes régionaux et sous-régionaux. Par exemple, il a encouragé le dialogue et l’échange de bonnes pratiques avec la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Elle a aussi mené des campagnes et des activités conjointement avec l’Institut du MERCOSUR pour les politiques publiques relatives aux droits humains.

Depuis quelque temps déjà, nous constatons que dans différents pays, l’espace de la société civile est de plus en plus restreint. Considérant que les citoyens organisés et non organisés ont un rôle fondamental dans la défense et la protection des droits humains, comment évaluez-vous cette situation en Amérique latine?

La fermeture d’espaces pour la société civile est une préoccupation centrale de la CIDH. Nous sommes conscients de l’importance de leur rôle dans le domaine des droits humains, et les régressions qui se produisent dans la région sont extrêmement graves. Dans un contexte d’aggravation du conflit social dans la région, liée à une situation économique et financière difficile dans certains pays, l’intensification des discours natio-nalistes et xénophobes, les menaces, la criminalisation, les représailles et la violence contre les membres de la société civile et les groupes victimes de discrimination depuis des années, et tout particulièrement les défenseurEs des droits humains, se sont multipliées. Cela rend le travail des défenseurEs des droits particulièrement risqué dans une région où l’état de droit, l’équilibre des pouvoirs et l’impartialité des systèmes judiciaires sont des défis importants à relever. De même, les espaces de participation de la société civile aux affaires gouvernementales et à la formulation des politiques publiques sont en train d’être fermés.

La CIDH agit pour renforcer les capacités de la société civile dans la région. La Commission développe des programmes de formation destinés à la société civile et étend ses réseaux et ses alliances. Elle a également organisé des sessions itinérantes dans la région pour atteindre les organisations locales et a tenu des consultations publiques avec la société civile pour ses nouveaux programmes et agendas thématiques. La CIDH surveille également la situation des organisations de la société civile dans la région et fait des recom-mandations aux États pour assurer le respect de leur travail.

L’exploitation des matières premières est une question qui revêt une importance particulière en Amérique latine. Ces dernières années, nous avons assisté à une recrudescence des conflits sociaux liés aux différentes activités extractives, quelle est votre appréciation de la situation : les instruments juridiques actuels sont-ils suffisants pour trouver des solutions à ce problème ?

L’exploitation des matières premières est liée à l’augmentation des menaces et de la violence dans la région, en particulier contre les communautés autochtones et d’ascendance africaine et les défenseurEs des droits humains. Dans son rapport « Peuples autochtones, communautés d’ascendance africaine et ressources naturelles : protection des droits humains dans le contexte des activités d’extraction, d’exploitation et de développement », la CIDH s’est prononcée sur les défis importants concernant les violations des droits humains dans l’exécution de ces projets de développement.

Ces dernières années, il est à noter une évolution importante des standards internationaux en la matière, tant dans le système universel des droits humains que dans le système interaméricain. Cela s’est accompagné d’une expansion des pratiques des États et des entre-prises, telles que les consultations avec les peuples autochtones, qui se sont révélées insuffisantes. D’une part, il y a des informations selon lesquelles de nombreuses consultations ne sont pas menées de manière libre, culturellement appropriée et informée ; d’autre part, la nécessité du consentement des populations touchées, point de départ fonda-mental d’un processus de consultation selon les normes interaméricaines, n’est pas respectée.

Aujourd’hui, des discussions inté-ressantes sont en cours concernant l’élaboration par les communautés autochtones elles-mêmes de protocoles de consultation, dont la CIDH a assuré le suivi. Il est également clair pour nous que la question des industries extrac-tives ne peut se limiter à la consulta-tion et au consentement, mais doit être abordée dans le cadre d’un débat plus large sur les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux des populations touchées. Il s’agit là d’un programme important que la Commis-sion entend promouvoir avec l’appui de son Rapporteur spécial sur la question.

En célébrant cette année le 20e anniversaire de la Déclaration sur les défenseurEs des droits de l’homme, l’ONG Global Witness vient d’annoncer dans un rapport que 2017 a été l’année la plus meurtrière pour les défenseurEs de l’environnement et de la terre: que fait la CIDH pour combattre ce problème ?

Les menaces et la violence contre les défenseurEs des droits humains dans la région ont atteint des niveaux critiques, en particulier en ce qui concerne les défenseurEs de l’environnement et des terres, en opposition aux projets touristiques, énergétiques et aux activités extractives. Chaque année, un nouveau record de décès est établi pour les meur-tres de défenseurEs des droits humains. Des dizaines de personnes ont été tuées, criminalisées et harcelées pour avoir exercé leur droit de défendre les droits humains.

La CIDH est extrêmement préoccupée par cette situation et partage ses préoc-cupations avec le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. En décembre 2016, les deux organes ont décidé d’unir leurs forces et de mettre en place le Mécanisme conjoint pour la protection des défenseurEs des droits humains, qui vise à maximiser les capacités des deux institutions dans ce domaine. Le mécanisme des actions conjointes intensifie le travail accompli par les deux institutions en faveur des défenseurEs des droits humains, en tirant parti de leurs capacités nationales, régionales et internationales, en profitant de leurs forces complémentaires et en créant des liens plus forts entre leurs fonctionnaires. Ce mécanisme vise à identifier les facteurs de risque et les sources de violence à l’encontre des défenseurEs et à contribuer à leur prévention; à renforcer les actions urgentes et les mesures de précaution pour protéger les droits à la vie et à l’intégrité personnelle des défenseurEs ; à promouvoir la diffusion et l’application des standards internationaux et interaméricains des droits humains pour protéger ces défenseurEs; ainsi qu’aider au développement des politiques en la matière.

Après le lancement du mécanisme en octobre 2017, une première consulta-tion publique et un premier atelier ont été organisés entre tous les centres de liaison nationaux et régionaux du HCDH et une réunion d’experts a été organisée pour élaborer le plan de travail du mécanisme. Parmi les résultats positifs obtenus jusqu’à présent, on peut citer l’augmentation du nombre de communiqués de presse conjoints, une plus grande collaboration dans le suivi de la situation des défenseurEs des droits humains sur le terrain et un meilleur suivi de l’application des mesures de précaution accordées aux défenseurEs en danger, en particulier au Guatemala et au Honduras. Il est également prévu de produire un manuel de bonnes pratiques sur la protection des droits humains.

Ces deux dernières années, les violations des droits des femmes ont été un sujet très présent dans l’agenda public et médiatique et la société civile latinoaméricaine a joué un rôle très important en ce sens, quel est votre bilan en la matière ? Les droits des femmes dans les différents États ou au niveau régional sont-ils mieux pris en considération ?

La violence sexiste à l’égard des femmes est l’une des violations des droits humains les plus répandues dans le monde. Dans les Amériques, bien qu’elles représentent plus de la moitié de la population, les femmes continuent d’être dans une situation préoccupante de vulnérabilité, conséquence du machisme et de la misogynie enracinés dans la culture de nos pays.

Face à cette situation, les mouvements de défense des droits des femmes ont joué un rôle clé pour rendre visibles les multiples formes de violence et pour faire progresser le respect et la garantie de leurs droits. C’est pourquoi les défenseurEs des droits humains sont chaque jour victimes d’insultes, de menaces et même de meurtres. Récemment, les femmes de la région ont été les protagonistes de mouvements de grande envergure, tels que la plateforme #Niunamenos – rejetant les meurtres de femmes et l’impunité qui les entoure – ou la « vague verte » en Argentine, exigeant davantage de droits sexuels et reproductifs. Ces mouvements se sont étendus à toute la région et ont contribué à maintenir la lutte pour les droits des femmes sur les agendas nationaux et internationaux.

Depuis l’adoption de la Convention de Belém do Pará, les États ont de plus en plus montré leur intention de protéger les droits des femmes. La Commission s’est félicitée des progrès accomplis dans la lutte contre l’impunité, l’élimination des stéréotypes sexistes, y compris les approches intersectorielles et la promotion de la participation politique des femmes, par exemple. Cependant, les défis qui restent à relever sont tout aussi importants. La criminalisation totale de l’avortement, les multiples obstacles à l’accès à la justice, les impacts différenciés sur les femmes qui ont des phénomènes tels que l’insécurité citoyenne ou la migration, les agres-sions continues contre les femmes journalistes ou la poursuite des cas de violence sexuelle dans les processus de mémoire, de vérité et de justice ne sont que quelques exemples des questions qui retiennent l’attention et la préoccupation de la Commission internationale. Plus qu’un bilan positif ou négatif, nous devons nous rappeler que la violence à l’égard des femmes est une violation des droits humains et qu’en tant que telle, les États ont l’obligation de persévérer dans leurs efforts pour parvenir à son éradication.

Enfin, pourriez-vous nous dire s’il y a de  » bons élèves  » dans la région en matière de droits humains? Y a-t-il des raisons d’être optimistes ?

La région a réalisé des progrès signifi-catifs au cours des dernières décennies, avec les processus de démocratisation et le renforcement de l’État de droit. Toutefois, de nombreux défis subsistent et certains reculs significatifs sont préoccupants. La CIDH comprend que tous les pays de la région sont confrontés à des défis en matière de droits humains, sans exception, bien qu’il existe bien sûr des situations plus flagrantes et urgentes. Je dirais que nous ne vivons pas un moment d’optimisme proprement dit, mais un moment qui exige des institu-tions des droits humains et de tous ceux qui sont engagés dans ce programme, une action plus efficace, articulée et consciente. Il y a des alliés et des forces en faveur des droits humains; nous devons travailler plus dur et mieux pour être en mesure de relever les défis de notre moment historique.