Verónica Figueroa Huencho* – En se basant sur les résultats d’une enquête d’opinion du CIIR (Centre d‘études interculturelles et indigènes) sur les « Peuples indigènes et la Nouvelle Constitution », l’auteure de cet article réfléchit sur l’opportunité que le Chili a de répondre aux demandes historiques des peuples indigènes. Elle souligne que 77 % des personnes interrogées étaient d’accord ou entièrement d’accord que l’État restitue leurs terres aux peuples indigènes; 93% ont adhéré à l’idée que l’Etat doit s’assurer que l’exploitation des ressources naturelles se fasse en préservant l’intégrité sociale et culturelle des peuples indigènes; et 95% ont soutenu qu’il est nécessaire que l’État protège la génération et la diffusion des connaissances des peuples indigènes.

 

Les revendications des peuples indigènes sont de longue date. Néanmoins, l’influence des mouvements des peuples indigènes qui ont émergé dans les années 1990 en a fait des acteurs politiques aspirant à un changement profond dans nos sociétés, en formulant des propositions visant un nouveau kümemongen, à savoir, créer de nouvelles opportunités pour un vrai buen vivir dans les sociétés d’aujourd’hui.

Ces revendications englobent la reconnaissance nécessaire et légitime des droits des peuples indigènes, qui leur ont été arrachés dès la naissance même de l’État-nation. Pour ce qui est de la reconnaissance de ces droits, le Chili est l’un des pays d’Amérique Latine qui a le moins avancé dans ce processus, quoiqu’il ait ratifié ou signé un certain nombre de pactes et de conventions internationales dans ce domaine.

La Loi no 19.253 de 1993 est la seule loi qui règle, de manière générale, certains droits. Elle est à la base de l’environnement institutionnel actuel, mais la reconnaissance de l’existence des peuples n’y figure pas, on y parle seulement des « ethnies », ce qui engendre un statut juridique limité. C’est l’argument favori pour bloquer l’avance vers une reconnaissance plus large des droits. Mais la persévérance des revendications indigènes, parmi lesquelles celles du peuple mapuche, semble indiquer que la reconnaissance des peuples indigènes par l’État pourrait favoriser une percée pour de nouveaux accords de coexistence, en particulier dans le contexte actuel où s’amorce un changement constitutionnel participatif.

Cependant, une nouvelle dimension a fait irruption dans cette réflexion participative, collective et nécessaire qui conduira à la formulation de cette nouvelle Constitution au Chili : la pandémie causée par l’expansion du COVID-19. Cette menace a mis en lumière la vulnérabilité des peuples indigènes qui se trouvent déjà dans des situations de pauvreté et de marginalité et qui en plus sont confrontés à l’impossibilité d’exercer des droits individuels et collectifs fondamentaux1. L’extractivisme, l’exploitation sans mesure des ressources naturelles, les niveaux de consommation qui ne respectent pas les cycles de la terre, entre autres, ont conduit à des déséquilibres qui, selon le savoir mapuche, ont une relation directe avec cette pandémie : La ÑukeMapu (la terre mère) a été affectée et exige un changement dans nos formes de cohabitation.
La pensée économique a imprégné la plupart des actions des États depuis le début du XXe siècle, lorsque, de la plume de penseurs tels que Joseph Shumpeter (1978)2, le capitalisme est devenu la recette privilégiée pour favoriser l’entrepreneuriat, l’innovation et de là, le développement des nations. Cette innovation ne semble pas être arrivée sur un bon pied jusqu’à présent. Aujourd’hui, nous manquons d’approches qui nous permettraient d’aborder les problèmes qui menacent la vie et toutes ses expressions. L’idée même de bien commun qui devrait guider les actions de l’État est devenue un concept peu tangible, surtout pour ceux qui connaissent une marginalisation historique, comme c’est le cas des peuples autochtones.

Cependant, les sociétés sont dynamiques, comme le sont les réalités auxquelles elles sont confrontées, et elles sont de plus en plus enclines à écouter les revendications des peuples indigènes et à s’ouvrir aux possibilités qu’offrent leurs connaissances pour résoudre ces nouveaux problèmes.

Protection du savoir indigène

Les résultats de la récente « Étude d’opinion sur les peuples indigènes et la nouvelle Constitution » réalisée par le CIIR (Centre pour Etudes Interculturelles et Indigènes), permettent de soutenir cet argument, en mettant en lumière les perceptions de la société au sujet de ces revendications et le soutien croissant que les peuples indigènes ont reçu de la nation chilienne ces dernières années.

Bien qu’une grande partie des progrès réalisés par ces peuples dans la formulation et la visibilité de leurs revendications est le fait de décisions stratégiques de leurs propres mouvements, il est important d’analyser (d’un point de vue politique) les changements intervenus dans les relations des sociétés hégémoniques avec ces peuples, et l’enrichissement qui peut être généré en s’orientant vers une véritable interculturalité.
Parmi les différents résultats de cette enquête, il y en a au moins trois qui peuvent nous intéresser dans la perspective d’une approche globale, parce qu’ils contiennent de profondes et pertinentes relations avec le développement des peuples indigènes, en respectant leurs modes de vie et en visant la promotion d’un meilleur exercice de leurs droits.

Le premier résultat montre que 95 % des participant·e·s sont d’accord ou entièrement d’accord pour dire que l’État doit protéger la génération et la diffusion du savoir des peuples indigènes.

Ce soutien largement majoritaire ouvre l’occasion pour changer les structures qui, depuis des siècles, ont défini le modèle de l’État-nation chilien. Cet État a légitimé la prédominance d’une culture occidentale en négligeant les connaissances des peuples indigènes et il a consolidé un projet de nation homogène associé à une vision négative de l’« indigène » dont le savoir a été qualifié de mythologie, folklore, simples « visions du monde », renseignés comme pre- modernes, les « barbares » face à la civilisation.

L’idée d’une seule nation a engendré l’adoption d’un unique modèle culturel, juridique et politique qui s’est traduit par une conception centraliste de l’exercice du pouvoir dans notre pays.

Mais le modèle capitaliste a montré ses limites et il faut d’urgence intégrer des regards multidimensionnels et transdisciplinaires qui permettent un développement basé sur des critères de justice, d’équité et d’égalité des droits.

Cependant, la survenance de nouveaux problèmes, qu’il s’agisse du changement climatique, des problèmes de santé mentale ou même de la pandémie actuelle, a mis en évidence les limites du savoir occidental, et a montré l’urgence de l’intégration d’autres connaissances qui historiquement ont été niées. Le savoir indigène démontre sa validité en proposant, à partir de nouveaux cadres épistémologiques et philosophiques, des alternatives et des solutions à ces problèmes3.
Pour y parvenir, le savoir occidental doit céder sa position hégémonique et laisser des espaces de pouvoir aux connaissances indigènes qui doivent être reconnues dans notre cadre politique et juridique et incorporées dans les politiques éducatives, linguistiques, économiques, sociales, entre autres. Il s’agit d’un profond changement structurel dont la réalisation pourrait prendre des décennies. Cependant, le moment est maintenant venu d’aller dans cette voie.

Le principal problème est le peu de volonté politique des élites qui ont occupé (et occupent toujours) les espaces publics et ceux du pouvoir ; mais la pression croissante de la société peut jouer comme catalyseur.

Ressources naturelles et intégrité culturelle

Cela concerne aussi les changements qui sont nécessaires à nos modèles de vie en communauté, où l’économie doit cesser d’être la discipline hégémonique à partir de laquelle les interrelations avec notre environnement et avec les éléments qui composent le système écologique sont définies. Cette hégémonie a privilégié l’exploitation des ressources naturelles et l’extractivisme en tant que piliers de notre mode de croissance, avec comme corollaire de faibles niveaux d’investissement public pour favoriser l’innovation. Mais le modèle capitaliste a montré ses limites et il faut d’urgence intégrer des regards multidimensionnels et transdisciplinaires qui permettent un développement basé sur des critères de justice, d’équité et d’égalité des droits.

Venons-en au deuxième des résultats de l’enquête d’opinion du CIIR, où 93% des personnes interrogées indiquent qu’elles sont d’accord ou entièrement d’accord que l’État doit veiller à ce que l’exploitation des ressources naturelles soit faite en protégeant l’intégrité sociale et culturelle des peuples indigènes.
Ce point de vue ne donne pas seulement à l’État un rôle fondamental pour la définition d’un développement global, loin du rôle subsidiaire qu’il a joué au cours des dernières décennies ; il reconnaît également que l’existence et les bases culturelles, sociales, économiques et même politiques des peuples autochtones se nourrissent d’une relation respectueuse et équilibrée avec leurs territoires et la nature dont ils font partie. D’ailleurs, dans le cadre du rakizuam (ou savoir mapuche), les éléments matériels et immatériels habitant leurs milieux ne sont pas des ressources, mais forment l’ixofillmogen à savoir, l’ensemble de toutes les formes de vie existantes dans la mapu, qui tissent entre elles des liens interdépendants, des relations vertueuses, complémentaires, très éloignées donc d’une vision anthropocentrique du développement.
Les inégalités structurelles causées par la pandémie ont mis en évidence (une fois de plus) la nécessité non seulement de remettre les ressources naturelles entre les mains de l’État, mais aussi de redéfinir notre modèle de relation avec nos territoires, ce qui profitera non seulement aux peuples autochtones mais aussi à la société dans son ensemble.

La rationalité traditionnelle (propre à l’Occident) limite notre capacité d’analyse. La réalité est désagrégée pour la rendre compréhensible ce qui nous empêche de voir les profondes interrelations qui existent entre les événements, les situations et les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Ceci ne concerne pas que l’humain, il touche tous les êtres vivants présents sur terre; il ne peut être traité de manière adéquate que si nos schémas analytiques intègrent les propositions holistiques des peuples indigènes ou, encore mieux, si nous arrivons à examiner et expliquer la réalité actuelle à partir du savoir des peuples indigènes.

Restitution des territoires

En relation avec les deux points précédents, les idéaux de l’État-nation ont également servi de base à un modèle économique libéral – tant au Chili qu’en Amérique latine- et qui place l’individu au centre du développement, et lui donne une position hégémonique par rapport à d’autres êtres qui vivent sur terre.
Ce libéralisme a servi d’argument pour l’installation d’un modèle peu sophistiqué, centré autour des facteurs productifs classiques : terre, travail et capital. Dans ce contexte, la propriété foncière est devenue un élément de discorde, parce que dans le système économique actuel, il s’agit d’une ressource à exploiter. Pour les peuples indigènes, en revanche, la terre est le fondement de leur mode de vie.

La restitution des terres a été une revendication permanente des peuples indigènes. Mais l’État du Chili en a eu une vue limitée et n’a pas fait de progrès dans la création d’un cadre institutionnel qui réponde à la dette historique résultant du pillage dont ces peuples ont été victimes.
D’un point de vue occidental, le droit à la terre se limite à l’exercice des droits de propriété de la superficie géographique d’une certaine zone, mais ne comprend pas l’environnement naturel qui l’entoure. En revanche, pour les peuples indigènes, le territoire est un concept beaucoup plus complexe, qui englobe le sol, le sous-sol, donc tout l’habitat y compris la flore et la faune, ainsi que les forces matérielles et immatérielles qui s’y trouvent.
Ainsi entre en jeu, le troisième résultat de l’enquête d’opinion CIIR que nous voulons analyser, à savoir que 77% des gens sont d’accord ou entièrement d’accord que l’État doit restituer leurs terres aux peuples indigènes.

Depuis le milieu du XIXe siècle, l’occupation des terres indigènes a été une stratégie privilégiée par l’État, soit par la force (généralement pendant la colonisation), pour favoriser ainsi l’arrivée des colons, soit en cédant ces terres à des sociétés privées ou des grands propriétaires fonciers pour les exploiter. En outre, la privatisation des ressources naturelles, dont une grande partie se trouvent en territoire indigène, a contribué à l’augmentation des litiges autour de l’occupation des sols. Au Chili, le Code de l’eau promulgué par décret N° 1.122, a supprimé le statut de l’eau en tant que bien public d’accès libre. Cela a notamment eu pour effet de fragmenter l’environnement, en séparant les droits fonciers et les droits sur l’eau, ce qui a accru les conflits pour le contrôle de ces ressources.

Pour le peuple mapuche, selon les chiffres de 2019, qui ont été établis lors de la création d’une table de négociation entre les entreprises forestières, la Corporation national de développement indigène (CONADI) et les représentants de différentes communautés mapuche, la plupart des terres revendiquées sont entre les mains d’entreprises forestières, qui possèdent plus de 280 mille hectares sur les 435 mille hectares de la région de La Araucanía. La holding CMPC, selon ses propres rapports, possède 170 mille hectares dans cette région. La société Arauco, quant à elle, en possède environ 35 mille hectares. Sur ce territoire, les communautés ont indiqué que plus de 150 000 hectares sont en litige, qui doivent être restitués. La vision exclusive de la terre comme moyen de production nous empêche de reconnaître la dimension culturelle et politique qui sous-tend cette exigence de restitution, pour ainsi permettre l’exercice complet des droits d’autodétermination ou d’autonomie pour que ces peuples puissent décider de leur avenir, de leur existence et de leur relation avec la société chilienne[4].

Nous sommes à un moment charnière, où des changement importants s’annoncent, un moment où nous faisons une profonde réflexion sur notre existence et les limites de notre modèle de développement, et nous nous demandons si nous sommes vraiment préparés à faire face à de nouveaux défis dans le cadre de nos connaissances actuelles. Il est nécessaire de changer les règles du jeu. La nature des conflits entre l’État et les peuples indigènes est multidimensionnelle ; mais elle repose principalement sur la violence exercée par l’État pour limiter l’exercice des droits de ces peuples, en niant leur présence dans les espaces publics et de pouvoir.
Les droits individuels, l’approche privilégiée par le système juridique occidental, devraient être élargis en tenant compte des droits collectifs de représentation, de territoire et du développement du savoir des peuples indigènes. Ce ne sont pas des entités contradictoires, mais l’exercice complet des droits ne pourra être réalisé que si les peuples indigènes sont autorisés à vivre leur culture dans leur existence actuelle et future.

Loin de disparaître, ces peuples continuent d’exister, aujourd’hui avec plus de conscience que jamais de leurs droits et de ce qu’ils attendent pour leur propre destin. La compréhension que la société est en train d’atteindre par rapport à ces droits, offre une nouvelle voie. Nous devons transformer ces soutiens en stratégies spécifiques de changement, en reconnaissant les droits légitimes qu’ont les peuples indigènes à participer activement, et centralement, aux décisions qui affectent les populations habitant le territoire de l’État du Chili.

Tant qu’il n’y aura pas de changement vers une valorisation des cultures indigènes ou tant qu’il y aura une vision exclusive de la terre comme moyen de production et de son exploitation, il y aura toujours des incohérences qui rendront la relation interculturelle difficile.

Par conséquent, les aspects culturels et politiques fondamentaux pour les peuples indigènes tels que la représentation ancestrale, le contrôle territorial, la défense et le maintien de leurs langues, la création d’espaces pour leurs modèles d’éducation, de santé, entre autres, ne doivent pas être compris comme exogènes, mais doivent faire partie intégrante de nos accords de cohabitation. Sans aucun doute, pour les peuples indigènes, cela n’est pas une fin en soi, mais il s’agit de la voie à suivre vers des sociétés qui changent les structures qui ont servi à nier leur existence.

La pandémie a montré la face la plus sévère des nombreuses inégalités qui existent au Chili et elle met en évidence les lacunes qui persistent encore dans la reconnaissance des droits fondamentaux. Pour les peuples indigènes, ces lacunes ont également une dimension ethnique de déni historique. Le manque d’informations spécifiques pour les peuples indigènes, les politiques sanitaires définies uniquement d’un point de vue mono-culturel, la prééminence d’une optique biologique concernant les effets du COVID sans se soucier des autres dimensions de la personne humaine – l’esprit, la pensée, l’écosystème-, tout cela n’influera pas seulement sur les conditions de vie des peuples indigènes. Il y aura également des conséquences pour le reste de la population, qui aurait pu profiter d’autres formes de prévention et d’attention s’appuyant sur le savoir indigène. Il est temps de changer, d’assumer les nombreuses identités qui existent sur notre territoire, de chercher de nouvelles réponses et d’intégrer les peuples indigènes dans la prise de décisions.

Il est important de reconnaître les inégalités qui ont caractérisé notre cohabitation et les conséquences que la dépossession de territoires, de culture et de décisions politiques ont produit sur les peuples indigènes. C’est un point de départ pour définir le contenu de ce nouvel accord. Il est nécessaire de trouver de nouvelles façons de faire de la politique, de gouverner, de représenter, de décider.

Il faut avancer vers des sociétés où la valorisation des peuples indigènes réponde vraiment aux critères d’interculturalité, où les contributions de ces peuples soient acceptées conjointement avec celles venant de la culture occidentale. L’émancipation croissante des peuples indigènes devrait être considérée comme une occasion de changement profond, et non comme un obstacle au développement. Par conséquent, les accords de cohabitation ne devraient pas être statiques : ils devraient être dynamiques et s’adapter à différentes réalités, avec des caractérisations spécifiques selon les cas, mais guidés par une vision du respect de la pluralité, compris non pas comme une concession, mais comme un impératif. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous créerons des sociétés véritablement interculturelles.
Il est à espérer que la férocité de cette pandémie servira à rompre avec tout ce qui limite notre vie commune, et nous permettra de nous pencher véritablement sur ce qui est la substance de notre existence.

*L’article a été initialiement publié sur le site https://ciperchile.cl (Centro de InvestigaciÓn PeriodÍstica). Traduction en français: Tres Gorza et Gabriela Caceres.

Sources
[1]UNFPA, 28 de abril del 2020. “Resumen técnico: Implicaciones del COVID-19 en los pueblos indígenas de América Latina y el Caribe”.
[2]Shumpeter, Joseph. 1978. Teoría del desarrollo económico. Quinta Reimpresión, Fondo de Cultura Económica, México.
[3]FILAC (2020). Los Pueblos Indígenas ante la Pandemia del COVID19. Plataforma Indígena Regional COVID19. Primer Informe regional. Bolivia. (12/05/2020)
[4]CIIR, 2018. “Tierras y territorios indígenas: dimensiones complejas para las políticas públicas”