Interview avec Laurent Levard – Laurent Levard est ingénieur agronome et responsable de programme au département Alimentation et Économie Rurale du Goupe de Recherches et d’Échanges Technologiques (GRET), qu’il a rejoint en 2010. Il travaille principalement sur les questions des politiques agricoles et commerciales, des négociations commerciales internationales et de l’agro-écologie.
Comment est née l’idée de réalisation de l’étude «Politique agricole commune européenne: quelle cohérence avec le développement des agricultures paysannes du Sud? Quels sont les enseignements majeurs à en tirer ?
L’étude a été commanditée par la Commission Agriculture et Alimentation (C2A) de Coordination Sud, plateforme des ONG françaises de solidarité internationale et à laquelle se sont ralliées les ONG luxembourgeoises. On sait que la PAC a des effets sur les agricultures paysannes des pays du Sud et des études sur le sujet ont déjà été menées. À l’occasion des discussions pour la nouvelle PAC, la C2A a commandité cette étude de façon à avoir des éléments d’appui pour mener des actions de plaidoyer, notamment auprès des nouveaux députés européens.
Les enseignements majeurs à en tirer s’apparentent à 4 effets que l’on connaissait de la PAC sur les pays du sud. Ces 4 thématiques sont :
– les effets des exportations de produits bénéficiant de subventions européennes et qui sont commercialisés sur les marchés des pays du sud où ils entrent en concurrence avec des productions locales.
– les importations de soja pour l’alimentation du bétail provenant essentiellement d’Amérique du sud où la croissance et l’expansion du modèle soja a des effets sociaux, sanitaires et environnementaux absolument dramatiques.
– l’impact du système agricole et alimentaire européen sur les émissions de gaz à effet de serre, sachant que les populations paysannes des pays du sud sont parmi les plus affectées par ce réchauffement climatique.
– la thématique des agro-carburants étant donné que le détournement des usages alimentaires de terres agricoles en Europe a un effet direct en termes de déforestation et d’accaparement de terres.
La PAC a un rôle dans ces effets mais n’est pas la seule responsable puisque c’est une combinaison de différentes politiques qui génère ces effets négatifs.
Une concurrence juste et équitable entre les productions européennes et celles issues de l’agriculture paysanne du Sud est-elle possible ?
Oui et non. Il existe des différentiels de productivité qui font que les produits agricoles ou d’origine agricole exportés sur les marchés des pays du sud se retrouvent avec des prix plus faibles que ceux des produits locaux et créent une concurrence avec le développement de l’agriculture locale. La deuxième problématique est liée au fait que certains produits, comme la poudre de lait et le blé, sont fabriqués avec le bénéfice de subventions. Ce ne sont pas des subventions à l’exportation mais plutôt des aides directes de la PAC qui permettent finalement à l’Europe d’exporter à des prix encore plus faibles, créant un effet de dumping.
Ces deux problématiques posent, en Afrique de l’ouest, un problème lié à un enjeu de sécurité alimentaire et donc d’une certaine indépendance alimentaire. Si ces pays sont dépendants des importations pour leur consommation, cela crée une grande vulnérabilité, notamment en cas de flambée de prix comme ce fût le cas en 2007/2008. La concurrence de ces produits vient aussi limiter les possibilités de développement de l’agriculture et de l’élevage. Or, on sait bien que le développement agricole est la voie la plus évidente pour le développement. Il y a donc une incohérence puisque l’Union Européenne prétend favoriser, à travers sa politique de coopération, le développement des pays du sud alors que les exportations européennes viennent freiner le développement de l’agriculture et contribuent parfois à la crise de ces agricultures. Pour que la concurrence soit juste et équitable, il faudrait soit que les pays exportateurs taxent leurs exportations à hauteur des subventions reçues, soit que les pays importateurs appliquent une protection douanière, qui fasse en sorte que ces importations pénètrent les marchés intérieurs à des prix plus élevés, évitant ainsi une concurrence avec la production locale.
En Afrique de l’ouest par exemple, il revient moins cher d’importer de la poudre de lait, notamment de l’Union Européenne, que de s’approvisionner en lait local. Certes, le lait local trouve des débouchés sur les marchés intérieurs mais cette différence de prix n’encourage absolument pas le développement des politiques d’approvisionnement local et d’appui par les industriels, que ce soit en termes d’assistance technique, de collecte ou pour le développement de la production locale. Ce problème est aggravé par la montée en puissance des exportations européennes vers l’Afrique de l’ouest de ce que l’on appelle improprement «lait réengraissé , mélange de poudre contenant du lait écrémé et de l’huile de palme. Les industriels européens séparent la matière grasse de la protéine et avec la matière grasse, ils font du beurre qui est commercialisé à un prix extrêmement élevé (prix moyen de 5000€ / tonne). Le lait écrémé obtenu est ensuite mélangé à de l’huile de palme qui est 8 fois moins chère que le beurre (prix moyen de 600€ / tonne). Ce mélange est déshydraté et on obtient une poudre 30% moins chère que la poudre de lait classique. Elle représente pas moins de 70% des importations africaines de l’ensemble des poudres de lait.
Alors que l’Union Européenne est engagée sur le plan écologique et que sa politique environnementale repose sur les principes de la précaution, de la prévention et de la correction de la pollution à la source, elle participe, par le biais de ses importantes importations de soja, à une déforestation massive dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, à la pollution de ces terres d´exploitation ainsi qu’à la mise en danger de la biodiversité locale. Faut-il renoncer au « modèle soja » ou en revoir complètement les fondements ?
À ces effets dramatiques du modèle soja s’ajoutent aussi l’expulsion de populations paysannes et de communautés locales ainsi que de graves effets sanitaires. Plusieurs études ont démontré les effets en termes de développement de maladies auprès des populations rurales qui vivent à proximité des cultures de soja, ainsi qu’auprès des populations urbaines à la périphérie des villes qui sont en contact direct avec ces cultures.
Le modèle soja a des effets dramatiques et on peut retenir tout particulièrement la question de la déforestation. Il faut préciser pour comprendre qu’au début des années 60, quand les pays européens ont décidé de mettre en œuvre la PAC, ils ont négocié avec les États-Unis, à l’époque premier producteur de soja du monde, et ont décidé que le marché européen du soja ne serait ni protégé ni sujet aux droits de douane. Il y a donc une contradiction entre la mise en œuvre de conditions environnementales à la production en Europe, et l’importation de produits sans aucune condition relative aux conditions sociales et environnementales de production. C’est ce qui explique pourquoi on a ces importations massives et ces effets destructeurs du modèle soja.
D’après les accords de l’Organisation Mondiale du Commerce, un État peut décider de normes sur l’importation qui se réfèrent aux caractéristiques des produits eux-mêmes et non pas aux conditions de production. Il serait donc cohérent de mettre des conditionnalités aux importations en fonction de leurs impacts dans les pays de production.
Alors, faut-il renoncer au modèle soja ? Oui, clairement. Le soja, qui est produit en Amérique du sud sur le modèle de l’agro-business du soja OGM engendre tous les effets négatifs qu’on vient d’évoquer.
D’ailleurs, c’est intéressant de voir qu’il y a deux régions européennes, à savoir celle du Trentin-Haut-Adige, en Italie du Nord et la région de la Bavière en Allemagne, qui ont décidé de se passer de soja OGM. Dans la pratique, c’est se passer d’importations de soja. On voit donc qu’il peut y avoir une volonté politique. Aujourd’hui, cela impliquerait de revoir tout un certain nombre d’éléments sur le modèle agricole européen et sur le modèle alimentaire. Ce sont des choses que l’on sait faire. On sait produire des légumineuses qui produisent des protéines, certes moins riches que le soja, mais on peut faire aussi évoluer les systèmes d’élevage vers des systèmes qui s’appuient davantage sur des alternatives organiques au soja plus respectueuses de l’environnement.
Il est également possible de développer des cultures de soja en Europe mais ceci implique de revoir la façon dont les aides de la PAC sont distribuées. Aujourd’hui, elles sont distribuées indépendamment du type de culture. Il est donc primordial de recentrer les aides vers la transition écologique de l’agriculture.
Le réchauffement de la planète influence l’exploitation agricole alors que celle-ci contribue directement au dérèglement climatique. Comment peut-on sortir de ce cercle vicieux ?
Ce n’est pas un véritable cercle vicieux parce que l’essentiel des émissions de gaz à effets de serre de l’agriculture et de l’alimentation proviennent du système agricole et alimentaire des pays les plus riches. Par contre, dans les pays du sud, notamment dans les pays tropicaux, l’agriculture devient victime du réchauffement climatique, alors qu’elle y est déjà vulnérable. Disons alors que le principal responsable du réchauffement climatique en matière d’agriculture et alimentation n’est pas sa principale victime.
En tout cas, dans les études menées sur les effets du système agricole et alimentaire européen en termes d’émission de gaz à effet de serre, il apparaît que le système agricole et alimentaire est responsable d’une bonne partie des émissions de gaz à effet de serre de l’Europe. Selon les hypothèses, entre 25 et 35% des émissions sont liées au système agricole et alimentaire. Aussi, au sein de cet ensemble système agricole et alimentaire, le plus gros des émissions vient de la production agricole elle-même. Enfin, parmi les principaux postes, il y a l’élevage d’une part avec les émissions de méthane des ruminants, et d’autre part les émissions liées à l’alimentation des aliments, c’est-à-dire à toutes les cultures impliquées dans la production des aliments pour les animaux. L’élevage est le premier point central en termes de contribution de l’agriculture au réchauffement climatique. Le deuxième point central, c’est les émissions de protoxyde d’azote qui sont liées principalement à la fertilisation azotée et notamment aux engrais chimiques azotés. Les deux se recoupent puisque dans les aliments pour les animaux, il y a des cultures de céréales qui utilisent des engrais azotés. C’est à ces deux éléments qu’il faut s’attaquer en priorité. Ça veut dire d’une part, revoir les systèmes d’élevage en favorisant un type d’élevage qui soit moins contributeur au changement climatique, et d’autre part de s’engager vers une substitution des engrais azotés chimiques par des engrais organiques. À ces deux points s’ajoute un troisième qui est le transport. Le transport routier interne à l’Union Européenne pose problème et implique un véritable enjeu de relocalisation des productions au plus près des lieux de consommation, notamment des produits qui contiennent beaucoup d’eau comme les fruits et légumes ou le lait. Il y a aussi un enjeu d’évolution des modes de transport et de substitution du transport routier par des modes de transport plus verts comme le transport ferroviaire.
La PAC, ainsi que d’autres types de politiques publiques (politiques commerciales, politiques de transport ou politiques alimentaires) doivent être mobilisées. Rappelons aussi qu’au niveau européen, le droit de la concurrence interdit dans les marchés publics de fixer des critères de localisation de la production par rapport au lieu de consommation. C’est donc là un obstacle supplémentaire auquel il faut s’attaquer.
Attrayants sur le papier, les Accords de Partenariat Économiques (APE)1 entre l’Union Européenne et les pays du Sud sont souvent révélateurs de la complexité des relations Nord/Sud et sont accompagnés de pressions économiques et tarifaires. Quel est l’impact réel de ces accords sur les pays du Sud ? Que recommandez-vous dans le cadre de cette étude ?
On peut prévoir des effets, mais nous n’avons pas la matière pour décrire des effets effectifs puisque la plupart des APE ne sont pas encore mis en œuvre ou même signés.
Néanmoins, on peut sans doute le faire sur l’APE avec les Caraïbes qui est déjà en place. Je n’ai pas vu d’études sur le sujet mais en revanche, j’ai beaucoup travaillé sur l’Afrique de l’ouest, où deux accords intérimaires entre d’une part l’Union Européenne et d’autre part, soit la Côte d’Ivoire, soit le Ghana, sont en train de rentrer en application. On peut dès à présent prévoir que ces accords vont aggraver le phénomène de concurrence entre les exportations européennes et la production locale. Certes, il y un tout un certain nombre de produits agricoles qui ont été exclus de l’APE et les droits de douane étaient déjà, bien souvent, très faibles. Quand le droit de douane passe de 5% à 0%, ce n’est pas un changement extrêmement important mais il y a bel et bien un effet. On l’a vu avec l’exemple de la poudre de lait ou des poudres de substituts du lait, où ces 5% vont accroître la concurrence.
Si on prend l’exemple de la communauté de l’Afrique de l’est, avec une communauté regroupant notamment le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda, on constate aujourd’hui que sur les principaux produits vivriers, les droits de douane sont de l’ordre de 60%. Ils sont accompagnés d’autres politiques agricoles qui ont permis un développement de la production vivrière et notamment de la production de lait. Le Kenya est aujourd’hui excédentaire en lait et voit son niveau de consommation de produits laitiers augmenter, ce qui est positif pour la sécurité alimentaire et nutritionnelle. Pourquoi dire cela ? Parce que finalement, ce qu’auraient de mieux à faire les pays d’Afrique de l’ouest, ce serait d’avoir des protections plus importantes qui permettraient d’assurer une meilleure compétitivité de leur production locale par rapport aux importations. Or les APE créent une contrainte juridique supplémentaire qui empêcherait les pays d’Afrique de l’ouest de mettre en place une telle politique de protection. Ce que nous recommandons alors, c’est que ces APE ne soient pas signés mais qu’ils soient remplacés par de véritables accords de coopération qui n‘exigent pas une libéralisation de leurs économies et qu’au contraire, l’Union Européenne accompagne ces pays dans des politiques de développement de leurs filières et de protection de leurs secteurs les plus vulnérables.
Sources
1 Les accords de partenariats économiques (APE) sont des accords commerciaux visant à développer le libre échange entre l‘Union européenne et les pays dits ACP (Afrique, Caraibes, Pacifique)
L’étude sera publiée en été 2019.