Aline Ouvrard et Karine Paris pour CELL asbl –
Permaculture et Care
En 2009, Joan Tronto, philosophe américaine, définit le care : « Activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie. »1
La permaculture est théorisée en 1978 par deux australiens, Bill Mollison et David Holmgren, dans leur livre Permaculture One. La permaculture est une conception holistique alliant :
- l’autonomie au-delà de l’indépendance,
- l’alliance entre connaissance traditionnelle et science moderne,
- une vision positive et sur le long terme,
- la notion d’abondance,
- la coopération et non la compétition
- l’harmonie avec la Nature
L’éthique de la permaculture est définie par 3 piliers interreliés :
- Care of Earth : soins aux espèces, aux variétés, au sol, aux eaux, à l’atmosphère, aux habitats…
- Care of people : soins aux relations, à l’alimentation, à l’habitat, à l’apprentissage, aux activités…
- Fairshare : concernant le temps, l’argent ou type d’énergie, redistribuer les surplus, trouver sa juste part, limiter la consommation…
Le care est donc particulièrement présent en permaculture.
Ce mot, care, théorisé aux États-Unis dans les années 1970 n’a pas d’équivalent en français. Il signifie à la fois prendre soin, avoir le soin, recevoir le soin, donner de l’attention, avoir le souci de, manifester de la sollicitude, prendre en charge…
En parallèle de la théorisation du care, Bateson mettait en garde contre le danger de combiner les sciences avec la doctrine d’un intellect humain séparé : « Alors que vous vous arrogez tous les esprits, vous verrez le monde autour de vous comme dépourvu de considération morale et éthique. L’environnement vous semblera à exploiter. »2
D’un point de vue permaculturel, quelle est donc la place du care dans la société, dans nos vies, dans notre relation au vivant et particulièrement dans notre relation au sol ? Prenons-nous soin du sol ? Quels sont les soins que le sol m’apporte ? Nous en soucions-nous ? Le ressentons-nous ? Quelle conduite adoptons-nous pour répondre à ses besoins ?
Exploitations agricoles
L’historien Lynn White utilise l’exemple de l’invention de la charrue au 7e siècle comme marquant la perception séparée de l’homme et de la Nature, dont l’homme est le maître. Avec la charrue, la distribution des terres n’était plus basée sur les besoins d’une famille mais sur la capacité de la machine à labourer la Terre.3 L’homme ne devenait plus une partie de la Nature mais son exploitant. Ne parle-t-on pas aujourd’hui d’exploitations agricoles ?
Les pratiques agricoles chimiques impliquent :
- L’uniformisation des cultures,
- L’utilisation de pétrole pour la production et l’utilisation des engrais,
- L’acidification des sols,
- Le court-circuitage de la vie des sols,
- L’épandage d’herbicides, de fongicides, d’insecticides et de pesticides,
- La déstructuration des sols par la mort des champignons, des bactéries et des vers de terre,
- Des semelles de labour, le compactage et l’asphyxie des sols,
- Le lessivage, la pollution de l’eau et l’érosion des terres.4
Les sols diminuent en surface et en profondeur.5 Au Luxembourg, 5000 m² par jour, soit 240 terrains de football par an, sont artificialisés.6 L’érosion des sols, la perte progressive par le vent ou la pluie de particules du sol, s’observent par exemple lors du labour par le nuage de poussière derrière le tracteur. En 1935, une tempête de poussière, le « Dust Bowl », a provoqué une crise agricole majeure, liée au surlabourage des plaines du Midwest. Dans certaines régions, les pertes de sols atteignent plusieurs tonnes de terre par hectare et par an, soit un rythme plus de dix fois supérieur à la vitesse de formation des sols.7 Depuis l’essor de l’agriculture chimique dans les années 70, nous avons perdu un tiers de la couche arable de la Terre.8
Les événements climatiques extrêmes, dont la fréquence et l’intensité augmentent, accentuent l’érosion des sols. Inversement, cette érosion aggrave le changement climatique par la libération du carbone stocké dans le sol.9
De nombreuses pollutions touchent les sols agricoles et affectent leur productivité : résidus de pesticides, microparticules de plastiques, hydrocarbures, métaux lourds… La fertilité des sols se détériore progressivement. Son renouvellement repose aujourd’hui sur l’utilisation de grandes quantités d’engrais synthétisés. La synthèse d’engrais azoté représente 1 % de l’énergie annuelle consommée par l’humanité, principalement sous forme de gaz naturel.10 En 2020, il fallait 3 fois plus d’engrais azoté qu’en 1960 pour produire la même quantité de céréales.11 Pourtant, environ un quart de l’azote apporté est perdu, pollue les milieux aquatiques et émet du protoxyde d’azote.12 Parallèlement, les pratiques d’élevage intensif produisent une quantité d’excréments, riches en azote, que les sols ne savent pas absorber, et amènent également à des pollutions. Nous sommes loin de l’application du principe permaculturel « intégrer plutôt que séparer ». Enfin, la consommation de pesticides et la vente de produits phytosanitaires ne cessent de croître. Ces pratiques dissimulent la mort de nos sols. Une mort biologique, une mort chimique et une mort physique.13
Dans certains jardins privatifs ou publics, la prise en compte des sols n’est pas nécessairement plus élevée que dans le milieu agricole. Entre des pelouses uniformes de 2 cm, quand elles ne sont pas synthétiques et les champs de gravier, la vie du sol n’est pas à son aise.
Vers une relation du care
La permaculture nous invite à une conception en 3 étapes : l’observation, la définition de là où nous souhaitons aller et enfin, la planification des étapes pour y parvenir. Compte tenu de cette analyse, où souhaitons-nous aller ?
Joan Tronto propose 4 phases du processus du care14 :
- le fait de se soucier de (caring about)
- le fait de prendre en charge (taking care of)
- le fait de prendre soin (care giving)
- le fait de recevoir le soin (care receiving)
En lien avec les principes permaculturels comme « Observer et Interagir », ces phases nous permettent de mieux comprendre notre relation de réciprocité au sol. L’attention est la première étape du processus, comme une invitation nous chuchotant « Regarde ! Ecoute ! Sens !». Un alliage subtil entre perceptions et intelligence. Il s’agit d’être sensible au sol, de lui porter égard, de le comprendre. Savons-nous définir le sol ? Connaissons-nous seulement 4 habitants du sol ? Sentons-nous sa texture, sa porosité, sa capacité à stocker l’eau ?
Le sol est la couche superficielle de l’écorce terrestre qui va de la surface de la Terre à la roche-mère. Il est composé de matière minérale (roche, sables, limons, argiles), d’air, d’eau et de matière organique. La matière organique, composée de longues chaînes d’atomes de carbone, est l’ensemble des débris végétaux et d’animaux qui se décomposent à la surface du sol ET des organismes vivants qui la décomposent. Il est semblable à un système digestif dont la nourriture serait la roche et la matière fraîche. Le sol est vivant. Il mange et respire.
Les macro et micro-organismes aèrent le sol, cassent les molécules complexes, s’en nourrissent, les recomposent et les excrètent sous forme assimilable pour les plantes.15 Les plantes, grâce à la photosynthèse, transforment le CO2 en sucres qu’elles peuvent échanger avec les micro-organismes. Cette relation indispensable sol-plante est symbiotique. La relation sol-plante-animaux l’est également. Avec les pratiques agricoles chimiques, les micro-organismes disparaissent, et avec eux les nombreux services écosystémiques qu’ils assurent, ce qui nous met directement en danger. Le principe « utiliser et valoriser les ressources et services renouvelables » est encore loin d’être appliqué. Prendre conscience du fonctionnement du sol, constater la nécessité d’avoir des sols vivants pour notre propre existence est essentiel.
Malgré notre relation vitale avec le sol, ses services sont invisibilisés. Dans le monde de l’obscur, sous nos pieds, nous ne le voyons pas et ne le prenons pas en compte dans sa complexité. Le sol a longtemps été estimé comme un support inerte pouvant être exploité sans considération. Pourtant, la masse des vers de terre à l’hectare est 20 fois supérieure à celles des humains.16
Ouvrières discrètes au service du vivant
On observe, dans diverses enquêtes, que les femmes ont une sensibilité à l’environnement plus forte et sont plus enclines à une relation de care avec le sol. Cela se traduit en France par davantage d’agricultrices que d’agriculteurs dans les démarches d’agriculture biologique (6,9% des exploitations féminines contre 5,3 % des exploitations masculines) et la vente directe (20% contre 15,8%).17 En 1982, Carol Gilligan, philosophe du care, montre que les critères de décision morale ne sont pas les mêmes chez les hommes et chez les femmes.18 Les premiers privilégient une logique de calcul et la référence aux droits. Les femmes préfèrent s’investir dans les relations et les interactions sociales. Cela s’explique historiquement, entre autres, par l’assignation aux tâches du care (courses, ménages, enfants, …). Les femmes sont également les premières victimes des catastrophes naturelles : « Les femmes, qui fournissent 60-80% des cultures vivrières dans le monde, subissent déjà les effets du réchauffement climatique : les sols sont de plus en plus secs et stériles. […] Cette position particulière des femmes, en première ligne, les conduit à s’investir massivement dans les causes environnementales pour préserver leur milieu de vie et la santé de leur communauté ».19 Comme le sol, les femmes fournissent des services invisibilisés, non valorisés, voire niés. Elles sont utilisées comme un support de production, sans que leur propre existence ne soit parfois même reconnue. Elles sont mises à nues et asservies, coûte que coûte. Françoise d’Eaubonne, pionnière de l’écoféminisme appelle les luttes féministes et écologistes à converger contre la société patriarcale, dominant les femmes comme la nature20, et donc les sols. Vandana Shiva, écoféministe, physicienne, philosophe et militante indienne, s’engage depuis 50 ans contre l’agriculture industrielle, qu’elle définit comme les causes de nombreux fléaux : injustices sociales, destruction des sols, dénutrition, dégradations écologiques, financiarisation du monde, domination des lobbies industriels, etc.
Philosophie du vivant
Face à ces constats, saurons-nous, tou⸱te⸱s, assumer notre responsabilité, rencontrer le sol, reconnaître la manière dont le sol répond à nos soins ? Adopterons-nous massivement des pratiques agroécologiques pour renforcer la résilience et enrayer l’anéantissement de la vie des sols, et plus largement de la vie sauvage ? Utiliserons-nous des solutions à petites échelles et avec patience, quand la tendance est à l’augmentation de la superficie moyenne des exploitations agricoles ?

Appliquerons-nous l’autorégulation des sols, sans chercher à travailler contre la Nature et en s’inspirant des autres formes de vie ? Identifierons-nous notre position relative au sein des écosystèmes, permettant la cohabitation, des alliances et une circulation d’énergie cyclique et efficiente ? Permettrons-nous aux communautés interspécifiques, habitant leur territoire, d’être actrices du soil caring ? Sortirons-nous de la vision excluante de la dualité Humains / Nature pour intégrer la vie sauvage comme partie de nos vies ? Aurons-nous le souci de nous comme souci des interdépendances, des égards pour toutes les formes de vie ? Saurons-nous voir, non pas comme des humains tous seuls mais parmi les autres êtres vivants, dans toutes nos interdépendances ?
Baptiste Morizot nous propose des pistes pour imaginer une politique des interdépendances, qui allie la cohabitation avec des altérités, à la lutte contre ce qui détruit le tissu du vivant : « Il s’agit plutôt d’articuler ensemble, dans un style d’attention complet, toutes les composantes de la disponibilité humaine au dehors. De déployer ensemble toutes les antennes vibrantes de la sensation, perception, interprétation, déduction, intuition, imagination. C’est par un alliage incandescent d’une sensibilité vibratile aux autres dans leurs altérités, d’une perception participante, […] d’une disponibilité générale aux signes, d’un usage enquêteur du corps animal sentant et marchant, que l’on peut retisser les branchements sensibles, puissants, aux territoires vivants. Pour dépasser la cécité des modernes, pour recréer des affiliations aux vivants, en leur reconnaissant leur richesse de significations. »21
Notes:
- Joan Tronto, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Editions La Découverte, 2009, p. 13 et 143.
- Gregory Bateson, Steps to an Ecology of Mind, 1966.
- Lynn White, ‘The Historical Roots of Our Ecologic Crisis’, Science, 1967.
- Claude et Lydia Bourguignon, Le sol, la terre et les champs. Pour retrouver une agriulture saine. Ed. Sang de la Terre, 2015.
- Les Greniers d’Abondance, Vers la résilience alimentaire. Faire face aux menaces globales à l’échelle des territoires. 2020.
- Ministère de l’Énergie et de l’Aménagement du Territoire, Des cartes et des chiffres. Couverture et utilisation du sol au Grand-Duché de Luxembourg. 2022.
- Montgomery DR. Soil erosion and agricultural sustainability. 2007.
- Kiss de ground. 2020. Réalisé par Joshua Tickell et Rebecca Harrell Tickell.
- Les Greniers d’Abondance.
- Ramírez CA. et Worrell E. Feeding fossil fuels to the soil: An analysis of energy embedded and technological learning in the fertilizer industry. Resources, Conservation and Recycling. 2006.
- Joshua Tickell et Rebecca Harrell Tickell.
- Agreste, GraphAgri 2019. Bilans azote et phosphore. 2019.
- Claude et Lydia Bourguignon.
- Zielinski, Agata. « L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin », Études, vol. 413, no. 12, 2010, pp. 631- 641.
- Gérard Ducerf, L’Encyclopédie des plantes bioindicatrices alimentaires et médicinales. Guide de diagnostic des sols. Vol. 1. Promonature, 2005.
- Marcel Bouché, Des vers de terre et des hommes. Actes Sud, 2014.
- Ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l’Aménagement du Territoire, Service de la statistique et de la prospective. Centre d’études et de prospective. Analyse n. 38. Les femmes dans le monde. 2012.
- Carol Gilligan, In a different voice. Harvard University Press, 1982.
- P. D’Erm, A.M. Riccobono, L’écoféminisme en questions : un nouveau regard sur le monde, La plage, 2021, p. 72.
- Françoise D’Eaubonne, Le féminisme ou la mort. Femmes en mouvement. Pierre Horay, 1974.
- Baptiste Morizot, Manières d’être vivant. [Acte Sud] Nature, Mondes Sauvages, 2020.