María Grace Salamanca, Raquel Luna –

María Grace Salamanca se décrit comme une comédienne de théâtre. Elle est également titulaire d’un doctorat en philosophie (de l’Institut national d’anthropologie et d’histoire de Mexico et l’Université de Lyon), avec une formation en études culturelles et en anthropologie. Son travail universitaire et son œuvre artistique sont guidés par sa vocation à agir dans un but social et politique : penser pour quelque chose, parce qu’il existe un besoin social, et une sensibilité au partage et à la création collective. Pour cet entretien, elle considère qu’il est important de mentionner qu’elle est mexicaine, c’est-à-dire qu’elle se positionne depuis un Sud global. En termes du « care », María Grace fait part de sa condition de mère. Elle est maman d’un garçon présentant une forme de neurodiversité, tout comme elle. Son point de départ n’est donc pas l’idée que tout le monde a besoin des mêmes soins ou de la même sensibilité.

Note : Au lieu d’une interview, nous avons décidé de mener une conversation afin, comme l’a dit Maria Grace, de « rompre avec la rhétorique habituelle et de tisser des liens d’une manière différente ». Le format classique de l’entretien dans le Nord global implique que l’intervieweur est objectif et neutre, et l’interviewé peut supposer qu’il en est de même. La décolonisation, comme le propose Maria Grace, implique l’abandon du projet moderne d’objectivité et de neutralité qui cherche à imposer une vérité absolue.

La conversation est basée sur le contenu du cours public « Esthétiques du care pour l’anthropocène » donné pendant cinq sessions par María Grace Salamanca à l’École Urbaine de Lyon en 2022 et dans le contexte de la publication du livre du même nom en mai 2023. L’appel vidéo zoom a commencé par remercier María Grace pour son temps et après les introductions appropriées, voici la conversation :

1. RL: Ce dossier de Brennpunkt traite du sujet du care. Nous avons eu beaucoup de mal à trouver des réflexions sur le care au-delà des soins médicaux ou des soins en tant que travail. Dans vos lectures à l’École Urbaine de Lyon, vous parlez de la façon dont le care est souvent nié ou invisibilisé. Qu’est-ce que le système-monde et comment le système-monde considère-t-il le care ?

MGS: Le système-monde moderne est un concept issu de l’économie, puis des sciences sociales. Il montre l’interdépendance qu’il était impossible de comprendre à travers l’histoire économique, sociale et politique : d’une part, la situation de dépendance et/ou de néocolonialisme dans de nombreux pays du Sud, et d’autre part, la situation de richesse dans de nombreux pays du Nord. Ces deux situations ne peuvent s’expliquer sans l’accumulation par les pays du Nord à travers la dépossession des pays du Sud.[1] Le système-monde moderne comporte quatre axes d’interdépendance qui se renforcent mutuellement (quatre axes d’oppression) : la colonialité, la modernité, le patriarcat et le capitalisme. Le plus important selon moi n’est pas la précision théorique, mais le fait qu’elle me permette d’envisager les idées comme interdépendantes, qu’il existe une structuration du monde qui semble avoir du sens et qui dépend de beaucoup de choses ; et qu’il n’est pas facile de se débarrasser d’une idée, parce qu’elle a des racines dans les autres et qu’elles se soutiennent mutuellement. Pour l’expliquer à l’aide d’exemples : la modernité établit une croyance en la raison (une manière de rationaliser et de fonder ou de justifier) et cette rationalité est utilisée pour soutenir le capitalisme, lorsqu’une position économique est justifiée par la raison : est-il raisonnable que les individus fassent X ? Il en va de même pour le patriarcat ou le colonialisme. Ces derniers sont raisonnables parce qu’il existe des différences dites naturelles. Les discours biologiques qui justifient l’infériorité des femmes et des enfants et qui justifient le racisme sont naturalisés.

Ce système-monde donne de l’importance à certaines choses et moins à d’autres. Qu’en est-il des soins et du care ? C’est étrange de dire qu’il s’en moque, mais il s’en moque. En vérité, s’il pouvait ne pas y penser, ce serait mieux. Le care est important au sens où il est la condition de possibilité de la vie humaine, parce que les êtres humains ont besoin que d’autres personnes s’occupent d’elles dès leur plus jeune âge : nous ne savons pas quoi manger, comment parler, comment nous déplacer. Le care est la réponse à ces besoins qui sont nécessaires au maintien de la vie humaine (et au-delà). Ce système nous pousse à ne pas y penser, à ne pas y réfléchir, voire à ne pas vouloir l’admettre.

Le care est naturalisé et féminisé dans le système-monde, et il est considéré comme faisant partie de la nature féminine, comme quelque chose de maternel qui doit être caché (la naturalisation du patriarcat).

La sociologie et l’économie sont les premières à traiter les soins comme un travail, mais la valeur des soins est définie via des critères capitalistes : s’ils sont payés ou non, et combien. Or cela n’a aucun rapport avec notre sensibilité aux soins. Ces analyses ne remettent pas en cause les quatre axes d’oppression, elles remettent seulement en cause le patriarcat.

2. RL: La plupart des théories ou réflexions sur les soins me semblent très techniques et dénuées de sensibilité, comme si l’on parlait de machines exécutant des tâches mécaniques. Pourquoi ?

MSG: C’est le problème des soins. Pascale Molinier et Patricia Paperman font une distinction entre soins et éthique du care que nous devrions intégrer mais qui sont actuellement séparés. Lorsque nous parlons de soins (au pluriel), nous parlons généralement de soins en tant que travail. Lorsque nous parlons d’éthique du care (au singulier), nous parlons d’une autre dimension : il s’agit d’une dimension sensible et émotionnelle qui implique une affectivité.[2] C’est une manière sensible d’être au monde, c’est pourquoi je finis par la nommer « esthétique » dans mon livre « Esthétiques du care pour l’Anthropocène »[3], pour insister sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’une raison ou d’une argumentation, mais d’une sensibilité. Mais nous disons aussi que le care pourrait être une valeur morale et qu’il pourrait être au centre de notre évaluation ou de notre conception de la vie, ou de comment nous habitons la planète.

Dans le système-monde, ses quatre axes deviennent une série de hiérarchies et de valeurs qui ordonnent le monde. Le soin n’est pas toujours une valeur, car on peut soigner de manière violente. On ne veut pas nécessairement le conceptualiser, et donc, il peut sembler qu’en termes de rémunération ou d’utilisation du temps, c’est pareil que je vous jette de la nourriture ou que je vous la donne avec soin, quand vous avez faim. Il n’y a pas cette dimension que Marianne Modak y Pascale Molinier appellent « la démesure du care ». Ce « je ne sais quoi » qui finit par être au cœur du care. Il est très difficile de mesurer ou d’appréhender le care. Que se passe-t-il lorsque ce qui compte le plus dans l’expérience humaine, dans l’expérience de la vie, n’est pas mesurable ? Quelle situation choquante !

3. RL : Pendant la pandémie, j’ai constaté ces différences dans les dimensions du care : des mesures qui ont sauvé des vies en empêchant la propagation du virus, mais qui ont négligé beaucoup d’autres aspects ; peut-être pour des raisons d’efficacité. Les seniors isolés dans les maisons de retraite ou les enfants oubliés à la maison, derrière des ordinateurs, ont également eu un impact psychologique et physique.

MGS : Nous le constatons également dans les hôpitaux. L’efficacité est liée au nombre de patients que l’on voit, au nombre d’injections administrées, aux quantités de matériel utilisées. Ce qui est facile avec les soins en tant que travail, c’est qu’ils sont mesurables et que la modernité et le capitalisme (dans le domaine de la technoscience) adorent cela. Puisque c’est mesurable, cela compte et que c’est bien ! Mais que se passe-t-il lorsque ce qui compte le plus dans l’expérience humaine, dans l’expérience de la vie, de la souffrance et de la maladie, n’est pas mesurable ? Alors là, c’est choquant !

4. RL: L’accent mis sur le mesurable signifie que nous ne prêtons pas attention aux autres dimensions. Nous constatons qu’il y a un mépris systématique de l’impact de nos actions sur les autres humains ou sur l’environnement – que ce soient les conditions et sources de nourriture que nous mangeons ou les vêtements que nous portons.

MGS: Dans l’éthique du care, Joan Tronto conceptualise ce phénomène comme « l’indifférence des privilégiés ». C’est-à-dire ceux qui peuvent se permettre de ne pas se rendre compte.   Qui peut dire qu’il a des choses plus importantes à penser que ce qu’ils vont manger ? Qui doit se rendre compte et qui doit réfléchir aux conditions de réalisation ? Le travail du care est un sale boulot : il s’agit de savoir qui balaie, qui sort les poubelles, des choses très quotidiennes et concrètes. Pascale Molinier reprend le concept d’ignorance. Il s’agit d’une volonté délibérée de la conscience de ne pas s’en apercevoir. C’est une stratégie psychique complexe. Apprendre à ne pas sentir est le meilleur moyen de rester privilégié. L’important n’est pas de faire semblant de ne pas sentir, mais de véritablement ne pas sentir. La réussite ultime, c’est d’être complètement insensible.

Le travail que nous avons réalisé à l’INAH en collaboration avec Paul Hersh est une lecture décoloniale de l’éthique du care et nous avons mis l’accent sur la dés-attention.[4] La désattention signifie qu’une question signifie que nous reconnaissons qu’il y a peut-être quelque chose à faire, mais que nous nous donnons la permission de l’ignorer. C’est plus pervers. Cette notion est largement utilisée dans la médecine sociale et l’épidémiologie socioculturelle latino-américaines pour montrer que le contraire des soins n’est pas nécessairement la négligence. Le soin se réalise dans les actes concrets d’injection ou de consultation. On pourrait croire que le contraire serait de nuire. Mais que se passe-t-il lorsque le contraire consiste simplement à dire que c’est important, mais que nous n’allons pas en tenir compte ? Par exemple, « oui, nous savons que vous vivez dans un endroit toxique et que vous risquez de tomber malade, mais ce n’est pas du ressort de la médecine.» « Oui, nous savons que le travail que vous effectuez assis 12 heures par jour a un impact sur votre santé et que c’est mal, mais cela ne relève pas du domaine de la médecine. » « Oui, nous savons que la gestion de vos émotions a un rapport avec ce que vous percevez comme la santé, la maladie et ce que vous ressentez, mais cela relève de la psychologie. » « Nous savons que ce que vous mangez, et si vous mangez, ont un impact sur votre santé, mais c’est hors sujet. » Ces théoriciens disent que nous mettons tellement de choses entre parenthèses que ça en devient absurde. Et si cela comptait quand nous réalisons des soins de santé ?

Voilà ce que j’ai constaté avec l’éthique du care : nous accordons tellement d’attention aux problèmes, préoccupations ou valeurs de certains groupes sociaux dans certains contextes, que nous mettons tellement entre parenthèses, que le plus intéressant semble être tout ce qui se situe à l’extérieur. Tout ce qui ne semble pas faire partie du sujet. Et quelles sont les stratégies pour laisser les intérêts des majorités et des subalternes en dehors du sujet ?

Et ce n’est pas que les humains du Nord ou les privilégiés du Sud naissent avec une certaine insensibilité ou une certaine attention. C’est le résultat d’une éducation et d’une culture. Dans la culture du système-monde dominant, la sensibilité (et le corps) a perdu la bataille contre la raison (la tête). Ainsi, être bien éduqué, c’est se contrôler ; et se contrôler, c’est ne pas ressentir ou ne pas montrer ce que l’on ressent. L’exprimer est un signe de fragilité et de vulnérabilité, voire d’hystérie ou de folie.

5. RL : Revenons sur un point important de votre travail : la dés-attention. Dans le cours public de l’école urbaine de Lyon, vous expliquez que la dés-attention implique une insensibilité à l’égard de soi-même (dans le cas des  » privilégiés « ). Qu’entendez-vous par la dés-attention des privilégiés à l’égard d’eux-mêmes ?

MSG : (C’est à l’époque où mon processus de décolonisation était plus avancé et où je travaillais sur cette question esthétique). Cette insensibilité n’est pas seulement envers les autres, bien sûr, nous (les privilégiés) souffrons aussi et apprenons à supporter et à laisser tomber.

Et ce n’est pas que les humains du Nord global ou les privilégiés du Sud global soient nés avec une certaine insensibilité ou une certaine attention. C’est le résultat d’une éducation et d’une culture. Dans la culture du système mondial dominant, la sensibilité (et le corps) a perdu la bataille contre la raison (la tête). Ainsi, être bien éduqué, c’est se contrôler et se contrôler, c’est ne pas ressentir ou ne pas montrer ce que l’on ressent. L’exprimer est un symbole de fragilité et de vulnérabilité, voire d’hystérie ou de folie. S’exprimer ou faire des gestes, c’est enfantin. Rire est le symbole du manque de sérieux et de l’ignorance.

6. RL: Dans les pays riches comme le Luxembourg, la priorité semble clairement accordée à la richesse économique, souvent au détriment de la santé ou de la stabilité émotionnelle. Ces pays affichent un taux élevé de dépression et de suicide, même chez les jeunes. C’est un sujet tabou. Pensez-vous que ces faits sont liés à cette insensibilité à l’égard de soi-même ?

MGS: Que l’on soit triste ou heureux n’a pas d’importance dans le système-monde. Ce qui compte, c’est d’être intelligent, de gagner des prix et des médailles, d’avoir de l’argent, d’être perçu comme blanc et masculin dans le Nord. L’émotion et la sensibilité, le bonheur, sont des non-sens pour gens ridicules et insensés. Lorsque le travail est considéré du point de vue de l’éthique protestante, il doit être l’ultime valeur dans laquelle vous vous réalisez. Si ce n’est pas le cas, c’est que vous n’avez pas compris comment vivre sur terre. Vous êtes votre travail. C’est là que vous vous accomplissez et que vous remplissez votre fonction sociale. Tout le reste est accessoire, un moyen.

Le problème n’est pas que certaines personnes se satisfassent de cette situation. Je ne suis pas normative ou universaliste. Je ne cherche pas à ce que tout le monde pense comme moi. Le problème, c’est que ce monde ne laisse pas d’alternative, il est civilisateur, il est colonial. Le problème n’est pas que vous vouliez cela pour vous-même : allez-y, bravo ! Ce n’est pas à moi de vous dire ce que vous devez ressentir ou faire, ce que vous devez valoriser ou préférer. Le problème est que ce système-monde soit la condition de possibilité de la réalité pour moi. Que je dois me défendre et me justifier de ne pas vouloir le même projet historique que vous. Ce qui nous préoccupe, ce n’est pas ce qu’ils croient dans le Nord global. Le problème, c’est qu’ils ne le veulent pas seulement pour eux, qu’ils veulent l’imposer sur nos territoires et sur nos corps. Voilà le problème.

Les esthétiques du care naissent dans ces expériences de joie entretenues par diverses nations préexistantes et entretenues par des cultures dans lesquelles il est censé ne rien y avoir. Elles n’intéressent en rien le système-monde moderne. Ils s’imaginent que les pauvres du Sud sont (aussi ou) plus malheureux. Que se passe-t-il quand il y a de la vie là où ils ont imposé des projets de mort ? Que se passe-t-il quand il y a de la joie et de la célébration là où il ne devrait pas y en avoir ?

RL: Comment le théâtre contribue-t-il à la pratique de la décolonisation ?

MGS: La modernité s’érige contre le corps. Dans la théorie décoloniale, il existe donc des théorisations sur la façon dont nous devrions revenir à la sagesse des corps et aux sagesses ancestrales. Mais cela peut rester en mots, en théorie. Ceux qui pratiquent, par exemple, sont du côté des artistes. C’est-à-dire qu’ils ne le font pas eux-mêmes. Ils le délèguent à quelqu’un d’autre. L’art que je propose est une pratique décolonisante qui implique de nous mettre toutes et tous dans le même registre : dans la même sensibilité, insensibilité, perception ou interception, dans les mêmes possibilités de travailler ou d’élargir nos propres possibilités expressives. Ce que je fais dans mes ateliers constitue une pratique de décolonisation au sens existentiel du terme. Le plus important n’est pas la théorisation, le plus important est la sensibilisation. Mais il ne s’agit pas d’essayer de sentir n’importe quoi. Je travaille avec les sensibilités qui permettent le care. C’est-à-dire apprendre et décider de prêter attention, apprendre et décider de percevoir, apprendre et décider d’accepter les complexités de l’interprétation dans des contextes d’opacité. Apprendre et pratiquer l’attention collective, qui est très compliquée, car nous sommes tellement habitués à rester en nous-mêmes. En ce sens, les ateliers tournent autour de jeux et de pratiques qui permettent la sensibilité et la prise de conscience (individuelle et collective, il n’y a pas de distinction lors des ateliers). Ensuite, dans un second temps, nous y pensons et nous y réfléchissons, dans les ateliers, et moi dans les livres et les conférences, etc. En ce sens, le plus important n’est pas de définir ce qui est décolonial, mais de nous décoloniser véritablement. Et de décoloniser nos gestes et nos interprétations, notre façon de sentir et notre façon de prêter attention et, bien sûr, notre façon de prendre soin et dont on prend soin de nous.

7. RL : Le dernier rapport du GIEC signale que 80% de la biodiversité restante sur la planète se trouve dans les territoires des peuples Autochtones qui représentent moins de 5% de la population mondiale. C’est cette résistance qui nous permet donc de réunir les conditions nécessaires pour continuer à vivre sur la planète.

MGS : Bien sûr, parce qu’il y a d’autres valeurs. Le problème de la modernité est très grave.  La modernité considère que tout ce qui n’est pas elle est inférieur. La nature a toujours été considérée en termes de ressources. Je suis effrayée par le langage néolibéral qui consiste à appeler la nature « ressources naturelles » et les gens « ressources humaines ». Je trouve cela scandaleux. Mais c’est cela la modernité. Il faut être non-moderne pour vouloir des valeurs non-modernes pour qu’il puisse y avoir d’autres possibilités.

8. RL : Alors, contrastant avec cette dés-attention ou indifférence, que représente le « care décolonial » en Amérique latine ?

MGS : Tout d’abord, je voudrais faire un avertissement : nous ne sommes pas tous d’accord. Je partage mon interprétation de la théorie décoloniale et de l’option décoloniale. Il y a des ‘décoloniaux’ qui préfèrent parler de décolonialité juste pour garder la porte du temple moderne. Il y a des modernes du Tiers Monde. Or, il n’est pas nécessaire de maintenir une rhétorique de l’homogénéité. Il n’y a pas d’homogénéité ni en Amérique latine ni dans l’Académie latino-américaine. C’est-à-dire que je ne représente que moi-même, pour le dire très clairement.

Pour moi, l’option décoloniale, c’est deux choses. Primo, c’est l’option existentielle de se décoloniser en prenant compte des blessures coloniales, les choses que l’on croit à propos de soi-même et sa place dans le monde. C’est une question existentielle. Deuzio, elle est une forme de relation avec les autres. Dans mon travail académique, il s’agit de décoloniser la production intellectuelle. Dans l’esthétique, de décoloniser les sensibilités esthétiques dans les ateliers de théâtre. Dans le domaine de l’éthique, il s’agit de développer un savoir engagé avec la réalité, et pas seulement de penser pour penser.

La tradition critique latino-américaine implique de mélanger le sentiment et s’inspire de la sagesse des peuples Autochtones. Nous pouvons la retrouver dans la manière dont nous nous parlons, sans chercher à convaincre ou à susciter l’adhésion, en abandonnant toute prétention à l’universalité.  Mais c’est l’un des tournants où les décoloniaux ne sommes pas tous d’accord. J’abandonne les prétentions à l’universalité et la rhétorique moderne de la raison, de la vérité ou de l’exactitude.  Pour moi, l’approche même des concepts est beaucoup plus esthétique, c’est un prétexte. Il faut faire preuve d’autodérision lorsque l’on essaie de réfléchir aux choses. Ne pas les prendre tellement au sérieux, il faut accepter nos propres limites pour penser ce que nous sommes, car c’est avec notre propre cerveau que nous nous pensons nous-mêmes.

Comment appliquer cela au care ? Pour moi, cela a beaucoup à voir avec la dimension affective et avec une bienveillance qui n’est pas seulement humaine, qui n’est pas qu’anthropocentrique et qui ne se limite pas à l’Amérique latine. Il ne s’agit pas d’une question verticale de politique publique, de droit ou de rhétorique moderne. C’est une question pratique, le fait d’aimer ses enfants, ses parents, sa terre. Qui sait pourquoi. On reconnaît ses attachements et ils n’ont pas besoin d’être raisonnables ou justifiables. On construit sa vie avec des attachements, puis progressivement on peut les laisser partir. Cette « relationnalité » différente est liée au care tel qui a été conceptualisé en Amérique Latine, lié à la vulnérabilité historique réelle et existentielle. Il existe donc une anthropologie relationnelle. Il y a le concept de désattention, dont nous avons déjà parlé. La contextualisation des décisions, dans l’éthique du care du Nord global. En d’autres termes, nous décidons que quelque chose est juste ou adéquate en fonction de ses conséquences et pas nécessairement en fonction de ses motivations rationnelles, parce que nous allons abandonner la modernité. Les conséquences ne sont pas seulement intellectuelles. Nous n’allons pas abandonner complètement la raison, mais nous allons l’amenuiser. Nous allons la rapetisser avec l’affectivité ; nous allons lui donner une autre place. Ce n’est pas qu’elle ne compte pas, c’est qu’elle n’est pas tout, elle n’est pas unique et il n’y en a pas qu’une. C’est l’élément qui me semble le plus important pour repenser le care décolonial.

9. RL : Un autre point important que vous mentionnez et qui me semble lié à quitter la modernité est la vulnérabilité : reconnaître notre mortalité et la manière dont cette vulnérabilité lie notre existence à celle des autres.

MGS : Lorsque nous pensons à la vulnérabilité, nous voulons ignorer le fait que nous sommes mortels ou nous le disons avec un cynisme qui donne l’impression que nous savons déjà tout et que nous ne nous en soucions pas. Comme si nous n’avions pas peur de mourir la nuit lorsque nous y pensons. Comme si nous étions dépourvus de sensibilité.

En philosophie, la mortalité n’a été conceptualisée que comme un risque, un danger. Ce que j’aime vraiment dans la réflexion sur la vulnérabilité, c’est que cette « affectabilité » qui est la nôtre est aussi notre possibilité de création. C’est être optimiste : c’est voir le verre à moitié plein. Donc, oui, nous ne savons pas comment êtres humains, mais nous pouvons créer. Cela veut dire aussi que nous pouvons nous tromper et que l’on peut nous blesser parce que nous sommes toujours en danger de mort ou parce que les personnes censées nous aider nous orientent dans le sens de la modernité. Ce sont des risques, mais ce sont aussi des possibilités. Cela nous donne cette possibilité de l’éthique : que tout n’est pas écrit, que nous pouvons choisir, que nous pouvons créer peut-être un peu de confort. Je pense que c’est ce que nous avons.

10. RL : Dans le cours sur l’école urbaine de Lyon, vous expliquez pourquoi vous vous situez à partir de l’esthétique et non de l’éthique et laissez le lien entre le soin et la politique en suspens dans le cours. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous vous situez à partir de l’esthétique et non de l’éthique ? Et également, pourriez-vous expliquer pourquoi vous laissez le lien entre le soin et la politique en suspens ?

MGS : Il s’agit de deux liens.

Le lien entre l’éthique, l’esthétique, le care et la morale n’a pas été si évident pour moi. Ce qui m’intéressait dans l’éthique, c’était plutôt la morale, c’est-à-dire comment elle se pratique. Non pas ce que l’on peut dire, mais ce que l’on peut en faire. Or la morale est un terme qui a mauvaise réputation en espagnol ; en français cela dépend de l’école de pensée de la faculté de philosophie. Donc c’était déjà un combat de ne pas appeler « morale »  ce qui m’intéresse, alors qu’il faudrait dire éthique. C’est réduire la valeur du discours argumentatif. Et puis ce n’est pas que je ne m’y intéresse pas, c’est que je m’intéresse aussi au côté sensible : la morale et l’éthique ont une racine affective.

C’est-à-dire que je me suis souvent rendue compte que ce que nous jugeons plus tard comme bon ou mauvais, ou comme préférable ou non, commence par un sentiment (et c’est ce que nous faisons dans les ateliers et c’est ce dont nous allons parler). L’éthique et la morale commencent par un sentiment, disons, lorsque quelque chose ne va pas. Ce n’est pas que l’on sache clairement qu’on  n’aime pas cela parce que ce n’est pas bien ; parfois c’est juste un malaise inexpliqué et il se peut que l’on l’ignore toute notre vie si l’on ne prend  pas le temps de l’expliquer. Nous pouvons ignorer notre malaise moral. Et c’est la seule racine d’une morale non hégémonique ou non hétéronome et authentique qui a aussi un aspect collectif dans les ateliers de théâtre.

Le lien entre le care et la politique est très simple : c’est une dette et je la dois encore. C’est une dette historique ! Ces réflexions commencent avec ma thèse de doctorat, avec ces mots sur l’éthique et l’esthétique. Lorsqu’il s’agissait d’écrire éthique et esthétique, je me suis rendue compte que la littérature disponible sur la politique, et même sur la politique du care, n’était pas quelque chose que je pouvais accepter parce que la politique du care passe généralement par la rhétorique des droits. Dans les pays qui ont été colonisés par le passé, le droit a été, et reste, un outil de colonisation, écrit dans la langue du colonisateur et traité par lui. Les droits humains sont pour ainsi dire, rhétoriques. Ce n’est pas qu’ils soient bons ou mauvais, c’est que dans notre monde, ils ne sont pas respectés. Pour nos sociétés, la question est ailleurs. D’autre part, les autres politiques du care restent démocratisantes, voilà un autre projet moderne. Pour nous, la démocratie va de pair avec le projet de civilisation et nous ne sommes donc pas démocratiques lorsque nous avons des dictateurs -et les dictateurs sont ceux que le Nord global n’aime pas, mais lorsqu’ils sont alignés sur le néolibéralisme, ils ne sont pas des dictateurs mais le projet démocratique pour le Tiers-Monde. Je ne pouvais donc pas croire que la question politique au Mexique, avec le néo-interventionnisme, la narco-violence, les interventions étrangères et la peur généralisée dans laquelle nous vivons, pouvait être résolue par des élections ou des partis politiques. Peut-être ailleurs. Et je ne parle pas de la façon dont les gens pensent ailleurs. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas le cas ici, alors comment faire ? Je ne sais pas. La réponse est donc plus ou moins simple parce que je ne sais pas.

11. RL : En Europe, il y a eu la visite des membres du mouvement Zapatiste au qui faisaient leur « Tour pour la vie » et qui ont amené leur proposition politique, ou je ne sais pas si c’est politique, mais cette invitation à s’organiser, à créer ses propres façons d’être et à créer un monde où il y a de la place pour plusieurs mondes.

MGS : Il y a toute une histoire non racontée ou mal racontée, et c’est la merveilleuse histoire de la révolution mexicaine qui nous amène à la raison pour laquelle les Zapatistes sont appelés Zapatistes. Le nom « Zapatistas » a une racine historique dans une pensée mexicaine pas hégémonique, parce que la pensée hégémonique est pleine d’interventions étrangères, de néocolonialisme et de colonialisme interne.  Au moment où les révolutionnaires gagnent au Mexique, Zapata et Villa, décident de ne pas s’asseoir dans le fauteuil présidentiel à Mexico. Qu’est-ce que cela signifie de ne pas prendre le pouvoir, en tant que projet historique ? Dans quel autre pays existe-t-il cette métaphore selon laquelle ceux qui gagnent choisissent de ne pas prendre le pouvoir ? C’est celle-là l’inspiration des Zapatistes, d’où leur nom. Et si nous commencions à raconter les morceaux d’histoire qui nous inspirent ? Ce sont des alternatives au projet historique de la modernité : ne pas prendre le pouvoir, ne pas essayer de vous convaincre, ne pas essayer de vous recruter, mais de vous respecter.

12. RL : Nous avons eu l’impression que les zapatistes étaient disposés à écouter avec une certaine sensibilité ou attention. Vous parlez de l’écoute avec une certaine sensibilité. De quoi s’agit-il ?

MGS : Cette capacité à écouter a également été théorisée par l’éthique du care, en particulier dans une proposition que je considéré comme une écoute décoloniale chez Pascale Molinier. Je ne sais pas si c’est ce qu’elle ressent. C’est une écoute qui n’écoute pas pour vous deviner, pour vous imposer sa clarté, pour dire ‘je suis la mesure de l’interprétation’. Elle sait qu’il est impossible de savoir ce que veut dire pour l’autre ce qu’il est en train d’exprimer … Mais ce n’est pas pour autant que nous ne pouvons pas nous construire les uns les autres, que nous ne pouvons pas apprendre et que nous ne pouvons élaborer des projets communs.

La question est donc de savoir comment pouvons-nous créer des relations humaines qui ne soient pas coloniales, qui n’imposent pas la transparence de l’interprétation. La réponse est liée à la volonté d’écouter, car la vérité est que, la plupart du temps, nous n’écoutons même pas et nous ne prêtons attention qu’à nous-mêmes. Ensuite, lorsque nous prêtons attention, nous devons savoir que percevoir c’est interpréter, que nous ne prêtons pas attention à tout et à tous. Alors, à quoi devrions-nous prêter attention dans le message que nous écoutons, qu’est-ce qui attire notre attention et pourquoi ? Nous devons savoir que cela en dit plus sur nous que sur l’autre. Et puis, comment l’interpréter, qu’est-ce que cela veut dire ? Pour qui ? Cela implique de réduire nos prétentions dans nos relations avec les autres. Et cela ne signifie pas que l’on nie le collectif, mais qu’on le fait d’une manière différente.

13. RL : Comment cette esthétique du care est-elle appliquée au théâtre ?

MGS : Tout d’abord, nous reconnaissons qu’il existe une distribution de la sensibilité instituée par le système-monde moderne. Mais nous ne faisons pas cours ni n’utilisons pas une enquête pour que vous nous disiez comment le système-monde moderne a déformé votre propre sensibilité. C’est beaucoup plus ludique : nous allons jouer, nous amuser. Lorsque j’anime un atelier, la moindre des choses est de passer un bon moment. Que l’on apprenne ou pas, que ce soit bien, que ce soit juste, c’est autre chose. Les gens pensent que, lorsque je dis cela, je dis une broutille, mais non, c’est la chose la plus importante : générer cet espace dans lequel on peut être en paix et passer un bon moment.

Ensuite, on commence à jouer autrement, à s’exprimer, à se rendre fragile et vulnérable. Nous n’avons pas l’habitude d’utiliser notre corps de manière ridicule ou non conventionnelle, nous avons des gestes très stéréotypés.  Puis dans nos ateliers, nous commençons à travailler sur ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas., c’est-à-dire que nous effectuons des exercices d’attention. Il n’y a pas de réprimandes, c’est vraiment un jeu, on peut commettre des erreurs, ce n’est pas grave et l’on peut apprendre. L’important n’est pas de faire un diagnostic sur le fait que vous ne remarquez pas, l’important est que vous appreniez à remarquer que cette sensibilité peut être modifiée. La sensibilité ne nous est pas donnée d’un seul coup. Il faut que vous remarquiez quand et quoi vous ne remarquez pas , et que l’on apprenne cela dans le cadre d’un jeu amusant où personne ne gronde personne et où personne n’est le patron. Lors du dernier atelier que j’ai animé à l’Académie, dans le cadre d’un doctorat, les étudiants se grondaient les uns les autres. Je ne les ai pas réprimandés ! Mais ils disaient « Vous avez eu tort, non, ce n’était pas ça », comme dans le discours moderne. Une fois, je leur ai dit carrément : « Hé, c’est moi la patronne ici. Et si la patronne ne gronde pas, tu ne grondes pas non plus ». C’est le réflexe de bien faire, surtout dans certains contextes. En ce sens, j’ai dû intervenir pour montrer que l’on peut se tromper et ne pas faire les choses correctement. Et ce n’est pas grave. Nous allons apprendre. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de savoir comment on y arrive, mais ce qui se passe dans l’atelier, comment on peut aller de l’avant. Pour que vous puissiez avancer, je dois vous donner un espace de confiance où vous pouvez commettre des erreurs, où vous pouvez ne pas être parfait, où vous pouvez ne pas savoir, où vous pouvez poser des questions qui peuvent être ou ne pas être évidentes pour quelqu’un, peu importe si elles sont honnêtes, si vous ne saviez pas. Il n’y a pas de culpabilité ici, c’est donc aussi un concept très moderne avec des racines religieuses.

Donc nous jouons et effectuons des exercices pour écouter d’une manière différente, pour interpréter d’une manière différente. Tout cela, je vous l’ai dit, pour que nous nous préoccupions des autres d’une manière différente, pour que nous entrions en relation avec les autres d’une manière différente. Nous mettons en scène nos problèmes, ce qui nous importe, ce qui nous fait mal, les urgences, les autres récits que nous pouvons créer, les autres valeurs et la manière dont nous imaginons un monde sans ces problèmes.

C’est un espace pour remettre en question ce que nous avons dit au début, à savoir : le fait que la modernité-colonialité semble être LA réalité et qu’elle semble emprisonner l’imaginaire. Et s’il en était autrement, à quoi voudrions-nous qu’elle ressemble ? À quoi pourrait-elle ressembler ? Nous jouons donc un peu avec cela, nous jouons avec l’éthique, nous jouons avec l’esthétique, nous jouons avec les problèmes, parfois avec des questions, parfois sans questions. J’ai quelque fois travaillé avec la notion d’Anthropocène et les crises d’habitabilité, mais pas seulement.

14. RL : Nous avons besoin d’espaces sûrs où nous pouvons essayer d’autres choses en dehors de ce que ce système-monde dicte. Un commentaire qui est revenu dans l’équipe éditoriale est le cas d’un pays qui impose la décolonialité comme condition pour le financement de projets de développement et de coopération. Cette condition me semblait contradictoire avec ce que j’entends par décolonialité.

MGS : Aujourd’hui, à 6 heures du matin, j’ai eu une réunion de travail avec des chimistes européens sur l’Anthropocène. Voici leur dilemme : « Nous faisons de la chimie pour résoudre les problèmes que nous avons créés avec la modernité (c’est-à-dire la chimie verte pour capturer le carbone et l’utilisation d’alternatives à l’énergie fossile). Est-ce que nous continuons à résoudre ces problèmes comme ça ? Ou nous créons d’autres alternatives pour vivre énergétiquement d’une autre manière ? Nous ne pouvons pas faire les deux en même temps, car il s’agit de deux projets différents. »

Certains disaient : « Il n’est pas question que nous arrêtions d’être des chimistes et d’abandonner la science. Nous disons simplement que nous allons le faire dans un cadre différent. » D’autres disaient : « Il faut cesser de penser à partir de notre discipline.  Nous devons faire les choses autrement. En d’autres termes, il faut changer le monde. »

La question est : que devient un système-monde qui a l’habitude de  toujours s’en sortir? L’une des plus grandes réussites du capitalisme et du monde moderne, c’est qu’ils gagnent toujours. En fin de compte, la maison gagne toujours.

Quelle est donc la réponse ? Et bien, cela dépend. Je ne suis pas normative donc je ne vais pas dire aux gens ce qu’ils doivent faire. Mais dans ces deux positions je vois une vision qui veut faire de la décolonialité un concept plus ou moins moderne. La semaine dernière, lors d’une conférence latino-américaine, j’écoutais une professeure universitaire dire que les décoloniaux ne savent même pas comment s’appeler : certains disent ‘décolonial’, d’autres ‘regard décolonial’, ‘option décoloniale’, ‘théorie décoloniale’… Ils nous coupent avec des ciseaux modernes même dans une discussion sur la décolonialité, en Amérique latine ! Cela n’arrive pas que dans le Nord global, cela se passe partout et c’est à cause de cette logique moderne.

Ainsi, à cette logique, nous allons ajouter la décolonialité comme une nouvelle variable à intégrer dans le système. Et nous allons l’intégrer le mieux possible. Si vous me demandez de choisir entre une offre d’emploi fasciste et une offre d’emploi décoloniale, laquelle préférerais-je ? Eh bien, parmi les alternatives que vous me présentez, je choisirai celle qui est décoloniale, n’est-ce pas ? Cependant c’est bien là le problème: continuer à croire que le monde moderne est LA condition de possibilité, que c’est là (dans la modernité) que nous devons penser et que c’est là que se trouve la pratique et  le monde.

Je suis assez folle : la maison du maître ne m’intéresse pas. Il y a une phrase célèbre d’Audre Lorde qui dit que les outils du maître ne détruiront pas sa maison. J’ai donc décidé que ma bataille n’est pas de me battre contre la modernité, ce n’est pas ce que je veux faire. Je veux être heureuse. J’ai choisi un autre projet artistique et conceptuel. Ce que je veux, c’est de pouvoir faire mon propre truc, c’est créer cet autre projet de décolonialité dont je ne sais pas s’il porte bien son nom, vous pouvez sûrement trouver des incohérences, et je ne sais pas s’il est exact.

Ce que je veux, c’est qu’il y ait d’autres mondes possibles, qu’il y ait d’autres espaces pour des diversités. Ce que je veux, c’est que l’on puisse avoir des relations humaines heureuses, agréables, non violentes, que l’on puisse s’amuser. Ce que je veux, c’est essayer, même si c’est dans de petits ateliers, même s’ils ne durent que deux ou trois heures, même s’ils ne sont que de petits fragments, je veux qu’un autre monde soit possible et je veux que, lorsque j’ai du pouvoir, je décide de ne pas l’utiliser. Que je puisse laisser la chaise vide. Je veux que ce soit un espace où il est possible d’être autrement, de vivre autrement, un espace où la modernité coloniale ne soit pas la condition de possibilité de la réalité. C’est la seule décolonialité qui m’intéresse. Je ne m’intéresse pas à la décolonialité qui veut se battre avec le maître, avec ses propres outils.

Peut-être que quelqu’un va me dire, et peut-être qu’il a raison, que la décolonialité est née d’une attaque contre la modernité, parce qu’il y a une modernité civilisatrice. C’est peut-être l’histoire, c’est peut-être vrai. Si c’est cela la décolonialité, alors je ne suis pas décoloniale, je suis autre chose. Si cela est la définition et si c’est ce qu’il faut comprendre, parce que nous sommes modernes et que c’est la seule définition, alors je n’ai pas ma place là-dedans. Je ne corresponds pas à ces étiquettes modernes, mais je ne veux pas y correspondre non plus. Je ne veux pas être catégorisée. Je veux juste pouvoir vivre différemment.

15. RL : La bataille dont vous parlez est de savoir qui détient la vérité absolue. Enfin, vous mentionnez constamment que ce projet décolonial, quel que soit le nom qu’on lui donne, n’est qu’une option parmi d’autres. Ce n’est pas la seule option.

MGS : C’est l’une des choses les plus importantes et je me répète 20 fois. La décolonialité n’est qu’une option parmi d’autres… tout comme le système-monde moderne et ses quatre axes, le patriarcat, le capitalisme, la colonialité et la modernité, n’est également qu’une option.

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Notes:

* « sentipensante » : notion qui décrit l’intégration des émotions et du raisonnement intellectuel comme une manière holistique de ressentir et de penser en même temps.

[1] Wallerstein et Anibal Quijano.

[2] Carol Gilligan souligne bien combien la dimension émotionnelle et affective est centrale dans ce que nous définissons comme l’éthique du care.

[3] María Grace Salamanca González, Esthétiques du care pour l’Anthropocène (mai 2023), Éditions deux-cent-cinq/École urbaine de Lyon/Cité anthropocène. Collection À partir de l’Anthropocène.

[4] Concept pris de l’espagnol qui ne faisait pas partie de l’éthique du care telle qu’elle avait été conceptualisée.